Chapitre XLVI: Le signe et l'évidence

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Où Maelivia tente de donner un sens aux choses tandis que Nicophène en dévoile un peu plus sur son identité.


Grua devait se rendre à l’évidence : elle était perdue. Le bois d’arbre liège la cernait de toute part et elle n’apercevait pas le moindre nid. Tandis qu’elle scrutait la canopée en maugréant, elle se prit le pied dans une racine et elle tomba, le nez en premier, sur un amas frais de petites crottes.

Elle reconnut immédiatement là l’œuvre d’un quoistruck. Dans sa jeunesse, elle avait étudié ce petit animal dont la forme et la couleur varient en fonction de l’endroit où il se trouve. Particulièrement habile, il se déplace sur une, deux, trois ou quatre pattes, déplie ou rétracte ses oreilles comme l’ensemble de son corps, se donnant à volonté des physionomies improbables. Capable de se fondre dans son environnement et très actif, ce petit animal inoffensif et frugivore est difficile à débusquer. Enfin peut-être moins que ne l’était maintenant Glupi !

Alors qu’elle cherchait appui elle posa la main sur une limace noire dont le contact froid et visqueux la fit crier de dégout. Elle en avait son content des bestioles en tout genre, des expériences culinaires de Maelivia, des excentricités des écervelés, des chronks … Elle avait mal dormi. Elle avait des courbatures. Elle rêvait d’un lit confortable et d’une tisane de fleur d’onagre. Elle s’assit. La tête lui tournait, sa cheville l’élançait.

Elle jura à de nombreuses reprises contre les quoistrucks de toutes les couleurs, les chronks puants et les limaces car chacun doit assumer en ce monde la part de responsabilité qui lui incombe. C’est ainsi que Maelivia la trouva sans difficulté, à quelques mètres à peine de l’entrée du bois, juste sous un des plus vastes nids qu’avait à ce jour construit Glupi.

— Formidable, lui dit-elle, je n’aurais pas trouvé mieux !

— Arrête de te moquer, graine d’écervelée ! rétorqua Grua dépitée.

— Et ça chasse le quoistruck, la sermonna avec condescendance la jeune fille en lui montrant un amas de branchages, de feuilles et de mousse qui les surplombait.

— ça ?! S’exclama hargneuse la vieille Grua qui tentait de se débarbouiller avec un morceau d’écorce.

— "ça" comme tu dis ce sera ton nouveau nid, lui répondit Maelivia sans s’énerver. Elle considéra un instant le piteux état dans lequel se trouvait son amie, puis se saisit d’une tige de klorax dont la sève avait la particularité d’être phosphorescente. Comme pour avoir confirmation de ce qu’elle savait déjà, elle se tourna vers Grua tout en marquant l’écorce de l’arbre du signe « ici ».

— Tu étais perdue, n’est-ce pas ?

— Pas du tout, répondit Grua de mauvaise foi.

— Ah bon, j’aurais cru… l’informa Maelivia, tout en marquant avec la sève de klorax les troncs des arbres adjacents de signes « aller » et « vers ».

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je tente un nouvel usage de la chose écrite. D’habitude, on trouve les terriers et les nids grâce aux traces laissées par les animaux qui les habitent. J’applique le même principe en utilisant la chose écrite. Je remplace les marques que nous pourrions laisser le long du chemin par des signes dont je choisis le sens. Ainsi, tu pourras facilement retrouver ton nouveau nid.

Faire taire l’enthousiasme de cette gamine serait utile mais épuisant, déplora en son for intérieur, la vieille femme qui n’envisageait pas un instant de regagner, le soir venu, cet endroit déplaisant, où proliférait les rongeurs et les limaces. Elle se releva, vaincue, espérant que la journée pencherait désormais en sa faveur afin de rétablir l’ordre des choses.

Insensible à la prière muette de Grua en faveur de l’harmonie du monde, Maelivia récolta une brassée de tiges de klorax et, les mains collantes de sève, continua sa tâche tout le long du chemin de retour. Arrivée à la clairière et au campement, elle avisa un tronc robuste et s’apprêta de nouveau à y tracer le signe « ici ». Mais, son mouvement s’arrêta net laissant son bras suspendu dans les airs. Elle se tourna vers Grua qui clopinait derrière elle.

— Dis-moi, Grua, si « ici » c’est là-bas, alors « ici » ne peut pas être là ?

— Mmmh, Mmh, émit Grua exprimant plus ainsi une réserve méfiante qu’un réel intérêt pour la question posée. Elle se demandait sur quel chemin glissant la petite souhaitait encore l’emmener… Avec un peu de chance la gamine se satisferait de son onomatopée lacunaire et passerait vite à autre chose.

Une pointe d’angoisse la traversa tout de même, elle n’avait aucune idée de ce pour quoi la jeune fille l’avait rejoint dans le bois de lièges. Avait-elle deviné qu’elle risquait de se perdre ? Pourquoi, sinon, l’enfant aurait-elle élaboré cette nouvelle invention qui consistait à marquer les choses en fonction du chemin ou du lieu où l’on souhaitait se rendre ? C’était d’ailleurs plus compliqué qu’il n’y paraissait, cette histoire de signes… Une chose pouvait-elle à l’image de la chose écrite signifier autre chose que ce qu’elle était en réalité ?

Un galimatias de traits pouvait bien vouloir dire quelque chose sans pour autant être cette chose. Un arbre, une roche pouvaient-ils signifier autre chose que ce qu’ils étaient réellement : une masse inerte, un organisme qui grandit, produit des feuilles des racines et des fruits.

Elle se gratta les sourcils faisant tomber une petite pluie de fines pellicules brunes. — les restes de crotte du quoistruck sur son visage s’écaillaient tirant les poils de ses sourcils et asséchant sa peau. Finalement réfléchir au sens des choses permettait d’échapper à leur réalité songea-Grua avant de se replonger dans un questionnement qu’elle avait finalement fait sien. Elle reprit à haute voix :

— Si l’arbre signifie pour moi abondance de fruits, il est déjà semblable à la chose écrite. Mais tous les arbres identiques signifient-ils la même chose ? Si, à côté de moi quelqu’un n’a pas faim, l’arbre peut tout aussi bien ne rien signifier pour lui. Mais si cette même personne a trop chaud, alors elle peut associer l’arbre à l’idée d’ombre.

Le souvenir des vers rongeurs vint soudain troubler le cours harmonieux de sa pensée. Un ver rongeur à côté d’un arbre… Ces derniers avaient mis en péril tout l’écosystème de l’île de Croix par leur infatigable appétit. Elle se refusa à résoudre le rébus que lui imposait là son imagination éprouvée. Elle doutait qu’un ver rongeur puisse avoir accès à cette notion de signe. Tout cela l’emmenait trop loin et nulle part à la fois.

— Bon alors, j’écris « ici » ou « là » ? s’impatienta Maelivia

— Je l’ignore, lui répondit froidement Grua qui s’évertuait à lisser ses sourcils préférant finalement l’épreuve de la réalité à un questionnement par trop métaphysique. Mais comme elle avait le souci de laisser toute liberté à la jeune fille elle ajouta avec une pointe de culpabilité mêlée d’ironie, c’est à toi de voir ; l’air de rien, c’est compliqué ce que tu viens d’entreprendre

Insensible au sarcasme, Maelivia lui répondit en toute innocence et avec un certain pragmatisme :

— Non, non, regarde, il suffit que tu coupes quelques tiges de cette plante avec les grosses feuilles molles. Puis tu presses sur la feuille pour faire sortir le suc par ici. Ensuite, tu appose le bout de la tige sur le tronc et tu presse légèrement. Tu vois ?

— Oui, je ne suis pas stupide lui accorda Grua, mais cette histoire d’ « ici » ou de « là » suppose que tu envisages les choses en fonction de l’endroit où tu es, ou de ce que tu veux faire, du signe que tu vas lire, ou de l’endroit d’où tu viens et de celui où tu vas.

— Tu veux dire que ça dépend ? résuma Maelivia qui trouvait que Grua avait un fâcheux penchant à toujours compliquer les choses.

— Oui, c’est ça ; en quelque sorte, c’est relatif.

— C’est relatif à moi ? supposa Maelivia

— Oui, enfin non. C’est relatif à toi en un sens, mais ça l’est aussi en fonction de moi puisque tu destinais ces signes à me guider pour retrouver le nid dans le petit bois.

— Sûr ! Je ne suis pas bête au point de m’y perdre, moi !... Enfin, je voulais juste dire que je suis plus… Bon on va dire que ça dépend juste de moi de choisir ici ou là parce que, sinon, on n’est pas près d’avoir terminé de tergiverser et je pourrais te dire des choses qui pourraient ne pas te plaire. Je vais mettre « là », c’est plus simple à tracer. Tu t’y retrouveras ? demanda Maelivia, l’air faussement inquiet en désignant du doigt le signe « là » qu’elle venait de tracer sur l’arbre.

— Oui, l’assura Grua qui n’avait aucune intention de retourner dans le bois. Mais pourquoi es-tu revenue me chercher ? As-tu réussi à sortir le chronk de mon ancien nid ?

— Oui, et c’est pour ça que j’ai besoin de toi.

Grua soupira, elle avait vu juste. Ces histoires d’ici et de là était l’arbre qui cachait la forêt… Elle tenta d’esquiver

— Je dois me débarbouiller.

— Pas de problème, je vais t’attendre près de Nicophène, tu n’auras qu’à suivre les signes que je laisserai à ton intention pour nous trouver.

Grua humecta une feuille de gonax avec l’eau d’une coco-terre avant de se la passer sur le visage. Au loin, Maelivia, face à un arbre regardait l’écorce, la main en l’air, tenant une nouvelle tige de klorax. Elle butait sur un nouveau problème.

Réutiliser les signes « vers », « ici » ou « là » brouillerait la piste précédente la rendant quasi inexploitable. Elle devait trouver autre chose. Quelque chose de plus simple qui prendrait sens uniquement en fonction de son contexte et qui n’aurait pas vraiment d’utilité en soi, donc qu’on pourrait utiliser à loisir, sans pour autant en altérer les usages précédents. Elle devait épurer la chose écrite pour la vider de son existence propre. Il lui fallait une marque qui ne soit pas un mot et qui n’ait pas de sens pour justement pouvoir en indiquer un ! Le signe devait permettre de reconnaître le chemin qu’elle viendrait d’emprunter. La terre était trop sèche pour garder l’empreinte de ses pieds. Grua n’était pas assez avertie pour faire attention à quelques branches cassées et quelques touffes d’herbe foulées ; elle devait donc lui signifier où elle avait posé les pieds et où l’avaient portée ses jambes.

Elle traça deux traits qui se rejoignaient en un sommet commun, semblables à deux jambes tendues dans l’effort de la marche ʌ , puis pour indiquer le sens, elle ajouta deux petits traits à chaque extrémité pour figurer les pieds ʌ. On avançait toujours dans le sens indiqué par la position de ses orteils. C’était là une vérité qu’il lui faudrait méditer si elle voulait en mesurer la portée. Elle se rassura, Grua parviendrait à déchiffrer cette évidence première. A grandes enjambées, s’arrêtant juste de temps en temps pour marquer la piste, elle rejoignit Nicophène. Il l’attendait.

— Tu n’as pas trouvé Grua ?

— Si, si, elle devrait arriver bientôt. Dès qu’elle se sera débarbouillée.

Nicophène n’eut pas l’air ravi, il se voyait mal attendre Grua. Connaissant son sens de l’orientation, il savait ne pouvoir se fier aux quelques instants annoncés par la fillette car celle-ci avait déjà plus que tardé à revenir… seule.

— Bon, eh bien, je vais tenter de t’expliquer ce qui va se passer avec ton oisillon de chronk.

— Y va rien se passer, tu l’as mangé ! s’exclama Maelivia en haussant les épaules et en prenant un air niais. Y va juste arriver que tu seras plus gros après qu’avant, et que t’auras mauvaise haleine… mais tu avais bien besoin de Grua pour m’expliquer ça… c’est une spécialiste. Je l’ai trouvée le nez plongé dans une crotte de quoistruck.

— Ah bon ? s’enquit Nicophène, qui ne connaissait pas cet animal et qui, à vrai dire, ne s’inquiétait pas de savoir pourquoi ni comment Grua avait pu se retrouver en si fâcheuse posture. Continuons, coupa-t-il, avant que la fillette n’ait pu reprendre sa respiration pour lui faire part de toutes ses hypothèses sur l’enchaînement d’évènements ayant précédés, comme sur la chaîne de conséquences qui l’avait conduite à badigeonner de sève de klorax une bonne trentaine d’arbres et de rochers sur le chemin du retour.

— J’ai avalé l’oisillon.

— Glouton ! Goinfre !

— Vas-tu te taire et me laisser parler !

Nicophène gagnait en caractère. C’était indéniable. Maelivia se prit à envisager qu’il l’ait mauvais et resta coite quelques secondes avant d’assommer à nouveau le bicéphale de questions.

— Tout à l’heure, tu as utilisé des mots que je ne connaissais pas et tu as parlé de « Laborantina ». C’est quoi ? Est-ce que ça a un rapport avec les laborantins, avec Grua, avec le bracelet de jade que porte aussi Khala ? Et tu as parlé de créatures… c’est quoi une créature ?

Nicophène se tordait légèrement sur lui-même, sa tête d’aigle s’inclinait vers l’arrière, sa tête de lion se redressait, si bien que l’une comme l’autre se regardaient du coin de l’œil avec défiance. « Connais-toi toi-même » voilà l’adage auquel le confrontaient les questions innocentes de cette terrible enfant juste après l’avoir incité à prendre ses distances avec son état.

— Ça va, Nicophène ?

— Oui, répondit-il. Cela fait beaucoup de questions et le chronk cru a toujours été difficile à digérer.

— A cause de l’odeur ?

— En partie… des graisses aussi. Devant la moue dubitative de Maelivia le bicéphale crut bon d’ajouter : celui-ci n’était pas bien gros, je devrais donc être en mesure de répondre à certaines de tes questions tout en assimilant l’oiseau. Laborantina, est une ville.

— Tu veux dire une île, l’interrompit Maelivia.

— Non, je veux dire une ville. Autour de Laborantina, il n’y a pas d’eau.

— Ah, je vois, c’est sur une île alors.

— Peut-être, admit Nicophène comme à regret, mais il faut imaginer une très grande île, aussi grande que les mers de sel.

— Je vois, dit Maelivia qui en réalité ne voyait pas du tout.

— Mais ce n’est pas à proprement parler dessus, rectifia-t-il, c’est plutôt dessous.

— Comme des racines ?

— Oui, mais creuses et très grosses.

— Un peu comme les mines de plastique ?

— Exactement ! Mais sans eau, ni dessous, ni à côté… Il y a très peu d’eau à Laborantina, et tout autour s’étendent les Plaines Ourlées. Tu connais les Plaines Ourlées.

— Non, affirma-t-elle.

— Si, tu les connais mais tu n’en a pas le souvenir. C’est en les survolant que tu as appris à parler mon langage.

— Ah !?

— Mon langage est celui de Laborantina.

— Et pas celui des Plaines Ourlées ?

— Non, c’est différent.

— Pourquoi ?

— Parce qu’à Laborantina, on fabrique des créatures.

— Et pas dans les Plaines Ourlées ?

— Non, pas dans les Plaines Ourlées. Dans les Plaines Ourlées, les hommes survivent quasiment sans eau, sans savoirs et sans réseau neurovial. Ils craignent les créatures, la plupart n’en ont jamais vu. Les autres les chassent, les brûlent ou les vendent.

Maelivia leva les yeux, tant de choses à comprendre, des mots qu’elle ignorait bourdonnaient à ses oreilles, auréolant la figure du bicéphale d’inquiétants mystères. Quelle terreur habitait ces hommes et où résidait l’injustice ? Dans l’ignorance où elle les devançait ou dans leurs actes qui lui répugnaient ?

Grua arriva enfin. Elle avait pris le temps de se nettoyer, de manger quelques fruits. Le début de journée avait été difficile, elle aurait aimé se reposer un peu avant de retrouver Maelivia ; cependant la perspective de retourner dans son ancien nid, pollué par les miasmes du chronk, ou dans le nouveau, perdu au cœur du bois de lièges, ne la tentait pas. Elle avait donc suivi les signes laissés par la gamine. Facilement identifiables, ils s’étaient révélés fort pratiques. Elle avait prévu de la féliciter pour cette bonne idée. Pourtant en voyant l’expression tendue de son visage, elle préféra s’abstenir et respecter son silence. Elle n’aurait su dire si Nicophène était aussi préoccupé, mais il lui parut étrangement sérieux, si tant est qu’on puisse un jour parvenir à lire les traits d’un bicéphale.

— On brûle des créatures ?

— Oui, mais ils en attrapent très peu.

— Mais ils ne t’ont pas brûlé toi, car tu les connais.

— J’ai connu ceux d’avant.

— Ceux d’avant quoi ?

— Ceux des débuts de Laborantina.

— Parce que Laborantina a un début ?

— Oui, comme toutes les civilisations.

— Et c’est où ? Sous terre, sous la grande île sans eau ?

Nicophène gratta le sol avec sa patte.

— Il faudrait plutôt dire « c’est quand ? »

— Alors : « c’est quand ? »

— Je ne sais pas.

— À quoi ça sert de changer la question si tu n’as pas la réponse ?

— À poser la bonne question !

— Comment, sans connaître la réponse, peux-tu savoir si la question est bonne ?

Nicophène racla de nouveau le sol de sa patte, sans répondre. Grua observait la scène. Le bicéphale lui paraissait aussi perdu qu’elle l’avait été dans le petit bois. Contrairement à elle, Maelivia ne le tirait aucunement de son embarras mais, par le jeu de ses questions, l’y plongeait encore plus. Elle les interrompit donc. Et, tout en leur faisant signe de lui prêter attention, elle leur demanda pourquoi ils avaient jugé utile de la faire venir. Etait-ce pour être le témoin de leurs joutes verbales ?

— À cause des nicophons ! lui répondit du tac au tac Maelivia s’extirpant avec une énergie enthousiaste de sa stupéfaction précédente.

— C’est quoi ça, un « nicophon », lui demanda Grua méfiante.

— C’est un caprice… répondit Maelivia se faisant mystérieuse.

— Comment ça ? interrogea Grua qui réalisait que cette journée si désagréablement singulière était peut-être loin d’être terminée. Elle avait fort envie de se dédouaner de tout ce qui pouvait suivre. Les caprices de Maelivia n’étaient-ils pas du ressort de Khala ? Après tout, sur l’île elle était la seule nourrice… Elle fit part de son questionnement à Maelivia qui resta dubitative un instant puis regarda en souriant Nicophène qui grattait toujours le sol avant de répondre.

— C’est que c’est aussi un caprice de Nicophène, pas seulement un des miens…

Grua examina alternativement le bicéphale, le tas de terre à côté de ses pattes qui commençait à prendre des proportions inquiétantes et la gamine dont la face se fendit d’un très large sourire avant d’annoncer :

— Nicophène va avoir des nicophons ! Comme des bébés en quelque sorte. Et il veut que tu m’expliques la « transduction machin chose », lui asséna d’un coup Maelivia.


Grua tomba à la renverse. Elle pensait avoir atteint l’acmé de sa journée tout à l’heure, en s’effondrant la tête la première dans la crotte de quoistruck. Elle réalisait maintenant qu’il n’en était rien et qu’elle allait devoir se dépatouiller pour expliquer à une petite fille et à une improbable créature combinant une tête d’aigle et de lion, l’une des théories les plus complexes du spectre des connaissances maîtrisées par les îliens, dont elle n’était pas même certaine qu’elle soit valide.

Elle se racla la gorge et, incapable de résister à l’attrait de la transmission des savoirs, commença en ces termes :

— D’abord, ce n’est qu’une théorie sur la symbiose génétique. Elle n’est pas encore vérifiée car elle n’a pas été expérimentée.

Par pudeur Nicophène ne l’interrompit pas tandis que Maelivia étouffait un gloussement. Pour un caprice c’est un caprice, pensait-elle en mesurant son ami d’un regard admiratif. Elle était curieuse de voir quel tour prendraient les choses et, attentive, laissa Grua dérouler le tapis d’explications complexes sur lequel reposeraient bientôt plusieurs petites créatures, mélanges aléatoires de bicéphale et de chronk, preuves vivantes de la validité de la théorie symbiotique dont elle écoutait sagement l’énoncé laborieux.

Grua maugréait. Elle envisageait bien de former Maelivia aux sciences du vivant, mais n’avait pas prévu d’aborder ce sujet en détail. Etait-ce vraiment nécessaire ? Nicophène hocha sa tête d’aigle. Elle commença donc par décrire les limaces de mer si fréquentes sur les plages des mers de sel.

— On les appelle feuilles qui rampent. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’elles sont aussi vertes que les rares algues qu’on peut trouver dans ces eaux saumâtres. On pense qu’en mangeant ces algues elles en ont incorporé des parties : les chloroplastes. Elles ne les consomment pas, elles les digèrent seulement pour mieux les assimiler à leur propre nature. Cette opération effectuée un nombre suffisant de fois, elles peuvent vivre à la fois comme une limace et à la fois comme une algue ou une plante, en captant l’énergie du soleil.

— C’est comme ma pâte à mâcher de ce matin ! J’ai combiné de l’oeuf de chronk et de la sève d’hévéa et j’ai bien mélangé !

Grua réprima un haut-le-coeur avant de répondre.

— En simplifiant, oui, c’est presque pareil, à l’exception que pour la limace et l’algue, ce sont deux organismes vivants qu’on mélange quand l’un ingurgite l’autre.

Maelivia apostropha Nicophène :

— Ah, ben ça ne va pas marcher alors, car l’oisillon était mort…

Le bicéphale secoua la tête en signe de dénégation.

— Ce n’est pas un problème, dit-il, toutes les cellules ne l’étaient pas. Le mélange pourra avoir lieu. Je suis ce que l’on appelle un organisme procaryote. Mes cellules comptent plusieurs noyaux distincts d’ADN.

— C’est quoi l’ADN ? l’interrompit Maelivia.

— C’est un peu comme la chose écrite, mais pour le vivant.

— Tu veux dire qu’on a plusieurs signes en nous ?

— Pas toi. Moi, j’en ai plusieurs.

— Le tien a beaucoup de traits, il est certainement très compliqué mais, au final, il n’a qu’un seul objectif, te définir, toi, Maelivia. Il est répliqué, partout en toi, quasiment à l’identique, intervint Grua.

— Moi, je réunis plusieurs morceaux de signes dans chaque petite parcelle dont je suis formé. Chacune de mes cellules est un assemblage différent de ces signes qui, tous, appartiennent à des entités distinctes. Un peu comme si on avait recomposé la forme d’une coquille d’œuf avec tout ce que l’on peut trouver pêle-mêle : coquille de coco-terre, feuille plume…

— Pas très solide, conclut Maelivia

— Pas forcément, la contredit Nicophène en tapant vigoureusement sa queue de kangourou sur le sol. Pense aux nids de Glupi qu’elle compose avec tout ce qui lui tombe sous la main et tout ce que peuvent lui apporter les autres écervelés, on n’en jurerait pas mais ils s’avèrent bien plus résistants que ce qu’on aurait pu imaginer. De plus, je ne me reproduis pas comme vous les humains.

Maelivia se tourna instantanément vers Grua.

— On se reproduit comment, nous les humains ? demanda-t-elle.

Grua écarquillait les yeux et observait Nicophène avec un respect mâtiné de curiosité et de peur, comme si elle prenait conscience pour la première fois de la monstruosité de la créature, à la fois aigle, et lion, et kangourou, et je ne sais quoi encore… Munie de deux têtes, deux ailes, une queue, une poche ventrale, un bec, des pinces, et une crinière. Créature qui lui donnait une leçon magistrale dans le domaine où elle exerçait et excellait depuis des années, celui des manipulations du vivant, des bouturages et des croisements divers.

Elle ne répondit pas. Têtue, Maelivia réitéra sa question.

— Un problème à la fois, jeune fille. Continuez Nicophène. Elle avait adopté le vouvoiement en signe de respect.

Boudeuse, Maelivia ne prêta qu’une attention distraite à la suite des explications.

— Par scissiparité. Je me reproduis par scissiparité, précisa Nicophène. Les branches d’ADN du chronk et les miennes vont s’apparier en fonction du hasard et ce, au sein de plusieurs cellules déjà présentes au fond de ma poche.

— Comment ça, les branches d’ADN du chronk ? l’interrompit Grua qui avait peur de comprendre. Quel chronk ?

— Le tien, précisa Maelivia qui n’aimait pas laisser une question en suspens.

— Quelles cellules ? s’exclama Grua craignant d’avoir compris.

— Celle des nicophons, compléta-t-elle en haussant dédaigneusement les épaules. Grua était décidément longue à la détente pour un esprit scientifique.

— Quoi ! Comment ? répéta-t-elle plusieurs fois.

— Exactement comme on t’a dit tout à l’heure, lui asséna Maelivia. Nicophène va avoir des bébés, plein de petits nicophons.


Eberluée, c’était ça. Elle était littéralement éberluée. Grua ne pouvait plus réagir. Elle se demanda ce qu’avait pu ressentir Khalaba à s’occuper seule, et certainement contre tous, de cette gamine. Elle entendait aussi en elle une petite voix qui lui répétait que ce n’était pas seulement la journée qui serait longue et pénible, mais aussi les jours, les semaines et les mois à venir. Elle aurait vraiment besoin de la présence de Gruo pour surmonter et analyser tout ça. Il avait une aptitude à appréhender le désordre qui lui faisait défaut et qu’elle redoutait d’avoir à acquérir à ses risques et périls sur cette île.

Maelivia, jugeant que Grua ne lui était plus d’aucun intérêt pour approfondir sa réflexion, se tourna vers Nicophène.

— Alors, comme ça, tu viens de Laborantina, mais tu ne sais pas vraiment où c’est, ni quand ça commence. Tu es une créature mais les peuples des plaines ourlées t’ont épargné… Nicophène, j’ai l’impression qu’il te reste beaucoup de choses à me dire, conclut-elle avec autorité.

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