Chapitre 34 : Pour l'avenir de la communauté (1/2)

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HORIS


— Reprends-toi ! s’écria Igdan. Tu es dans la tourmente, comme beaucoup d’entre nous. Mais nous devons prendre du recul par rapport à la situation.

Comment peut-il rester aussi calme ? Ni ses lentes inspirations, ni un relâchement des épaules ne l’apaisèrent. Le cadre semblait pourtant propice à la sérénité : Horis et Igdan savouraient un jus fruité autour d’une table en bois massif. Bien qu’installés à l’extérieur de la taverne, ils n’étaient guère dérangés par la nitescence, car le toit étendu leur prodiguait assez d’ombre.

— Peu importe comment j’envisage cette situation, dit Horis, avalant une gorgée d’un geste non assuré. Je n’y vois rien d’autre qu’une femme et un enfant enfermés pour légitime défense.

— C’est plus complexe que cela, défendit Igdan. Nous étions tous conscients que s’opposer à la loi tyrannique entraînerait des conséquences.

— Igdan, je suis content de t’avoir retrouvé, mais tu sous-estimes l’ampleur de cette réforme. Je perçois la division du peuple. Certains n’osent pas se prononcer, d’autres se rassemblent pour se révolter. Igdan… Je crains une explosion d’ici peu. Irréversible et dévastatrice.

— Enfin, je te savais défaitiste, mais quand même ! Tu ne te rends pas compte de l’aubaine que cela représente pour nous ?

— Pardonne-moi… J’ai du mal à le sentir.

— Nous n’avons plus à nous cacher ! Nous pouvons finalement assumer qui nous sommes. Vivre libres !

— Non, Igdan. Plus rien ne sera comme avant.

Le visage du nomade se plissa et ses lèvres tremblèrent. Lui qui est si placide, d’ordinaire... Il acheva sa boisson d’une goulée avant de fracasser son poing sur la table, entraînant la stupéfaction des clients alentour.

— Ce n’est pas toi ! dénonça-t-il. Tes précédentes épreuves t’ont-elles si changé ? N’as-tu plus d’espoir pour l’avenir de notre communauté ?

— Une avancée, reconnut Horis, mais à quel prix ? Le comportement des dirigeants a de quoi susciter la controverse… Pourquoi Khanir les suit-il aveuglément ? Parce qu’ils sont ses amis ? Je suis perdu. Tout ce que je sais, c’est que s’ils ne répliquent pas tout de suite, le chaos s’emparera de la cité. Bennenike n’acceptera jamais qu’une ville déclare son indépendance et y légalise la magie ! Sa réponse risque fort d’être armée.

— Alors nous nous défendrons.

— Contre l’empire entier ? Encore faut-il avoir de bons alliés… Je n’en peux plus, Igdan. Je dois tirer cela au clair. J’espère que tu comprendras.

— Comment ?

Sitôt son verre englouti que Horis se redressa. Il était raide, yeux fixés sur son objectif, et accorda une attention toute relative à son ami.

— Qu’ils n’abusent pas de leur pouvoir, sinon ils donneront raison à nos adversaires. Mais avant d’en débattre avec eux, je vais voir les prisonniers. J’ai besoin d’entendre leur version.

Au moment où Horis entreprit de s’engager, Igdan se leva à son tour, et le retint par son avant-bras.

— Laisse-moi t’accompagner, proposa-t-il.

— Tu défends Bakaden et Jounabie envers et contre tout ? fit Horis. Écoute, je veux bien croire qu’ils soutiennent les mages, mais peut-être que cela ne suffit pas.

— Je n’ai pas encore vu les prisonniers non plus.

— Je suis content que tu incarnes leur pensée modérée. Le mieux serait que tu modères leurs pensées.

Igdan détourna les yeux, incapable de répliquer. Il est tiraillé. J’aimerais partager son optimisme, sa dévotion. Comment serait-ce seulement possible, vu ce qu’il se passe en ce moment ? Lui et son ami marchèrent alors dans le dédale de rues.

Raison fut donnée à Horis.

Çà et là pleuvaient quantité d’invectives. Quand les mots n’assaillaient pas assez, des citoyens en venaient aux poings, qu’ils fussent éméchés ou juste irrités. Tant de querelles à petite échelle dissimulent une séparation grandissante. Souvent des gardes se voyaient contraints de calmer les ardeurs. La multiplication des arrestations n’endiguait guère la révolte : au contraire, les esprits s’en échauffaient davantage. Les patrouilles se font plus nombreuses, les troupes affluent même dans les venelles. Enrôlement des partisans de la nouvelle loi ?

Ni Horis ni Igdan n’étaient dévisagés dans cette densité, mais ils accélèrent tout de même leur allure. Le mage décela même de la sueur lustrant le faciès de son ami. Il dodelinait dans chaque direction. Même s’ils effectuaient peu de détours, même si l’attention du peuple se dispersait, circonspection était requise en circulant au milieu de zones sensibles.

Il est dans le déni. Toutes mes frayeurs se dévoilent autour de nous. Est-il si peu habitué à la vie sédentaire ? La bonne volonté ne réfrène pas la colère. L’espoir est une faible égide par rapport aux événements à venir. Je m’estime déjà chanceux que les citadins ne me reconnaissent pas… Que penseraient-ils s’ils savaient que l’assaillant de l’impératrice se balade parmi eux ?

Un dôme ocre luit par-devers les deux jeunes hommes. Non seulement la prison se situait en retrait, mais elle ne s’érigeait pas d’hauteur comparable aux autres bâtiments. Des vitres carrées perçaient par-dessus les façades ferrées. Cette cité réputée paisible possède une large prison… Elle est pourtant bâtie en matériaux clairs, comme désignée pour être vue, quand bien même elle est basse.

Le duo de gardes, chacun armé d’une hallebarde, surveillait les lieux par-delà un trio de marches pierrées. Eux rayonnaient peu, comme si le décor s’étendait assez pour les submerger. Ils dardèrent des yeux inquisiteurs aux visiteurs. À peine arrivés, Horis et Igdan gardèrent une distance de sécurité, incapables de déchiffrer leur expression sous leur heaume.

— Conseiller Igdan, salua l’un d’eux. Ravi de vous voir.

— Moi de même ! ajouta sa collègue. Quel est le motif de votre venue ?

— Bonjour à vous, dit Igdan. Mon ami et moi souhaitons rendre visite à deux prisonniers. La femme masquée et son petit frère. Ils s’appellent Irzine et Larno, il me semble ?

— Vous tombez bien. Bérédine et Médis sont justement parties les interroger. Peut-être que vous pourrez apporter votre contribution.

— En plus, ça vous évitera d’aller dans la salle circulaire ! ajouta son confrère. Au milieu de tous ces prisonniers, vous ne risquez pas d’être considérés d’un bon œil.

Un rire gras s’empara des deux gardes. Ils se ressaisirent aussitôt puis pointèrent la porte massive des doigts. Horis et Igdan s’y dirigèrent avec promptitude, soulevant quelques volutes de poussière quand ils poussèrent le battant.

Bérédine et Médis sont là ? Que cherchent-elles ? Horis chassa ces pensées en talonnant Igdan. Tout juste empruntèrent-ils le couloir contigu, allée rustique et faiblement éclairé, avant d’y parvenir.

Horis découvrit à quoi ressemblaient les séditieux désignés. Une femme mystérieuse, le visage brûlé dissimulé derrière un masque argenté, accompagnée d’un enfant à la chevelure dorée. S’ils ne portaient pas des vêtements de prisonniers, des menottes enserraient chacun de leurs poignets, et l’enfant s’affaissait dans l’exiguïté des lieux.

En face étaient installées les jumelles. Aucune des deux n’adressait regard contempteur à l’intention d’Irzine et Larno. En revanche, elles paraissaient d’humeur maussade, encore plus quand elles dévisagèrent Igdan.

— Voilà le brave conseiller ! ironisa Médis. Alors, es-tu fier de la courageuse décision de tes supérieurs ?

— Assaillis par quatre mages…, soupira Irzine. Vous voulez me cuisiner ? Faites donc, mais épargnez ce désastreux spectacle à mon frangin.

— Nous ne sommes pas vos ennemis ! insista Igdan. Nous souhaitons juste un monde meilleur pour tous.

— C’est mal parti.

Le cynisme est de rigueur quand le désespoir guette. Perdu dans ces volontés disparates, Horis s’adossa contre le mur voûté. Il lui était néanmoins impossible de se fondre dans le décor. Chaque occupant de la pièce l’examinait. Désirent-ils connaître mon opinion ? Larno était le plus sévère à son regard. Dès notre première rencontre…

— Je n’étais pas présent lorsque vous avez été arrêtés, dit Horis. On m’a raconté les faits, et je suis aussi choqué que vous. Bien sûr, je suis content que les mages aient enfin un refuge officiel… Mais il est fragile. Et à quel prix pourrions-nous le défendre ? C’est la réconciliation que nous devrons obtenir, et elle sera impossible si nous sommes seuls contre tous.

— Trouverions-nous un accord ? s’étonna Irzine. Vous paraissez plus raisonnables que les dirigeants. C’est eux que vous devez persuader, pas nous.

— Énerve-toi davantage ! s’écria Bérédine. Bakaden et Jounabie ne m’inspiraient pas confiance, mais Khanir ? Pourquoi se soumet-il à eux ?

— Le chef de votre groupe ? À vous de me le dire. Je pensais qu’il mettait tout le monde d’accord.

— Nous le pensions aussi, avança Horis. Irzine, dans votre récit, vous parliez d’un mage responsable de votre… état. Eh bien, si vous avez bien fait de le tuer, n’oubliez pas pourquoi nous nous battons. Ma famille entière a été massacrée juste parce qu’ils suivaient de la magie. Ils…

Je m’étends trop. La situation ne plaidera pas en notre faveur s’ils découvrent mon identité ! Une lourde respiration ponctua le débit du jeune homme. Il sentit même sa cornée s’humidifier, ce pourquoi Igdan lui tapota l’épaule avec douceur.

— Nous avons tous souffert, justifia-t-il. Y compris Bakaden et Jounabie. Ils ont perdu beaucoup des leurs dans cette purge. Vous êtes intervenus au mauvais moment.

— D’autres l’auraient fait, répliqua Larno. Ma sœur avait besoin de se révéler. De faire comprendre que tout n’est pas aussi simple.

— Vous croyez que vous attaquez au pouvoir vous aidera ? Que cela effacera vos plaies, vos brûlures ?

— Je n’aime pas le ton que vous employez, lâcha Irzine.

— Le conseiller du couple s’en prend à un enfant ? fit Bérédine. D’une lâcheté incomparable. Je comprends pourquoi ils t’ont choisi.

— Ils sont peut-être allés un peu loin, défendit Igdan. Mais enfin, vous qui êtes mages, pourquoi vous vous acharnez pour deux prisonniers ? Ils menaçaient la sécurité de Doroniak.

C’en fut trop pour Bérédine qui se redressa. Sa chaise bascula à terre et Igdan contre le mur. Elle l’avait plaquée si fort que le nomade en écarquilla des yeux. Il n’osa pas bouger face à l’écume baveuse et les yeux vifs contre laquelle il se heurtait.

— Tu es indécis en plus ? agressa-t-elle en lui glaviotant à la figure. Tu affirmes tout et son contraire ! Comment pourrais-je vivre dans un monde dans lequel les libertés des autres sont réprimées ? J’ai tant rêvé de retrouver l’ancien système… Mais je veux que ce soit en menant un combat juste.

Bérédine avance de bons arguments… Mais Igdan est mon ami ! Horis intervint trop tard, car Médis, bouche bée, attrapa l’épaule de sa jumelle. Ce qui lui valut un coup de coude en plein nez. Bien vite, à la frayeur de Bérédine, un saignement s’ensuivit. Enfin libéra-t-elle Igdan de son emprise.

— Désolée ! s’exclama-t-elle. Je ne voulais pas…

— Pourquoi tu t’emportes autant ? lança Médis. Je trouve moi aussi cet emprisonnement abusif, mais tu n’exagèrerais un peu ?

— Je croyais en cette nouvelle vie ! Nous nous sommes suffisamment cachés dans ces souterrains. Trop d’errements, trop d’actions isolées, il nous fallait un nouveau départ. Khanir l’affirmait encore juste avant de pénétrer dans ces murailles. J’ai été déçue. Pas seulement pour les dirigeants. Mais par lui aussi. Et j’ignore comment agir.

Bérédine baissa les bras. Elle luttait pour ne pas s’effondrer en sanglots. Il nous faut de la force. Au fond, je sais qu’elle a raison. Qu’elle incarne cette voie que je dois emprunter. Unissons-nous au lieu de nous diviser. Et pendant que Médis, Horis et Igdan l’observaient d’une mine morose, Irzine et Larno reculèrent sur leur chaise et les examinèrent avec une distance.

— Vous vouliez notre point de vue ? fit la femme masquée. Vous l’avez. Si vous êtes opposés à la décision de vos supérieurs, il vous est possible d’agir. C’est trop tard pour nous. Libérez-nous et nous serons plus favorables à vous aider.

— Elle a raison, soutint Bérédine. Assez tergiversé. Je vais aller leur dire leurs quatre vérités. Les faire plier !

— Est-ce bien raisonnable ? s’enquit Médis.

— Je la suis, affirma Horis. On n’enferme pas des enfants. Si Khanir se bat pour l’humanité, comme il s’en targuait, alors il comprendra.

— Je vois… Je ne peux que vous souhaiter bon courage, car je ne vous accompagnerai pas. Trop de conflits…

Au rembrunissement de Médis naquirent des intentions sans équivoque. Une alliée pour ce combat. Partons avant qu’il ne soit trop tard. Les prisonniers acquiescèrent dans une discrète mais présente exhortation, là où Igdan s’effaça. Il ne risqua pas à croiser quelque regard que ce fût, du moins avant la sortie de Horis et Bérédine.

Khanir, je vous en supplie. Soyez raisonnable.

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