Chapitre 41 : Le dévouement (1/2)

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DOCINI


Un assourdissant vacarme. Une force, naguère endormie, en mesure d’ébranler des montagnes. Et même de réveiller les personnes dont le rôle n’était pas terminé.

Quoi, c’est tout ? Je vais rester inconsciente toute la bataille durant, incapable de tenir après la première charge ? Vingt-cinq années dans ce monde et ce serait déjà la fin… Suis-je si médiocre ? Si mal préparée ?

Docini ignorait combien de temps elle avait côtoyé les limbes. Même si ce repos forcé s’était étendu sur moins d’une heure, les perspectives étaient catastrophiques. Tant de choses pouvait se dérouler sur cet intervalle. Tant d’existences réduites à néant. Tant de destruction emportant chaque artère. Des dizaines de minutes lors desquelles elle n’avait pas agi.

L’inquisitrice comprit pourquoi elle avait été ignorée. La raison pour laquelle, parmi tous ces intervenants, une âme pernicieuse ne l’avait pas achevée. Au-delà de ces cernes violacés et de l’engourdissement de ses muscles, du sang s’écoulait en abondance, à la manière d’une transpiration. Des plaies ouvertes, encore fraîches, en dépit du temps passé depuis l’impact. Plusieurs os cassés sans qu’elle sût déterminer lesquels.

Et pourtant, la douleur ne l’ankylosait guère.

Pas cette fois. M’affaler ici serait signe de renoncement. Plus question de décevoir qui que ce soit. Je me relèverai, quoi qu’il en coûte !

La souffrance n’importait plus. Docini était de nouveau debout, parée à en découdre, prête à déchiqueter quiconque menaçait la sérénité des innocents. Son épée, trônant sur un sol poussiéreux et sanguinolent, émettait le plus régulier des appels.

Elle s’en empara avec détermination. Elle la brandit avec résolution.

— Montrez-vous ! hurla-t-elle. Où que vous soyez !

Mais Docini avait beau fendre ces allées saccagées, peu d’esprits se manifestaient. Sans doute les survivants ne souhaitaient pas prolonger cette absurdité. Si Doroniak était condamné, comme semblait l’annoncer cette irréversible destruction, ses habitants pouvaient encore la fuir. Pour cela, ils devaient se réfugier loin du nord. Là où émergeait la source de la désagrégation massive. Là où Docini se dirigeait.

Elle aperçut un mage tranché en deux. Émergea l’ombre bien trop familière, braquant une épée ensanglantée avec fierté. Lui, évidemment. Adelam toisait sa subordonnée du haut de son cheval.

— Tu es en piteux état, constata-t-il. Et tu as perdu ton cheval. Enfin, tu tiens plus longtemps que ce que j’avais prévu.

— Quoi ? s’offusqua Docini. Vous pensiez que cette bataille allait me tuer ?

— Elle est loin d’être terminée, et tout peut arriver. Vaincre un mage enragé est une chose, triompher de la destruction massive en est une autre. Tu penses être une guerrière ? Alors va au nord de Doroniak. C’est là que les affrontements atteignent leur intensité maximale.

— Je me dirigerais déjà dans cette direction ! Et vous, alors ?

— Vers les quais. Où se trouvent les proies les plus faciles.

— Très bien… J’imagine que ma sœur dévaste tout, hein ?

— Je ne l’ai pas revue depuis qu’elle a chargée contre Horis. Nul doute qu’elle rapportera sa tête, achevant le travail que tu as commencé. Nous nous reverrons plus tard… si tues chanceuse…

Adelam tourna la tête face à une inquisitrice déconcertée. Il avait déjà filé au galop au moment où Docini tailla sa route. Un répit au milieu du chaos… J’aimerais croiser davantage de visages amicaux là, tout de suite.

Des cris vrillaient sans cesse ses tympans tandis qu’elle progressait entre ruines et dépouilles. Elle ignorait combien de vies elle sauverait, ni même si son intervention soulagerait sa conscience, mais tel était son devoir. Tant pis si des éclairs de douleur la striaient à chacune de ses foulées. Tant pis si elle pantelait davantage qu’elle respirait. Elle n’avait plus le droit à l’échec.

Un rassemblement de citoyens courait d’est en ouest. Chaque geignement, chaque murmure de dépit, chaque soupir d’agonie heurtait l’inquisitrice. C’est eux que je dois protéger. Ont-ils besoin une escorte ? Ou bien de quelqu’un d’assez brave pour purifier l’origine de leurs maux ? De loin, elle comprenait qu’ils se précipitaient vers une aubaine. Pourvu qu’ils y arrivent en sécurité.

Ils arrivèrent sur un croisement. Devant eux se déploya un attroupement de miliciens qui leur bloqua aussitôt leur passage. Nerben était à leur tête, traits renfrognés, dévisageant chacun des désespérés.

Encore lui. Il débarque au pire moment, sans avoir montré la moindre once d’héroïsme. Il pourrait se rendre utile, mais il n’est pas ainsi. Il va les abandonner à leur sort. Repartir sur son chemin.

— En voilà d’autres, remarqua-t-il. Les soi-disant victimes de cette guerre.

— Pitié, sauvez-nous ! quémanda une vieille femme.

— Vous êtes là pour ça, non ? ajouta un jeune homme.

— Tout dépend de qui vous êtes.

Bon sang, ça se voit, non ? Combien doivent mourir pour que tu ressentes un tant soit peu de compassion, Nerben ? Ledit vétéran continuait de les jauger, astiquant son hallebarde, dominant depuis la hauteur de son cheval. Depuis le mur derrière lequel elle observait, Docini aperçut le plissement de ses yeux. L’assombrissement de son expression.

— Avec quels idéaux naïfs vous allez plaider ? persiffla-t-il d’une voix glaciale. Votre innocence ? Votre bonté ? Désolé, mais je n’y crois pas. Cette guerre a été causée par l’ascension de Jounabie Neit et Khanir Nédret. Et ce parce que vous les avez soutenus. Au moins une franche partie d’entre vous.

En quoi leurs opinions rentrent en considération ? Même les soutiens des mages ne voulaient pas ça ! Ce raisonnement est insensé ! Pourtant Docini ne trouva toujours pas le courage de se mouvoir. De révéler à Nerben combien il se fourvoyait. Au lieu de quoi elle restait dissimulée, simple témoin, mille regrets tourbillonnant en son sein. Ce pendant que le vétéran nuisait encore.

Face à lui, le mutisme le plus complet. Les frissons des citadins, surtout des plus vulnérables, se transmettait jusqu’à l’inquisitrice. Et les miliciens étendaient leur ombre vers eux. Ils ne faisaient rien pour réprimer des tressaillements aussi prononcés.

— Vous n’assumez pas ? insista Nerben. Des lâches, tous autant que vous êtes ! Le mal s’est répandu parce que vous l’avez hissé au sommet ! L’allégeance de citoyens comme vous, préférant les maléfices à la prospérité, est une arme plus dangereuse que n’importe quel sort.

— Ils avaient promis de nous sauver ! cria une femme. La liberté pour tous, c’est ce que nous réclamions !

— Purement illusoire. La stabilité d’une société résulte de l’essor de la majorité au détriment d’une minorité dangereuse. Enfin, c’est ce que pensait Bennenike, en affirmant que la purge des mages était un sacrifice nécessaire. Mais elle avait tort. Car si les mages ont si longtemps porté préjudice dans l’Empire Myrrhéen, et qu’ils poursuivent encore aujourd’hui, c’est à cause des personnes comme vous. Vous les avez tolérés. Vous avez contribué à leur ascension. Alors vous ne méritez pas de fuir. Juste la mort.

Sur ces mots il braqua sa hallebarde de plus belle. Sur ces mots l’injonction fut lancée. Aucun hurlement de terreur, aucun repli brandi comme ultime égide ne réfréna la volonté de Nerben. Pas même le tâtonnement de quelques miliciens, soumis à l’instruction en dehors de toute hiérarchie.

Les miliciens tranchèrent dans le vif. Hommes, femmes, enfants, vieillards, personne n’était épargné, tous périssaient dans le plus macabre des bains de sang. S’ils tentaient une fuite, les miliciens le rattrapaient. S’ils se défendaient, priorisant des vies plus précieuses et fragiles, ils retardaient la fatalité de quelques secondes seulement. Piégés au sein de l’impitoyable adversité, où le flux magique n’exerçait nul contrôle, où le métal chantait sa sordide mélodie. Lances, hallebardes et cimeterre se confondaient, maniés de pleine assurance, engorgés sans arrêt de fluide vital.

Docini assistait à tout cela. Son cœur se déchirait davantage chaque fois qu’une âme succombait. Elle aurait dû soulever son épée, pourfendre chacun des meurtriers, pourtant elle n’en fit rien. À la place, elle s’était adossée contre le mur, paralysée de sanglots, sa figure noyée de larmes.

Réveille-toi, aide-les ! Lâche, couarde, froussarde ! Ils ont besoin de toi ! Ils meurent l’un après l’autre, et tu restes là sans bouger ! Qu’est-ce qui t’effraie ? Ta propre hiérarchie ? Ton allégeance ? Assume donc, Docini ! Tu as rejoint le mauvais camp…

Que je suis horrible.

Elle se projeta dans son intervention fictive. Surgissant de l’ombre à l’instar d’une héroïne, accomplir ce pourquoi elle s’était intégrée dans ce territoire. Seule face à une nuée de cavaliers. Si même harnachée sur son cheval, son courage s’était heurté contre un mur, que pouvait-elle face à eux ? Bien peu. Alors elle restait là, esprit opposé au corps, bientôt assaillie d’une myriade de remords.

Si seulement d’autres témoins apercevaient ce massacre, cette injustice… Je me suis relevée pour rien. Sinon pour assister à des horreurs. Ils avaient un espoir, Nerben l’a détruit. J’aurais dû agir… Mais le témoin que je suis s’avère bien impuissante.

Docini fendit la route à contrecœur, traçant la voie septentrionale. Des gouttes de sang et de larmes chutaient en continu tandis qu’elle courait la tête baissée. Bientôt les cris s’estompèrent, non car elle le distançait, plutôt car il n’y avait plus aucun vivant pour les prononcer.

Pardonnez-moi… Que dans votre tombe se grave mes regrets. Je savais Nerben malade, mais pas à ce point-là… Justice sera accordée, je vous le garantis ! Je ne peux pas le décapiter moi-même… Pas un soi-disant allié… Mais je le dénoncerai à Bennenike, exactement comme elle le souhaitait, et il subira la peine capitale ! En attendant, il risque encore de nuire…

Une sempiternelle explosion retentit. Trois bâtiments basculèrent d’un coup, et la retombée de poussière balaya tout sur son passage, si bien que Docini en fut momentanément aveuglée.

Hélas je n’ai pas le choix. Il existe quelqu’un d’au moins aussi dangereux. Et que je peux affronter en tout légalité.

Regrets devaient être avalés. L’inquisitrice s’emplit d’énergie, nerfs crispés et épée portée avec conviction. Peu importe si je me nourris de colère, elle m’impulsera pour la suite ! D’un sprint démesuré, refoulant sa géhenne. Docini s’approcha peu à peu des lieux de la débâcle. Plus les vibrations parcouraient sa lame et plus la densité de cadavres augmentait.

Toute catégorie confondue avait goûté à la saveur de la tribulation. Citoyens, gardes, soldats, militaires et même des inquisiteurs, emplissaient l’endroit d’une vision insoutenable. Ils étaient des centaines. Écrasés, démembrés, calcinés, déchiquetés. Il était impossible pour Docini de tous les dénombrer. Même mes pires cauchemars ne sont pas ainsi… Me réveillerai-je si je me frotte les yeux ? Ou bien je suis condamnée ?

Au centre de tout, le long du cratère que les pans de plâtre formaient, le responsable trônait orgueilleusement. Khanir Nédret. Ça ne peut être que lui. Cendres et grains de sabre voletaient autour de cette sombre silhouette que rien n’arrêtait. Pas même cette coalition de miliciens et de militaires, à la tête de laquelle se trouvait Lehold.

Un sourire éphémère illumina son visage dévasté au moment où il repéra Docini.

— Docini…, fit-il, estomaqué. Je te croyais morte…

— Peut-être un sort préférable, répliqua l’inquisitrice. Vu le contexte… J’ai vu Nerben et…

— Pas le temps de parler de lui. Ta force est requise ici. La puissance de Khanir dépasse l’entendement.

Une telle déclaration arracha un sourire au concerné. Toute son attention convergeait vers l’inquisitrice, pour qui un regard si acerbe révélait des intentions sans équivoque. Je suis sa nouvelle cible. Ce pourquoi elle ravala sa salive.

— Une autre guerrière rejoint la lutte, annonça-t-il avec passion. Et pas n’importe laquelle.

— Cessez vos discours pompeux ! vociféra Docini. Je sais qui vous êtes. Vous savez qui je suis. Assez de tergiversation.

— C’est toi qui palabres avec ce Lehold au lieu de m’affronter. Qu’attends-tu ? Je sens une rage qui émane de toi. Un besoin de violence à assouvir, comme l’ensemble des chasseurs de mages.

— Et vous, alors ? Regardez vos dégâts ! Vous êtes la raison même de notre combat !

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