Chapitre 35 : Infiltration (2/2)
Bakaden était donc le premier mort, mais pas le dernier.
Il n’y a rien de pire que de poignarder un homme sans défense. Maintenant, Jounabie, subissez les conséquences de vos décisions radicales.
Les gardes peinèrent à contenir la marée humaine. Lance tendue, tous aux aguets, ils embrochèrent quiconque franchissait les limites. Toutefois étaient-ils submergés par la force du nombre. Tant d’hommes et de femmes assaillaient dans tous les sens que les défenseurs finissaient renversés, cognés, voire surinés de part en part.
Vague protestatrice contre vague d’appui. Déjà en effervescence, la place devenait le théâtre d’une violence sans précédent. Les uns fuyaient, serrant très fort leurs enfants par la main, inondant les rues d’une sérénade de cris. Les autres levaient leurs armes, transperçant quiconque se dressait face à eux, noyant le pavé de sang et sanglots.
L’inexorabilité de l’acier suffisait déjà à répandre des cadavres. Sans l’appui de la magie. Sans la soif encore propagée dans chaque parcelle de Doroniak. Khanir chercha alors sa voie dans cet enchevêtrement de beuglements et d’affaissements. Nul flux n’emplit pourtant les lieux, car Jounabie l’en interdit d’un tapotement d’épaules. Laquelle se réfugiait auprès de deux mages et d’un troupeau de gardes afin de se frayer un passage. Par-delà l’entassement de dépouilles. Par-delà cimeterres et haches brandis tels des fourches.
Les responsables s’esbignent ainsi ? Si seulement je pouvais les poursuivre… Mais leur heure ne semble pas encore arrivée. Ma priorité est de m’en tirer !
Justement, attentive au discours jusqu’alors, Zelid se réorienta vers Nafda. D’un poing fermé elle exigea que les siens braquassent leurs lances en direction de l’assassin.
— Assez tergiversé, déclara-t-elle.
— Vous vous rabattez sur moi alors que c’est le chaos autour de vous ? nargua Nafda.
— Occupons-nous d’abord de toi. Jounabie a exagéré, mais tant pis, il faut suivre ses ordres. Tu ne recevras même pas l’honneur d’une exécution publique. Tu mourras comme les autres : anonyme et oubliée.
— Cela, j’en doute fortement.
Elle frôla de peu la pointe de lances.
La hauteur de son bond dépassa la tête de chacun des gardes.
Une fois derrière Zelid, ses mains volèrent à sa ceinture, et d’instinct elle récupéra ses lames tant désirées. Mais la garde avait anticipé le geste, aussi pivota-t-elle, esquiva l’attaque, et tenta une estocade de sa hallebarde. Sur sa lancée, d’un pas de biais, Nafda égorgea un garde avant d’en transpercer une seconde.
— J’attendais ce moment avec impatience, se targua l’assassin.
— T’enfuir à la première occasion ? répliqua Zelid.
— Si je le pouvais, je vous trancherais tous un par un. Mais vous êtes trop nombreux, et je ne souhaite pas répéter les erreurs du passé. Je suis une assassin, pas une guerrière.
Nafda glissa, passa en-dessous de ses assaillants, manqua de peu d’être fauchée. Une autre lancée l’avait impulsée. Apte de franchir la plus désordonnée des émeutes. Tant qu’elle alliait vitesse et agilité, rien n’était en mesure de la ralentir.
— L’assassin s’échappe dès que ses ennemis sont trop nombreux ? vociféra Zelid. Tu ne paies rien pour attendre !
J’ai raté l’occasion de me débarrasser d’elle. Une autre opportunité viendra, comme pour chacune de mes cibles.
Mais Nafda fendait les rues en peu de temps. Des cohortes d’émeutiers entouraient ses poursuivants, assez envahissants pour les ralentir. À chaque seconde grandissait l’ampleur de la révolte, tant de surface que de victimes. À chaque minute s’étendait l’incoercible, où les existences perdaient en valeur, où déclinait l’union d’une cité naguère prospère.
Une situation dont Nafda tira avantage pour s’engouffrer dans une ruelle. Elle traçait sa voie vers le sud. Vers la mer.
— Où crois-tu aller, assassin ? cria un garde.
L’un d’eux l’avait rattrapée. Et même s’il s’était annoncé, Nafda peina à se dérober de son attaque du dessus, réalisant une roulade de justesse. L’assaillant s’opiniâtrait, donc elle dut commencer à riposter. Derrière elle filait cependant une silhouette. La fine ombre prolongée se matérialisa en tant que sabre qui para le cimeterre adverse.
Impulsée par cette venue salvatrice, Nafda profita de la défense rompue de s’on opposant pour riposter. Leurs lames s’entrechoquèrent avec intensité. L’assassin grinça des dents quand on lui effleura l’épaule, alors elle assena plus de coups. Traversa ses défenses. Lui transperça le thorax. À l’effondrement de l’assaillant se révéla alors l’identité de cet homme surgi comme l’éclair.
— Jizo ? fit-elle, bouche bée. L’Empire Myrrhéen est si vaste, pourtant je retombe sur toi. À quoi bon évoluer si on retombe sur un point de départ ?
— J’étais tout autant stupéfait après t’avoir aperçu de loin lors du discours, répondit l’ancien esclave. On est quittes, alors ?
— Il n’y avait aucune dette entre nous deux. Et j’aurais pu l’occire sans ton aide.
— Nous n’avons pas le temps d’en discuter. Ils te poursuivent, pas vrai ? Suis-moi ! Je connais un endroit où nous pourrons nous cacher !
Je vais me terrer, exactement comme l’ont fait les mages ? Doroniak est définitivement tombé en décadence. Pas le temps de cogiter, je souffre de l’admettre, mais il a raison ! Une fois encore je dépends de quelqu’un. L’ironie veut que ce soit celui que j’ai délivré de l’esclavage. D’ailleurs, comment m’a-t-il vu alors qu’aucune des élites n’a daigné jeter un coup d’œil vers moi ?
Nafda et Jizo sprintaient à une telle distance que le tumulte derrière eux se dissipa progressivement. Bientôt ils s’apparentèrent à des échos du lointain. L’assassin était bien consciente qu’il s’agissait là d’une illusion : quand la frénésie naissait d’une cité, aucun quartier n’en était épargné.
Un parfum salé chatouilla les narines de Nafda. Parvenue à la digue, Nafda ne s’attarda ni sur la contemplation des bateaux amarrés, ni sur l’empressement des principaux occupants des quais. Au lieu de quoi elle emboîta le pas de Jizo qui lui présenta une auberge à quelques habitations de l’embranchement.
— C’est ton refuge ? demanda Nafda en arquant un sourcil.
— Oui, confirma Jizo. Où est le problème ?
— J’en vois deux. J’imagine bien que tu n’es pas le patron de cet établissement, donc tu es dans un état de servitude. Et puis, il s’agit d’un lieu public, comment veux-tu que j’y sois cachée ?
— L’auberge est peu fréquentée en ce moment, et mon patron doit être en train de dormir. C’est le moment ou jamais pour t’emmener dans ma chambre. Pour le reste, attendons d’être en sécurité avant de discuter.
Je rêve où il me donne des ordres ? Eh bien, je suppose que je n’ai pas le choix. De nouveau Nafda obtempéra, et tous deux pénétrèrent dans l’auberge. Même si Jizo était une tête connue, aucun des rares clients ne le héla, aussi put-il contourner les tables et s’engager dans la volée de marches. Laissons les poivrots se noyer dans l’ivresse. Leur dernier répit avant que la violence n’atteigne la mer.
En haut des escaliers émergea une autre silhouette familière. Bras relâchés, yeux grand ouverts, Nwelli s’était figée par-devers l’assassin.
— Toi, ici ? balbutia-t-elle.
— Nous sommes trois à être surpris, ironisa Nafda. Savoir que Gemout ne vous a pas rattrapés apporterait presque un peu de baume dans mon cœur.
— Tant de choses nous sont arrivés…, soupira Jizo. Ce serait long à raconter, mais il le faut bien…
— Et votre périple vous a menés dans la même cité que moi. Probablement le lieu plus dangereux de l’Empire Myrrhéen. En ce moment, en tout cas.
— Attendez ! s’inquiéta Nwelli. Il y a eu du remue-ménage au centre ?
— C’est un euphémisme. Jounabie a fait détruire la statue de Bennenike avant de poignarder un prêtre, ce qui a engendré une violence sans précédent. J’ai connu un meilleur accueil.
Déjà morose, Nwelli éclata en sanglots. Si bien que Jizo dut l’éteindre et lui tapoter le haut du dos. La sensibilité a ses avantages… et ses inconvénients.
— Vos retrouvailles sont touchantes, dit-elle. Mais tu ne m’as pas emmenée ici par pure bonté d’âme, n’est-ce pas ?
— Si ! s’exclama Jizo. Enfin… Nous sommes embarqués dans un sérieux problème. Il est peut-être possible de coopérer.
— Pas de détour, Jizo. Tu es plus fourbe que tu en as l’air.
— Ta méfiance est peut-être justifiée, mais notre demande est sincère. Je suis épuisé pour le moment… Serait-ce possible d’en parler demain ?
— D’accord. Sache juste que le temps nous est comptés. Tu as vu comme moi dans quel état est Doroniak.
— Merci beaucoup… Prends ma chambre juste là, je vais dormir avec Nwelli.
Il semblerait qu’ils se soient rapprochés… Nafda omit tout commentaire et se contenta de hocher la tête en direction des anciens esclaves. D’un geste sec elle ferma la porte. Une chambre entière lui était offerte, fût-ce éphémère. Tant pis si l’astre diurne n’avait pas encore décliné : Nafda n’avait plus profité d’un matelas et une couverture depuis ses incongrues retrouvailles avec Niel. D’une teneur distincte mais comparable avec Jizo et Nwelli. Elle s’y installa à brûle-pourpoint, et tenait avec fermeté ses deux dagues dont jamais plus elle ne se séparerait.
Un répit de courte durée. De très courte durée.
Horis Saiden, te retrouverai-je ?
Son cœur ne cessait de battre la chamade.
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