Chapitre 2
Chaudement couverte d’un superbe manteau blanc doublé de fourrure, Giselle se dirigea vers le perron de sa demeure citadine. Constance ouvrit l’imposante porte d’entrée en lui souhaitant bonne route. Clovius, le majordome de la famille Madalberth depuis trente ans, se tenait sur le seuil. Le dos raide, il portait un plateau en argent sur lequel reposait une magnifique boite en carton peint, fermée par le nœud d’un ruban jaune pastel.
Le cœur de Giselle accéléra :
— C’est parfait, Clovius ! Le boîtier est splendide. Je reviendrai sans faute cet après-midi, ne m’attendez pas pour le déjeuner.
Le majordome hocha la tête et regarda sa jeune maîtresse quitter la maison. Cette dernière s'engouffra dans une luxueuse voiture qui patientait au bord du trottoir.
Giselle serra des dents, il faisait un froid mordant en ce début de morte-saison. Elle s'enveloppa les jambes d'une couverture en laine laissée sur les sièges. Deux gardes impériaux, chargés de l’escorter dans chacune de ses sorties, la saluèrent au travers de la fenêtre. Elle vit leurs joues rouges, éraflées par les températures hivernales et nota que l’un d’entre eux avait les lèvres gercées.
— À notre arrivée à l’Église, commença-t-elle en s’adressant au chauffeur, demandez à ce que ces deux hommes soient servis d’une boisson chaude. S’il se met à neiger, autorisez-les à monter dans la voiture.
La voix de Giselle était douce et ferme, habituée à être entendue et écoutée. Le chauffeur démarra la voiture en douceur.
Derrière elle, les sabots ferrés des chevaux de la garde impériale tapèrent le pavé.
Giselle posa les yeux sur la boite que lui avait donnée le majordome ; rectangulaire et mince, elle était élégante. Elle cachait, sur un coussin de soie pourpre, un magnifique mouchoir blanc brodé. L’ouvrage, qu'elle avait réalisé, était splendide. Elle avait mis de longues semaines à réfléchir à sa confection, à choisir les motifs et s’y était reprise à plusieurs fois avant de se lancer. C’était un cadeau intime, destiné à l’Impératrice Carolina, la mère de son fiancé. Elle avait déjà offert deux mouchoirs semblables, un à sa mère, qu’elle voyait rarement, et l’autre à une de ses plus proches amies. Cependant, celui-ci était encore plus splendide.
Giselle était sûre de son talent. Maîtriser la broderie faisait partie des nombreux domaines qu’on lui avait enseignés dès son plus jeune âge. Elle avait mis dans son travail, tout son cœur et toute sa reconnaissance. Elle espérait que ses sentiments sincères se dévoileraient dans les plis de tissus et de dentelles.
Elle poussa un soupir et pensa à l’Impératrice, qui depuis toujours prenait soin d’elle. Ses rêveries se tournèrent ensuite vers Dusan et un frisson envahit son corps. Elle tira la couverture en laine vers elle et respira l’air froid dans la cabine. Puis tourna son regard vers les rues de la capitale et le souvenir des lettres et des nouvelles du jour lui revint. Elle réfléchit au travail qui l’attendait plus tard dans la journée et se plongea dans des réflexions administratives et financières.
La voiture circula lentement. Les passants regardèrent filer la magnifique berline accompagnée par deux fringants soldats de la garde impériale, montés à cheval. Chacun connaissait sa passagère, la célèbre Giselle le Tholy de Madalberth. Elle était fiancée depuis plusieurs années au troisième Prince de l’Empire, Dusan Fretnarch Tritis de Dalstein.
Les journaux ne présentaient plus Giselle depuis des années. Jeune femme accomplie et brillante, sa réputation la précédait jusqu’à l’étranger. Elle faisait partie des perles de l’Empire et incarnait toutes les valeurs de la noblesse, de l’intelligence et de la bienveillance.
Son éducation s’était faite par le biais des meilleurs professeurs particuliers. Peinture, musique, langues, mathématiques et sciences. Elle maîtrisait ces domaines sur le bout des doigts et avait une curiosité naturelle pour les études. Consciente de sa position, elle avait pris très tôt ses responsabilités et s’était évertuée à s’occuper de ses terres et des sujets de son père du mieux possible.
Assez rapidement, l’Impératrice Carolina fut piquée d’intérêt pour la jeune fille, qui suivait son père partout dans ses affaires. Elle avait remarqué son humilité et son sens du devoir. À l’âge de quinze ans, elle la demanda à son service. Le Duc avait hésité, craignant que la jeunesse de sa fille lui fasse défaut. Giselle, sérieuse dans ses tâches, avait refusé. Mais l’Impératrice fut si douce et patiente dans ses arguments que la famille de Madalberth céda. Giselle continua alors son éducation en même temps que son service à la cour.
Au début mal à l’aise à la capitale, Giselle s’y retrouva finalement comme un poisson dans l’eau. Elle comprit vite la nécessité d'être en pleine lumière, alors que ses parents venaient de divorcer.
Le Duc était un homme de petite taille, à la tête ronde et aux cheveux grisonnants. Le dos tordu et les bras légèrement asymétriques, il se déplaçait même parfois en crabe. Giselle avait hérité de sa mauvaise constitution. S’il menait son rôle et ses travaux d’une main de maître, le Duc n’avait en revanche aucune autorité sous son toit et se montrait quelquefois lâche envers les femmes. Sa première épouse, qu’il avait ardemment aimée dans sa jeunesse, l’avait quitté du jour au lendemain pour se rendre au couvent et prendre le voile. C’était une femme de caractère, insatiable mais intelligente. Le Duc finissait toujours par lui céder. Elle avait transmis à Giselle un certain entêtement.
Leur divorce fit évidemment jaser et couler beaucoup d’encre dans les journaux, on voulut savoir pourquoi la Duchesse de l’une des plus grandes familles avait préféré abandonner homme et enfant pour se consacrer à la prière. Il planait sur la maison une ombre de honte.
L’Impératrice Carolina eut le nez fin, l’entrée dans le monde de Giselle fut vite remarquée. À dix-huit ans, date à laquelle Giselle devait prendre des fonctions plus officielles à Hautebröm, la famille impériale lui demanda d’accepter des fiançailles avec le troisième héritier à la couronne.
Giselle avait donné son accord, les joues roses. Cela faisait longtemps qu’elle et Dusan avaient des sentiments partagés.
Ses efforts ne s’arrêtèrent donc pas là. Après avoir finalisé l’apprentissage lié à son rang de fille de Duc, Giselle dut commencer celui de Princesse de l’Empire. Elle s’y plongea pleinement. C’était une travailleuse acharnée, toute dévouée à ses tâches. Elle ignorait tout des après-midis à flâner dans les jardins ou des journées de vacances en bord de mer. Elle n’avait dans tous les cas personne pour l’accompagner, Giselle était seule, et avait peu d’amis.
La jeune femme soupira, repensant malgré elle aux innombrables choses qu’elle avait à faire après le déjeuner. Elle allait sans doute devoir déléguer certains sujets à Iphigénie, la seconde épouse de son père.
La voiture s’arrêta aux marches de l’église. Des badauds s’écartèrent, peu habitués aux manœuvres des véhicules à moteurs. Celle-ci, prêtée par l’Empereur Auguste en cadeau de fiançailles, était luxueusement rutilante.
Giselle regarda la haute façade blanche merveilleusement taillée avec un sourire. Le chauffeur ouvrit la portière et lui offrit son bras, tout en lui intimant de prendre garde à ne pas glisser sur les pavés.
Elle monta les marches prudemment et observa autour d’elle les magnifiques maisons qui entouraient la place. La cité de Lengelbronn était splendide, même en hiver. Déjà, une foule toute vêtue de blanc arrivait et les cloches se mirent à sonner. Une bouffée d’émotion la submergea.
Giselle entra. Dans l’immense bâtisse résonnaient les échos d’une douce musique religieuse. Elle vit de loin les dames de compagnie impériales et avisa Carolina.
Le sol était dallé d’une pierre grise, lissée par les milliers de pas qui s’étaient pressés ici. Sur les murs s'étiraient des fresques colorées, scintillantes dans la lumière du jour encore jeune. De magnifiques vitraux centenaires veillaient sur la solennité du lieu, comblant les vides laissés par des arabesques de pierres finement ciselées.
Au milieu de l’église, après le par-terre de bancs et de sièges agencés pour les fidèles, se trouvaient une pelouse verte et en son centre un arbre, baigné par les rayons du soleil. Giselle s’en approcha d’un pas rapide, ses talons s'enfoncèrent dans l'herbe grasse. Elle prit place en saluant le groupe selon les usages, légèrement éblouie. Au-dessus de leur tête, une immense coupole en verre illuminait l'assemblée, soutenue par les pilliers de pierres savamment construits dans tout le bâtiment. Quelques branches de l'arbre effleuraient les vitres du plafond.
La Prêtresse, le visage encadré par un voile ocre et blanc, regarda l’Impératrice et fit un geste aux Sœurs présentes. Peu après, une foule s’engouffra dans le lieu saint.
Dalstein était l’un des Empires les plus vastes et les plus prospères du monde. La lumière dans nos racines était sa devise. Son influence diplomatique et culturelle rayonnait sur tout l'hémisphère sud. Depuis des siècles, le pays se distinguait par ses sciences et ses avancées dans la médecine.
Mais ce qui faisait la particularité et l’influence de Dalstein, était sa religion. Car au sein de leur église, le Dieu qu’ils vénéraient était une femme.
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