Chapitre 38 : La véritable loyauté (1/2)
HORIS
— Ne me dévisage pas ainsi, Horis ! Tu ne m’as pas laissé le choix !
Il était attaché une chaise. Pas par une simple corde, dont il aurait pu se débarrasser d’une flammèche. Plutôt par une matière annihilant son propre flux. Du kurta… Si même des mages s’en servent contre d’autres mages, la situation est catastrophique. Il en était coincéau milieu de la luxure et de la frustration. Derrière lui, du tonnerre grondait, phénomène d’une rareté exceptionnelle dans cette région. Devant lui, Khanir gesticulait comme jamais en lui foudroyant des yeux.
— Arrêtez de vous enfoncer, tança le jeune homme. Rien de ce que vous direz ne rattrapera vos erreurs.
— Tu attends des excuses ? J’assume mes choix. Si tu avais accepté de coopérer, de te comporter comme je le voulais, tu…
— Voilà donc vos intentions depuis le début ? Me manipuler ? Me modeler à votre image ? Un échec total, Khanir. Contemplez les ravages !
Sans même les voir, je les perçois. Tant de tremblements, tant de hurlements donnaient envie à Horis de clore les paupières à tout jamais. Pas même dans cette tour, dos au balcon, il n’était en sécurité. Il ne sourcilla guère quand Khanir le secoua tout entier.
— Je ne suis pas responsable ! se défendit-il. C’est Jounabie qui a échoué à défendre Doroniak.
— Celle avec qui vous avez fait une alliance ! imputa Horis. Une meurtrière de masse, prête à sacrifier son peuple pour ses ambitions !
— Tu parles comme ses détracteurs. Jounabie sauvera notre ville. Les soutiens des mages sont rares ces temps-ci. Sans ce type d’opportunités, nous serions encore tapis dans notre repère, à ourdir notre vengeance !
— Pas de cette façon… Détruire une statue de Bennenike ne l’empêchera pas de nuire. Massacrer des innocents n’aide en rien notre lutte, au contraire…
— Personne n’est innocent ! Pour sûr, seuls l’impératrice, ses miliciens, ses inquisiteurs ou qui sais-je encore accompliront la sale besogne de nous traquer, de nous torturer et de nous tuer. Mais la majorité est composée de soutiens silencieux. Ces personnes qui détournent leur regard quand les autres souffrent. Ces personnes qui dénoncent leur voisin pour survivre. Ces personnes qui s’offusquent quand nous nous battons pour nos droits.
— Avec de tels propos, vous ne valez pas mieux que vos ennemis.
Les traits de Khanir se déformèrent. Sa voix, déjà grave et rauque, s’étrangla sans demi-mesure. Des volutes de flux grandissaient autour de son poing à hauteur de ses hanches. Qu’il m’achève ici. Ce ne sera qu’un crime de plus.
— Impossible de te raisonner, conclut Khanir. Si tu savais combien cela m’attriste…
— Vous essayez de susciter ma pitié ? avisa Horis. J’ai beaucoup perdu. Vous aussi. Mais jamais cela n’excusera les pires atrocités.
— Tu oses comparer mes pertes aux tiennes ?
— Vous voulez que je vous dise ? Volmad et Solindi auraient honte de vous. Vous salissez leur mémoire.
— Je t’interdis de parler en leur nom ! Je n’étais même pas là quand ils sont morts ! Alors que toi… Tu étais présent lors de la mort de ta famille. Tu as été incapable de les protéger.
— Comment osez-vous ? J’ai tout fait pour les sauver ! J’étais désemparé, comme chacun d’entre nous !
— Inexpérimenté, surtout. C’est pourquoi tes souffrances sont incomparables aux miennes. Tu es encore jeune. Ta loyauté vacille. Une grande colère brûle en toi, mais tu ignores comment la déployer. Écoute ma sagesse.
— Votre sagesse vous a conduit à la folie. Peut-être que vous étiez ainsi depuis le début. Peut-être que je refusais de voir vos défauts. Mais c’est fini. À partir d’aujourd’hui, je trace ma propre voie.
— Où crois-tu aller, dans cette position ? Tu ne t’échapperas pas si aisément, Horis !
De nouvelles secousses ébranlèrent la tour. Il y régnait une telle obscurité que l’intérieur se couvrait d’opacité. Sommes-nous en pleine nuit ? Non, les mages manipulent le climat à leur guise. Les armes sont dégainées. Le sang est versé en abondance. Et la nature se perd. Même Khanir se retrouvait désemparé. Si bien que la sueur lustrait son front, si bien qu’il tournait en rond au centre de la pièce.
— Nous reprendrons notre conversation plus tard, décida le meneur. Je dois y aller.
— Où donc ? insista Horis.
— Près des murailles. Doroniak a besoin de ma protection. Celle des gardes ne suffit plus.
— Vous ne réussirez pas à endiguer cette tempête. Vous allez l’aggraver !
— Tant pis pour toi, Horis. Sache que tu m’as profondément déçu.
Khanir disparut dans les marches. Son aura, elle, se diffusait toujours continûment.
Il m’a abandonné, mais je le retrouverai !
Horis eut beau s’agiter, mordre ses lèvres, sautiller, rien ne le délivrait de cette condition. Il était témoin et non acteur. Il était victime et non riposteur.
Ces citoyens dehors… Ils périssent, emportés par des idéaux qui les dépassent ! Comment les délivrer ? Comment réparer cette situation désespérée ?
Un incroyable tumulte se propageait. Même en hauteur, même à une telle distance, le prisonnier percevait la détresse de tout un chacun. Des hurlements se cumulaient aux vociférations. Des sanglots imprégnaient la vacuité de la pièce. Des geignements emplissaient le semblant de mutisme.
D’autres innocents vont succomber… Des centaines, des milliers ! Tout ça parce que je me suis soumis à la tyrannie pour en combattre une autre ! Je ne suis pas devenu mage pour ça… Il existe un autre chemin. S’il existe un moyen de rattraper mes erreurs… Que le ciel préserve mon âme, je ne veux pas mourir ainsi ! Oublié ou haï de tous… Désigné comme ennemi public.
Le temps défilait avec une insoutenable lenteur. Chaque seconde paraissait une minute, et chaque minute une heure. À tout instant, des remords lancinaient le jeune mage, immobilisé dans un bâtiment de convoitise.
C’est la fin. Ils vont prendre d’assaut cette tour. Comment leur blâmer ? J’étais agenouillé, j’ai obtempéré aux instructions qu’ils m’aboyaient. Je suis autant coupable qu’eux, en réalité. Inutile de vivre dans le déni.
Des bruits de pas montaient tout le long de la tour. Des ombres jaillissaient vers le haut des marches. Ça y est. Les silhouettes s’approchent. Mon destin est scellé. Horis posa ses mains sur les accoudoirs, ferma les yeux, accueillit ses derniers instants. Il souffla à pleins poumons, appréhendant les pires événements. J’ai toujours côtoyé la mort de près. Au moins, la pénombre est propice.
— Horis ! s’exclama une voix familière. Tu es vivant, et entier !
Il ne s’attendait guère à voir poindre l’illumination. S’il avait pu se frotter les yeux, extirpé de toute confusion, il l’aurait exécuté sans la moindre hésitation. Car les individus en question se hâtèrent vers lui. L’un d’eux trancha ses liens d’un vif coup de couteau, puis l’enferma dans une étreinte.
C’était Igdan. Sembi et Milak l’accompagnaient, soulagés en dépit des circonstances.
— Il t’a laissé la vie sauve ! s’exclama Milak en soufflant. Il lui reste donc un semblant d’empathie. Pas que ça compense tout le reste.
— Vous avez échappé à son emprise ? s’étonna Horis.
— Difficilement, admit Sembi. C’est le chaos, là-dehors. Combien d’entre nous s’en sortirent. Même notre propre groupe est divisé ! Tout ce temps à s’allier pour renverser la tyrannie, avant de se disloquer ainsi…
— J’ai cru que je ne te retrouverais jamais…, murmura Igdan. Oh, si tu savais combien j’ai eu tort !
— Où étais-tu durant tout ce temps ?
Igdan rompit contact avec son ami avant de se rembrunir. Bon sang ! Pourquoi est-ce la première question que je lui pose ? Je ne l’avais plus vu depuis… Depuis que Bakaden a été poignardé et Bérédine brûlée vive.
— Confiné, révéla l’ancien nomade. Après ce qu’il s’est passé, j’ai quitté mon rôle de conseiller, mais on me surveillait toujours. J’ai vu les événements aggraver. Horis, c’est la folie, ! Une véritable guerre… Je craignais que Khanir et Jounabie t’aient tué.
— Nous le craignions tous, ajouta Sembi. Nous avons détalé aussi vite que possible quand nous avons retrouvé Igdan.
— En fait, je pensais qu’ils t’avaient enfermé. Pas en prison, visiblement. Les captifs se sont évadés !
— Hein ? s’étonna Horis. Mais comment ?
— Quelqu’un les a libérés, sans doute. On parle d’une femme armée de deux dagues courbes. Les rumeurs se propagent vite quand le chaos s’empare d’une cité entière…
Nafda ? Elle est à Doroniak et je l’ai ratée ? Difficile de croire à une coïncidence. Légaliser la magie a fait de cette cité une cible idéale pour tout l’empire. Alors qu’il examinait son ami, peinant à formuler des remerciements, Horis finit par se relever. Picotements et engourdissements tenaillaient ses jambes, mais il tenait dessus, et était paré à fouler la plus grande distance nécessaire. Ses compagnons mages le soutiendraient.
— Ils t’ont gardé enfermé ici…, compatit Igdan. Ils t’ont forcé à commettre des choses que tu n’aurais jamais accepté. Pardonne-moi, Horis. J’avais une confiance aveugle aux dirigeants.
— L’erreur est partagée… Khanir était un modèle pour moi. Il ne m’a pas seulement trahi, mais aussi l’ensemble de notre communauté. Il doit payer. Il risque encore de tuer.
— As-tu seulement une idée d’où il se trouve ? Dehors… C’est indescriptible.
— Il n’ira pas bien loin. Nous ne devons pas fuir nos responsabilités, Igdan. Quand la racine du mal sera détruite, Doroniak sera sauvé.
— Vraiment, Horis ? Tu n’as pas l’air convaincu…
— Non. Mais tant pis. Il faut y aller.
— Je suis d’accord, fit Milak. Te recruter a été sa meilleure décision. Et peut-être sa dernière bonne.
Opinant, Horis se précipita vers la sortie, flanqué de ses amis. Tel était son credo : défendre les innocents, qu’ils fussent assaillis d’une envahissante magie ou d’une arme tranchante. La vengeance n’a plus de sens. L’objectif se trouve au-delà. Pourquoi étais-je dans l’erreur pendant tout ce temps ? Khanir avait au moins raison sur un point : je suis encore inexpérimenté.
Son flux circulait avec harmonie dans son sang. À mesure qu’il descendait les marches, Horis sentait l’épanouissement monter en lui.. Tant de temps à subir l’enserrement de la corde, et la magie réfrénée quémandait juste un brin de délivrance. Bientôt il serait déployé. Et à bon escient, comme le formulaient les espérances.
Ils gagnèrent l’extérieur en moins d’une minute. Doroniak, transformé en champ de bataille, se situait en bien pire état que l’avait décrit Igdan.
C’était comme si le soleil avait regagné son intensité. Comme s’il consumait de nouveau, illuminait le chaos depuis le sommet de la voûte. S’il subsistait des masses nuageuses, elles s’étaient assez dispersées, ce qui n’empêchait guère des projectiles de chuter encore de temps à autre.
Grand mal prenait Horis de scruter la frénésie du ciel. Pleurs et cris issu du sol lui lancinait déjà les tympans. Aussi devait-il s’orienter vers l’insoutenable : là d’où émergeait le désespoir. Partout cliquetait un métal gorgé de fluide vital, brandi de pleine fureur. Parfois, des étroites allées aux larges rues, rayons lumineux et sphères incandescentes ripostaient face au règne des armes. Au-delà des hennissements s’écroulaient certains tandis que d’autres se relevaient, armure ensanglantée, presque méconnaissable. Ils étaient nombreux à se ruer jusqu’à la fatalité. Peu leur importait de se mouvoir dans un assaut si désordonné. Gardes ou mages, inquisiteurs ou miliciens, engouffrés parmi cette majorité de militaires, tous se jetaient telles des âmes égarées. Ils clopinaient entre beuglements. Ils fendaient entre hurlements.
Tous observèrent la scène avec horreur, inaptes à réfréner cette violence insoutenable.
Qu’on nous préserve… C’est un véritable cauchemar. On est loin des batailles rangées et fantasmées. Un massacre dans tous les sens du terme. L’allégeance importe peu : les armes sont moulinées dans tous les sens, les sorts de zone dévastent tout… Comment se repérer ? Comment garder espoir ?
— Je t’avais prévenu…, souffla Igdan. Comment en sommes-nous arrivés là ?
— L’important est de savoir comment s’en sortir, affirma Horis.
— Ce doit être pareil partout… J’ai peur, Horis. Je n’ai jamais rien vécu de tel.
— Moi non plus. Mais si nous restons ici, nous sommes exposés en danger.
— Nous déplacer ne nous préservera pas… Mais nous n’avons pas le choix.
Annotations
Versions