Chapitre 16 : Vers l'obscurité (2/2)
Un sillon vermeil acheva de planter le décor. Il était centré sur la tête décapitée d’un homme chauve au teint ébène… et aux yeux percés. Pas un milicien ne poussa un hurlement, même si l’envie de ne leur manquait sans doute guère. Ils eurent le réflexe de dégainer, de se regrouper en rond, et de sonder chaque zone de leur vision. Leur potion restait à portée au cas où ils désiraient la boire.
— L’escorte est compromise ! s’exclama Badeni. Des enfoirés ont tué Aladris !
Elle sentit sa hallebarde vibrer et la brandit fermement en conséquence.
— Des mages ! Encore et toujours ! Un foutu piège, mais nous sommes préparés. Guettez-les, embrochez-les jusqu’au dernier !
Horis et Ghanima demeurèrent en retrait, l’une tentée de décaniller, l’autre prêt à tout tenter. On fait moins les malins, maintenant ? Badeni se prétendait infaillible, lavée de ses faiblesses passées, or le mage savait que c’était faux. D’ici il percevait ses trémulations. D’ici il aperçut une goutte de sueur perler sur sa tempe.
Un sifflement. Une ombre, tantôt insignifiante, tantôt imposante, s’érigea au-delà de l’amas de miliciens désorientés. Si longtemps Horis l’avait attendue, telle une consécration de son opiniâtreté. C’était le rapace dompteur, planant avec grâce, piquant avec élégance. C’était l’oiseau de malheur, s’approchant en défaveur, annonçant la malveillance.
Le condor prit la cheffe de la nuée pour cible. Horis jubila au moment où son bec se planta sur son œil droit. Tel un surin il s’enfonça avec ferveur sur l’orbite, d’où gicla du sang en abondance.
— Sorcellerie ! hurla Badeni. Aidez-moi ! Aidez-moi !
Elle ne cessait de se débattre, si bien qu’elle perdit l’équilibre vers une chute inexorable. Tout juste réussit-elle à arracher des plumes au vil animal. Plusieurs miliciens se précipitèrent pour l’aider, mais le condor s’envola dès que les armes le frôlèrent trop. À leur stupéfaction, plus aucune vibration ne parcourait leurs manches.
Rien ne put réprimer leurs vociférations.
Un voile d’invisibilité se dissipa. Un sort simple et pourtant efficace. Ils étaient cachés tout ce temps, peu importe la qualité des armes des miliciens ! Alors que Ghanima s’était abritée, Horis n’eut cure des dommages collatéraux. Il exulta quand une dizaine de mages se déploya face à des ennemis désemparés.
Deux femmes s’imposèrent par rapport à leurs alliés : d’intenses rayons incandescents jaillirent de leurs paumes. Une paire de miliciens, incapables de dévier les flammes, dégustèrent de plein fouet. Les trois autres résistèrent tant bien que mal. Même s’ils infléchirent des rayons lumineux, même s’ils moulinèrent aveuglément, ils se contentèrent de retarder la fatalité. Ni beuglement ni clameur ne les protégèrent de quelconque adversaire. Bientôt ils succombèrent sous l’impact de la magie, à l’instar de leurs alliés.
Une victoire bien méritée. Un sourire se peignit sur le visage d’un mage comblé. Il ne pouvait qu’en être ainsi, puisque des cadavres fumants et ensanglantés enjolivaient son champ de vision. Les bienfaiteurs n’étaient nul autre que des héros et héroïnes aux capes de soie bariolées. Au centre de leur vêtement était inscrit un cercle noir entouré de filaments dorés. Un symbole de révolte ?
Horis disposa du temps requis pour les dévisager, car ils s’assurèrent d’abord que leurs victimes fussent décédées. Toutes à l’exception de Badeni qui rampait sur l’herbe, aveuglée de poussière et vermeil, secouée de râles.
Un homme grand et de carrure svelte, vêtu d’une houppelande mordorée et de manches cyan boutonnées s’avança vers Horis. Il ôta sa capuche et révéla la profondeur de ses traits. Quelques poils gris s’incrustaient dans son hirsute barbe tandis que de courts cheveux noirs étoffaient son crâne. Son teint sombre de peau s’accordait à la forme de son visage, moins à la pure bleutée de ses iris avec lesquels il examina le jeune homme de la tête aux pieds.
— Nous te cherchions, Horis Saiden, annonça-t-il d’une voix gutturale.
— Mais qui êtes-vous ? questionna Horis. Je ne vous ai jamais rencontrés ! Bien que je vous remercie de m’avoir sauvé…
Alors les deux mages de feu rejoignirent leur meneur, et les réminiscences jaillirent. À l’auberge, avant d’être capturé par le milicien ! Un homme et deux femmes encapuchonnés m’avaient repéré… C’étaient eux ? Ils m’ont suivi jusqu’ici ! Une fois à visage découverts, les deux alliées s’avérèrent très ressemblantes. Gracilité de gabarit, yeux bruns inscrits sur un faciès rond et une longue chevelure bouclée de jais se déployaient, bien que l’une l’eût attaché en une paire de tresses et l’autre la gardât lâchée. Toutes deux partageaient également une couleur de peau semblable à leur chef, ainsi qu’une ample tunique séparé d’un pantalon en tissu par une ceinture en cuir bouilli. Un vert flamboyant, semblable à ses boucles d’oreille, bigarrait la tenue de la première, par contraste avec la dominance carminée de la deuxième.
Elles dévisagèrent aussi Horis avec insistance.
— Khanir Nédret, se présenta l’homme. Et voici mes deux plus puissantes mages : Bérédine et Médis Oned. Sœurs jumelles, comme tu as pu le constater.
— Comment vous m’avez repéré ? demanda Horis.
— Tu n’as pas été fort discret ! se moqua Bérédine, la mage avec les tresses. Nous cherchons à recruter les plus susceptibles de s’intéresser à notre cause ! Mais après le sinistre massacre de ta famille, tu avais disparu… Jusqu’à ressurgir il y a quelques semaines.
— Nous te surveillions depuis longtemps, ajouta Médis. Nous voulions voir ce dont tu étais capable avant de te rencontrer. T’incruster au mariage de l’impératrice, éliminer plusieurs de ses miliciens, c’était impressionnant. Dommage que cette inquisitrice dont j’ai oublié le nom est intervenue.
— Si vous m’aviez trouvé avant, nous aurions pu les attaquer ensemble ! plaida Horis. Renverser le pouvoir impérial à l’aide de nos forces combinées !
— Patience, recommanda Khanir. Nous avons déjà essayé avant, mais plus le temps passe, et plus la capitale et le palais sont lourdement protégés, et les armes des miliciens s’améliorent. Si tu es allé aussi loin, c’est parce que tu étais isolé et imprévisible. Une telle opportunité ne se représentera pas avant longtemps.
— Et vous saviez que je serais escorté vers Aladris ?
— Tortureur de mage attitré de Bennenike. Bien entendu, il opérait à l’abri des regards… Nous soupçonnions sa position depuis un moment, mais le chemin qu’empruntaient les miliciens nous a permis d’identifier sa cachette de source sûre. Il n’est plus un problème, désormais. Même si les salopards contre la magie sont nombreux dans cet empire.
— Si Bennenike avait choisi de m’exécuter sur place, qu’auriez-vous fait ?
Khanir s’apprêta à répondre, néanmoins surgit Ghanima, jusqu’alors en retrait. Elle s’abandonna dans les bras de Médis, pourtant récalcitrante, avant de baiser ses pieds. La mage fut tiraillée entre tolérer une telle conduite ou la repousser méchamment, comme l’indiquaient ses sourcils arqués.
— Merci, merci, merci ! s’écria-t-elle. Je suis libre, maintenant ! Oui, libre, après tant d’années ! Oh, je vous aime, je vous aime !
— On l’avait presque oubliée, celle-là ! se gaussa Bérédine. On dirait qu’elle s’est attachée à toi, tu as une nouvelle admiratrice !
— C’est Ghanima Soumai, précisa Horis. Et elle a un lien avec la seule milicienne encore en vie.
Aussitôt les regards se rivèrent vers Badeni. Parfois la distinction entre tortionnaire et victime est floue. Ghanima sautilla en désignant la capitaine, laquelle peinait à se relever, main appuyée sur la plaie. Il ne doit rester plus grand-chose de son œil droit.
— Que fait-on d’elle ? questionna un mage, l’empêchant de récupérer sa hallebarde.
— Achevez-moi, gémit Badeni. Vous avez massacré mes amis ! Une de plus ou de moins, qu’est-ce que ça changera ? Votre cœur est déjà de pierre.
— La borgne se croit forte ! brocarda Bérédine. Comment tu te sens, après avoir subi ce que nous avons enduré durant tant d’années ?
— Allez-vous faire foutre !
— Elle n’est pas seulement malpolie, intervint Ghanima. Elle m’a aussi torturée et gardée prisonnière très longtemps. C’est l’une des plus fidèles alliées de Bennenike. Je crois qu’elle mérite bien pire comme punition qu’un œil crevé.
— Savez-vous qui est Ghanima ? Une esclavagiste, violeuse de surcroît ! Vous venez de sauver une horrible personne !
Seuls des rires fusèrent de part et d’autre, contre lesquels Badeni s’efforça de rester digne. Non seulement elle devait ignorer la douleur, mais en plus elle détournait les yeux des dépouilles de ses confrères et consœurs. Il lui était cependant ardu de s’ériger face à la silhouette de Khanir. Une fois accroupi devant elle, il la fixa continûment.
— Badeni, n’est-ce pas ? fit-il. Oui, nous sommes bien renseignés. Ancienne esclave battue et violée par sa maîtresse, s’est hissée capitaine de la garde personnelle de l’impératrice grâce à son soutien. Nous savons qui est Ghanima… La différence, c’est que le passé ne compte pas dans notre ordre.
— Vous assumez être monstrueux ? cracha Badeni.
— Nous ne le serons jamais autant que vous. Vous avez organisé un massacre sur simple base de vos préjugés, de notre nature ! Des innocents, des enfants, des vieillards, combien ont péri par votre cruauté ?
— Pas autant que les victimes des mages…
— Tu aurais pu être une bonne personne, Badeni. Tu t’es reconstruite pour une cause que tu croyais juste. C’est pourquoi je vais t’épargner. Rampe vers ta soi-disant sauveuse avec le poids de la perte des tiens sur ta conscience. Au fond, tu n’es pas si forte, puisque mon condor a suffi à t’arrêter. Préviens-les donc du danger que nous représentons. Qu’elle tremble à l’évocation de notre nom. Bien entendu, jamais elle, ni ses miliciens, ne nous trouveront avant que nous ne venions à eux.
— L’impératrice ne frissonne devant personne ! Vous…
Khanir l’assomma d’un poing et Badeni se retrouva plongée dans les limbes de l’échec. Des railleries résonnèrent derechef, surtout venant de Bérédine et Médis, vers qui Khanir lança un sourire. Après quoi il se retourna vers Horis et Ghanima. Notre destinée, à présent. Badeni va comprendre que c’était une erreur de ne pas tuer directement. Et pour cela, elle doit encore vivre. Intéressante décision.
— Horis Saiden, Ghanima Soumai, interpella-t-il. Êtes-vous prêts à vous engager pour l’avenir de l’Empire Myrrhéen ?
Les anciens prisonniers hochèrent la tête.
— Alors notre ordre vous accueille avec plaisir. Ici vous serez libres d’utiliser votre magie. Le développement de l’empire, du monde entier même, est impossible sans exploiter ce précieux pouvoir sommeillant en nous.
— C’est ce que j’attendais depuis toujours…, murmura Horis, comme médusé par la proposition.
— Tu nous as rappelés pourquoi nous nous battons. Notre ordre grandit, et avec un mage d’aussi haut potentiel que toi, nous allons pouvoir frapper fort. Suis-nous vers la gloire, et nous te monterons comment.
Le rêve se concrétise… mais ma libération n’est qu’une étape. Celle de chaque mage de l’empire est nécessaire. Ni Horis, ni Ghanima n’hésitèrent à se joindre au groupe. Ils abandonnèrent les cadavres des miliciens et leur capitaine inconsciente. D’ici peu ils sèmeraient d’autres corps sur leur voie, quand sonnerait l’heure de la vengeance, lentement, mûrement ourdie.
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