Chapitre 6 : Traque aux traîtres (1/2)
NAFDA
Ma cible se terre quelque part. Je dois la sentir. La percevoir. Et dès que j’entendrai le moindre souffle, il s’arrêtera aussitôt. Je le trancherai à tout jamais.
Nafda cheminait seule, pourtant immergée dans la vaste densité. D’une méthodique enjambée elle parcourait le pavé grisé. Elle ne prêtait guère attention à la cacophonie des lieux. Elle se fermait à chaque conversation extérieure, à tout regroupement, au moindre sursaut d’autrui. Seule, fixée sur son objectif, nul ne l’interpellait.
Aussi pouvait-elle se glisser tranquillement dans la cité de Nilaï.
Peu d’histoire transparaissait de ces rangées de bâtiments identiques. Ils s’entassaient tant en largeur qu’en hauteur, percés de grandes fenêtres, chatoyant d’ocre et de bistré. Toute vivacité s’éteignait dans l’absence de mélodie, se ternissait face à l’immensité de la ressemblance.
Pourtant se baguenaudaient des citoyens de moult origines ethniques, aux couleurs bien plus riches que l’architecture. Carrefour de plusieurs mondes, transition entre l’ouest et l’est de l’empire, Nilaï abritait une population hétéroclite, si bien que plusieurs langues y étaient régulièrement parlées. Malgré les nombreuses communautés, malgré le métissage prononcé, héritier de siècles d’évolution, Nafda ne ressentait aucune tension aux alentours. Je ne connais pas l’histoire des lieux. Sûrement y’a-t-il eu des conflits, des émeutes, ou que sais-je encore par le passé. Mais je n’en ai cure, tant que je peux marcher en paix.
Plus l’assassin se rapprochait du centre et plus compacte encore était la foule. Ici échapperait-t-elle d’autant à de quelconques suspicieux clins d’œil. Elle était une individu sans nom ni identité, forte de semaines entières de voyage. Sa paire de dagues, bien dissimulée dans son sac, n’attendait plus qu’à cisailler une fragile chair. Ainsi, comme personne ne subodorait sa présence, elle circulait avec aisance et fluidité. Nulle nécessité de rabattre sa capuche n’en découlait, aussi exposait-elle sa figure avec fierté. Sans sourire, ni rictus. Juste d’un regard plongé vers la progressive obscurité.
Quelqu’un lui avait masqué ses traits. Quand elle était entrée à Nilaï, un homme avait glissé un papier dans sa poche, qu’elle avait lu une fois bien engagée dans les allées. Il y était décrit leur lieu de rencontre. Nafda savait combien de temps elle devait marcher, du nombre de demeures à côté desquelles elle était censée passer, quels quartiers elle était supposée franchir. Toutefois elle haussa les sourcils quand une baie vitrée, cernée de châssis brunis, se présenta devant elle.
Elle inspecta les alentours. Elle s’orienta à la position de l’astre diurne. Puis elle scruta avec plus ample netteté la pancarte oscillant au-dessus de la portée ferrée, tout comme les reflets des poignards et cimeterres disposés derrière la fenêtre. Une boutique d’armes ? Dois-je y saisir un message subtil ? Ou bien pense-t-il qu’un lieu public évacue tout soupçon ? Gardant sa perplexité de côté, Nafda poussa le vantail de la porte, pour s’engouffrer là où l’acier réclamait sa destinée.
Il n’était plus encapuchonné. Mais son aura se diffusait jusqu’à chez elle : toute ambiguïté s’en retrouvait annihilée. Peut-être s’avérait-il moins grand, peut-être était-il constitué d’un gabarit plutôt grêle, seulement il s’imposait par sa simple présence. Des cheveux corbeaux encerclaient l’azur de ses yeux et la blancheur de sa peau, par-dessus un col boutonné. Des boucles de cuir surmontaient sa tunique ivoirine striée de bandes grises. Il tapotait des doigts sur un comptoir, révélant des brassards sertis d’anneaux. Aucun sillon ne parcourait son visage juvénile, ce même si des bougonnements fusaient en face de lui.
— C’est un scandale ! beugla la cliente, jeune femme à la peau hâlée, foulards et renforcements en cuir dénotant par-dessus son chemisier écarlate.
— Parce que je refuse de vous vendre une arme ? rétorqua le vendeur, inébranlable. Les lois de Nilaï sont claires. Pas de permis, pas d’achat d’armes possible. Plaignez-vous auprès du pouvoir si vous estimez que cette loi est injuste. Moi, je ne suis qu’un humble citoyen qui la respecte.
— Ma cousine est garde ! Elle connait des gens haut placés !
— Et mon cousin était un chasseur de trésors, tué dans un éboulement alors qu’il explorait des ruines. Les exploits d’une famille ne sont pas ceux de l’individu.
— Mais comment je peux obtenir un permis si je ne peux même pas m’entraîner ? Elle doit m’apprendre à me défendre. Comment je fais sans arme ?
— Vous utilisez une arme en bois, comme tout le monde.
— Eh bien, je ne vous félicite pas ! Votre langue est plus affûtée que vos dagues. Ce n’est pas ainsi que votre clientèle s’agrandira !
— Quelle importance ? Mon but n’est pas de faire de l’argent, mais de fournir des outils de protection pour les citoyens. Si tant est qu’ils soient dignes et préparés.
— Vous n’êtes qu’un hypocrite ! Quand les délinquants assassinent des malheureux dans les ruelles, vous croyez qu’ils le font avec quoi ?
— Pas avec mes armes, en tout cas.
La jeune femme grogna une fois encore avant de déguerpir à vive allure. Ce fut pourtant d’un regard compréhensif qu’elle adressa à Nafda, toujours à proximité du seuil. Me souhaiterait-elle bonne chance ? Je n’en ai pas besoin. Je suis une professionnelle.
— Une autre cliente, constata le vendeur. Que désirez-vous ?
— Le meilleur de ce que vous proposez.
— Je vois. Suivez-moi alors. Certains choses ne doivent pas être exposées aux yeux de tous.
Nafda opina du chef et suivit l’espion dans les profondeurs de sa demeure. Une volée d’escaliers pierrées leur donna accès à une pièce plus confinée. Deux fauteuils y étaient disposés, de part et d’autre d’une table en verre, en-dessous des vitres triangulaires qui filtraient des colonnes de lumière auréolées de poussière.
— Votre petite affaire a l’air de beaucoup vous rapporter, constata Nafda.
— C’est ici que se déroulent les transactions les plus importantes… et personnelles, clarifia-t-il. Installez-vous donc. Je reviens dans un bateau.
Il alla à la salle voisine, tandis que l’assassin s’assit sur une des places offertes. Des semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle s’était immiscée dans tant de confort. La traversée d’Erthenori l’avait renforcée, l’avait permise de méditer sur sa position et ses objectifs. Une sombre silhouette fendant une étendue où elle avait croisé peu d’âmes. Toutefois ne s’était-elle point encore affirmée.
Circonspecte, Nafda inspecta ses abords dans la moindre sinuosité, ce malgré l’absence flagrant d’ameublement. Est-il digne de confiance ? Ma bien-aimée impératrice m’a affirmé que seuls les espions connaissaient ma position. Mon existence même est un secret. Pourtant il se dévoile aux yeux de tous. Que manigance-t-il ?
Chaque interrogation subsista en suspens, car l’homme revint avec entrain, deux tasses en porcelaine dans les mains Des volutes virevoltaient autour de la hanse quand il le tendit à sa cliente.
— Du thé à l’orange, proposa-t-il. Simple et universel.
— Très aimable, remercia Nafda. Mais pourquoi autant d’attention ?
— Votre expression indique la méfiance. Il ne faut pas, c’est même le principe de cette initiative. Mettre à l’aise mes collaborateurs.
Nafda croisa les jambes à défaut de hocher la tête. Un sourire se dessina quand même sur le visage du vendeur. Il s’installa à son tour et examina la jeune femme tout en avalant une première gorgée de thé.
— Levons toute ambiguïté, avança-t-il. Je m’appelle Niel. Ainsi nous sommes à égalité, Nafda.
— J’ai comme l’impression que ce n’est pas votre véritable nom, rétorqua Nafda.
— Peut-être, mais quelle importance ? Je me définis par ma fonction. Par les réponses que je dois vous fournir.
Des étincelles naquirent sur les yeux de la jeune femme qui, lesquels se plissèrent davantage comme elle se pencha en avant.
— Je cherche Panehy Saitomon, révéla-t-elle.
— Lui aussi a pris un autre nom. Sirrad Diafi, marchand de tapis du quartier. Un peu caricatural, je vous l’accorde, mais il s’est fondu dans la masse de cette façon. En se faisant passer pour le plus banal des citoyens.
— Voilà donc son secret. Il ne s’est pas exilé ni réfugié loin des regards. Il se terre sous notre nez, quel affront ! Les miliciens ne l’ont donc même pas repéré…
— Il faut savoir reconnaître un bon ennemi. Panehy en est un. J’ignore s’il faut le qualifier de fourbe ou d’intelligent, toujours est-il qu’il a survécu huit ans durant.
— Je vais mettre fin à cela.
Un grognement fut refoulé face aux traits indifférents de son interlocuteur. Il est tellement arrogant. Mais il ne semble pas manquer de ressources. Je préfère l’avoir comme allié. C’est bien pour débuter, avant que la quête ne devienne solitaire. Niel continua d’avaler sa boisson, un brin distrait face à l’insistance de l’assassin.
— Vous voulez sa position ? devina-t-il. Pour quelle autre raison l’envoyée de l’impératrice aurait entrepris un long voyage dans le désert ? Fraîchement débarquée dans la grande cité de Nilaï, elle offre ses dagues au service de la nation. Vous savez dans quoi vous vous êtes embarquée, n’est-ce pas ?
— N’essayez pas de m’apprendre mon rôle.
— Loin de moi l’idée de vous sous-estimer. Mais vous devez n’avoir rien à perdre, je me trompe ? Aucun attachement, que ce soit familial ou amical.
— Mes racines m’ont forgée mais ne doivent pas ralentir. Je pressens ce que vous sous-entendez : Panehy n’est pas le seul mage caché dans cette ville. Bennenike m’a prévenu qu’une fois que je l’aurai tué, d’autres cibles suivront.
— J’en ai surveillé quelques-unes, mais personne autant que Panehy. Il était ma priorité. Comme moi, il s’est glissé parmi la population, et jamais la milice ne l’a repéré. Je soupçonne qu’il utilise une barrière qui empêche leurs armes de vibrer.
— L’impératrice a formulé la même hypothèse. Mais mes armes sont plus sophistiquées.
D’une main assurée elle saisit derechef sa tasse de thé. Elle la vida d’une goulée et la reposa avec fracas sur la table. Le choc ne suffit point à entamer le verre, toutefois l’espion en sursauta.
— Trêve de bavardage, trancha Nafda. J’ai un objectif à remplir.
— Bien sûr. Sachez que si je suis installé ici, si je vous ai donné rendez-vous en ce lieu, c’est pour une raison : Panehy n’habite pas loin. À deux rues en direction du nord, dirigez-vous vers l’allée incurvée. Vous y verrez alors une boutique d’aspect semblable à la mienne, des tapis à la place des armes. Il y vit à l’étage.
— Vous êtes bien renseigné. Vous auriez presque pu le tuer vous-même.
— Mon rôle est d’espionner, pas de tuer. Je crois en la diversification des métiers : ce serait dommage de m’approprier votre travail.
— Voilà qui est bien répliqué. Si vous permettez, comme il est tout proche, je me dois de patienter. Il doit être en train de vendre ses produits, à la vue de tous, ce qui réduirait fortement la discrétion requise pour mon assassinat.
— Vous savez comment exécuter votre tâche. Je vous offre le logis en attendant que Nilaï soit purifié de ses mages résiduels. Mon intuition me dit que vous aurez encore besoin de mon aide. Or j’ai de multiples talents. Entre serviteurs de l’empire, nous devons nous entraider, après tout.
Deux sourires filèrent de nouveau, après quoi Nafda allia l’action à la parole. Si Niel se montra plus taciturne durant la fin de la journée, il échangea encore quelques mots avec l’assassin, quand aucun client n’était attiré par l’acier luisant de son étal. Nafda, quant à elle, trépignait de plus en plus à mesure que le soleil s’inclinait vers l’horizon.
Il est si proche. Ma première preuve de mon dévouement envers l’empire.
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