La vie de château
Mon arrivée au château a été l’occasion de bien des découvertes. Un matin, alors que de fins nuages en écharpes s’accrochaient encore à la pointe de la tour, mon père me fit visiter son royaume. Il avait condensé une myriade de gouttelettes afin de me tendre sa main, puis il me désignait ses objets les plus chers : son télescope et son sextant pour s’émerveiller de la beauté des étoiles et contempler les courbes de ma mère, son compas et son équerre pour échafauder des utopies, ses cartes, ses estampes si rares… Une douce et chaude atmosphère de soleil levant dorait chaque objet, tandis que flottait une légère poussière, compagne des études les plus passionnées. L’auréole de ce jour s’est imprimée en moi et m’accompagne encore…
Mimie s’est remise progressivement du choc… Enfin, j’aime à le croire, mais parfois le doute m’assaille (qu’elle brode des têtes de mort y est pour quelque chose). Heureusement, elle est devenue très proche d'Igor, qui essaie de lui faire relativiser sa phobie du désordre. Il a des méthodes de choc : la première fois, ils sont descendus dans les oubliettes, là où Igor entasse ses collections hétéroclites depuis plusieurs générations. Et je ne rentre même pas dans les détails, telle que l’origine organique de la plupart des pièces détachées. Mimie a failli en perdre la raison. Fort heureusement, cette épreuve l’a quelque peu préparée à affronter la deuxième séance, au cours de laquelle elle a dû déverser de la poussière et des crottes de souris en scandant « la poussière est dehors, pas dans ma tête ». Mimie est restée ivre morte une semaine…
Cela faisait au moins sourire Agueï, le vampire de service. Oui, je sais, je suis injuste, mais, même enfant, son sourire en coin m’horripilait. Il avait tout du vampire d'opérette : Slave, regard ténébreux, charme fou, costume sombre, dents blanches, etc. Traditionnel, mais moderne, il avait sacrifié sa toison tentatrice au XIXe siècle. Pour mieux mettre en valeur ses yeux noirs ourlés de longs cils. Et ce sourire en coin ! Je crois que j’aurais pu le défigurer à coup de tisonnier pour le lui effacer. Sans compter qu’il l’accompagnait d’une « demoiselle Fée » d’un ton horripilant où transparaissait la moquerie. Tout en finesse, évidemment, vampiritude oblige.
Agueï surgissait de nulle part, toujours dans des moments où j’aurais aimé être seule : jupes retroussées en train de jouer à la marelle, poursuivant Mimie lors d’une bataille d’eau, ou encore le nez plein de chocolat… Et toujours son maudit sourire en coin, toujours m’observant comme un prédateur estimant sa proie, toujours en train de me guetter et d’attendre.
Heureusement, il ne risquait pas de surgir en plein jour dans le verger, où j’appréciais de m'étendre pour suivre la course des nuages. L’avantage d’être une fée, c’est que je pouvais goûter à toutes les joies de la vie charnelle et le verger en regorgeait : framboises serties aux creux de leur feuillage, cerises noires de sucre, prunes caramélisées par le soleil… Mes gourmandises suivaient le cours des saisons, et il était fort agréable de ramasser les noisettes à l’arrivée de l’automne, puis les châtaignes, et de les faire cuire dans l’âtre du salon. Mon père m’avait également offert une baguette à bulles qui faisait ma joie en toute saison. Mais Mimie m’avait formellement interdit de jouer avec dans le château, car cela risquait de tacher les meubles, qui entre deux piles de bric-à-brac et après 500 ans de bons et loyaux services, risquaient en effet de perdre de leur splendeur.
Un jour, j’eus grand-faim et j’aurais pu manger une vache si j’avais été barbare. Mais cet appétit n’était qu’un signe annonciateur de l’emprise que la lune allait désormais prendre sur mon corps chaque mois. Aux premiers saignements, j’ai été saisie d’un grand plaisir, comme si mon ventre se purifiait, traversé par un courant de vie.
Cette houle lunaire devait irradier, car Agueï laissa subitement tomber son masque narquois. Il se faisait aile de chauve-souris lorsqu’il passait près de moi, caressant mon visage et mes jambes. Alors que j’admirai le verger depuis une fenêtre, il se coula derrière moi et commença à embrasser ma nuque, de plus en plus fort, jusqu’à me mordre et me faire gémir, tout en éveillant sous ses doigts des sensations que je ne pensais pas possibles. Peau frémissante. Il susurra « À ce soir demoiselle… ». Après avoir repris mes esprits, je le trouvai bien goujat de se jouer de moi de cette manière. Mais pour une fois, j’étais impatiente de revoir son sourire.
Évidemment, sa proposition n’avait rien à voir avec le fait que je passais ce soir-là trois heures dans la salle d’eau à me pomponner. Un bain de vapeur suivie d’un gommage aux amandes, voilà qui devait me rendre propre et rose comme ces petites fées dodues dont les farandoles éclairaient les sous-bois. Un bon massage à l’huile de rose et j’étais aussi douce qu’une chatte. J’entrepris ensuite de brosser mes cheveux, que j’avais évidemment parfumés discrètement d’ylang-ylang. Le choix de la chemise de nuit fut évidemment délicat. Je ne connaissais des vampires que ce que j’avais pu en lire dans les romans et autres compilations folkloriques. J’optai donc pour une tenue en dentelle anglaise, d’une blancheur qui seyait parfaitement à mon innocence de victime sacrifiée sur l’autel de la concupiscence. Après avoir ouvert les rideaux du baldaquin, je pris sur mon lit une pose que j’espérais tout à la fois nonchalante et sensuelle. L’attente fut plus longue que ce j’avais imaginé, et lorsque j’ouvris les yeux sur le regard narquois d’Agueï, je ronflais la bouche ouverte et je bavais avec allégresse sur mon oreiller, avec lequel j’avais entrepris de fusionner. Après « La malédiction du vampire », « La vengeance de l’oreiller en baptiste blanche ». Si je n’avais pas eu l’esprit encore confus, je crois que j’aurais pleuré.
Agueï semblait être venu sur le rayon de lune qui le nimbait. Je soufflais tout de même dans ma paume pour allumer les candélabres dispersés dans ma chambre. Je venais de m’assoir sur le rebord du lit lorsqu’il s’est agenouillé et à enfoui sa tête dans mon giron, tout en soupirant « Ma petite fée ». Il ne m’avait pas habituée à de telles démonstrations de tendresse. Mais je compris que c’était mon parfum qui le bouleversait. C’est d’un ton bien solennel qu’il releva sa tête, prit mes mains dans les siennes et me demanda s’il pouvait s’abreuver de moi.
Tout en espérant qu’il ne s’agissait pas d’une métaphore vampirique signifiant « tailler en pièce et boire au goulot de l’aorte », j’émis un petit oui qui n’avait rien de la réponse de grande dame que je comptais faire. Mais à ce stade, je réalisai et acceptai que la science conférée par la lecture de manuels indiens de trantrisme, même abondamment illustrés, ne valait pas des siècles d’expériences.
Ses mains quittèrent les miennes pour agripper mes chevilles. Il se glissa ensuite doucement le long de mes jambes et remonta progressivement ma chemise de nuit. Le souffle court, mes yeux toujours rivés aux siens, mon cœur s’emballait. Je me suis levée pour qu’il puisse passer ma chemise par-dessus ma tête, rougissante et impatiente à la fois. Il s’écarta un peu de moi pour se déshabiller, sous mon regard curieux. Son torse brillait à la lueur des flammes et semblait aussi tentant qu’un pot de miel. C’est d’ailleurs cette odeur douce et entêtante qui commençait à envahir la chambre et à m’envelopper, tandis qu’il ôtait un dernier vestige de tissu. Joueur, il se tenait maintenant de dos et ses fesses rondes firent venir l’eau à ma bouche. Il s’approcha de moi avec la grâce d’une fleur ployée par la brise. Et ce fut le choc. Le choc de sa peau contre la mienne, un plaisir ondoyant, un caillou jeté profondément en moi dont les remous se dispersaient de plus en plus loin. Nos corps s’enchevêtrèrent et nous tombâmes sur le lit. Mes jambes tressées aux siennes, sa joue langoureuse contre la mienne faisait grandir en moi une soif terrible. Ses lèvres furetèrent sur mon front et mes paupières, avant que sa langue ne lutine mes lèvres puis les entrouvre. Il plongea en moi. Ce n’était pas un baiser, c’était sa langue lancée jusque dans mon ventre, des poignards exquis qui dardaient mes reins. Il s’arracha à notre étreinte pour semer de légers brasiers sur mes cuisses, tout en prenant possession de mes seins. Sa langue encore s’insinua et dans un éclair je me dis que je ne savais pas, ô non ! je ne pouvais pas imaginer que cela existât. Je cessai de me déployer dans le château et même dans la mare, je quittai les fleurs lourdes de rosée et les papillons assoupis, le chant nocturne des insectes… Je quittai tout pour ne plus être que là, en moi, ici et maintenant. Sous sa bouche, mon sexe s’ouvrit comme le nénufar sous la lune. Il s’abima en moi et je cambrai sous le plaisir dont il me faisait don. Lorsque mes soupirs se firent gémissements, ses yeux devenus écarlates ne me quittèrent plus, jusqu’à ce que j’éclate et me disperse dans les étoiles.
Ma tête dodelinait tout à la fois dans les cieux et sur sa poitrine. Je m’endormais paisiblement alors qu’il caressait mes cheveux en chantonnant « Petite fée, si jolie fée, dors petite fée… ».
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