La noirceur (1.1.6)
Tome 1 > chapitre 1 (prologue) > partie 6
Accaparés par la situation au bord du drame, personne ne remarqua l’obscurité totale qui enveloppa soudainement la tour, ni l’instant d’après l’arbre décharné qui pénétra par la brèche ouverte aussi droitement qu’une flèche. Il faucha deux soldats de la garde avant de s’encastrer dans le mur opposé. Tous les vents du monde s’engouffrèrent à sa suite. Une vague jaillit dans la pièce et fit chanceler d’autres hommes avant de se retirer. Ils s’agrippèrent à ce qu’ils trouvaient pour ne pas être emportés. Les dernières lampes s’éteignirent. L'un des mages arrivé avec l’Administrateur invoqua des lumières flottant dans les airs, mais les rafales les chassèrent tout aussi vite. Seules les auras des deux protectrices empêchaient les ténèbres d’être totales.
Astheïa regardait la situation sans paniquer mais resta sidérée en sentant un torrent de puissance inimaginable se déverser du sommet de la tour, si fort que même ceux n’ayant jamais pratiqué la magie le perçurent. Tables et armoires explosèrent, leurs échardes rebondirent sur les cuirasses ou criblèrent les corps. Les instruments d’astronomie volèrent comme dans des tornades. La pierre des murs se compressa dans un bruit effrayant pendant plusieurs secondes, puis partout elle éclata soudainement. Ce fut une hécatombe parmi les soldats, les morceaux de roche affûtés frappèrent les armures, les pénétrant sans effort, la moitié des hommes tomba au sol sous le choc. Le sang jailli abondamment, certains essayaient de se traîner avec leurs jambes blessées, d’autres hurlaient sans arriver à ôter leur armure déformée.
Natseli sentit une pointe percer son casque et lui déchirer la peau, le sang coula sur ses yeux. Comprenant que le combat ne se déroulerait plus face à la garde mais contre le déchaînement alentour, il courut vers Minae pour l’enserrer et la protéger. Recroquevillée, elle tenait son hybre au creux de son ventre et luttait de toutes ses forces pour maintenir les gens en vie, puisant dans la puissance des éléments et l’eau nourricière. Ses cris effrayés se perdaient dans le fracas et ses larmes se mélangeaient aux flots salés envahissant l’espace.
— Autour de Minae ! cria Astheïa en comprenant ce que Natseli faisait.
Ses hommes obéirent immédiatement mais ils n’allèrent pas loin. Le plancher se déchira devant eux, les lattes se brisèrent et les poutres maîtresses remontèrent. Deux protecteurs glissèrent à l’étage inférieur déjà à demi noyé. Les autres reculèrent pour ne pas y tomber eux-aussi.
D'une pensée, Astheïa puisa dans les énergies alentour et les concentra sur la sphère qu'elle tenait. Son corps répandit aussitôt une forte lumière dans la pièce.
— On ne pourra pas s’en sortir sans elle, on passe ! Soldats de la garde, suivez-nous si voulez vivre ! cria-t-elle.
Le trou dans le plancher était large mais pas infranchissable. Gênés par leur armure, les centimètres d’eau dans lesquels ils avançaient et le vent, certains doutaient d’y arriver, mais tous suivirent ses ordres sans hésiter. L’un des leurs disparut dans la brume de l’escalier pour tirer ses compagnons de la noyade : à chaque instant l'étage inférieur où ils avaient disparus se remplissait de plus d'eau.
Mais avant même que le premier homme n’ait entreprit de sauter, une vague immense entra dans la pièce et la noya entièrement avant de se retirer. Le flot éparpilla les occupants, plusieurs plantèrent leur épée dans le sol de bois pour éviter d’être emportés et s’accrochèrent au pommeau comme des désespérés. Astheïa fut soulevée vers le haut pour heurter violemment le plafond. Le choc lui fit lâcher son marteau comme sa sphère d'hybre. L'éclat merveilleux suivit le reflux et roula vers l'abîme pour s'y perdre. Elle regarda avec une peine immense disparaître l'un des objets les plus précieux de sa vie. Elle retomba lourdement au sol et y resta quelques instants sans bouger, hagarde suite au choc, le visage dans l'eau.
Il ne subsista de nouveau que les auras diaphanes des deux jeunes femmes.
Ceux qui le purent finirent par se relever péniblement, se traînant vers l’abri illusoire du tronc d’arbre bloqué dans le mur. Ils tiraient leurs compagnons inconscients, tandis que d’autres prenaient la faible clarté d'Astheïa comme point de repère. Deux protecteurs et quelques soldats l’avaient rejointe. Ils s’étaient mis à genoux derrière leurs boucliers et tentaient de se protéger des éléments qui les assaillaient.
Andenos avançait difficilement vers Astheïa, aidant un soldat aux jambes visiblement cassées. Il allait lui crier quelque chose lorsqu’une nouvelle vague lui arriva jusqu’à la taille et lui fit perdre l'équilibre.
Avec horreur, Astheïa le vit disparaître sous l’écume et se précipita vers lui, ne pensant à rien d’autre. Elle n’eut pas le temps de voir le léger bouclier de son ami être emporté par le vent avant qu’il ne la frappe de plein fouet et ne la projette au sol. La brillance l'entourant cessa instantanément.
Aveugle sans son aura, le souffle coupé, ressentant une douleur intense dans tout le haut du corps, avalant plus d’eau que d’air, elle utilisa toute sa volonté pour parvenir à se mettre à quatre pattes et entreprit de se relever. Chaque geste, chaque inspiration devenait un combat.
A peine avait-elle émergé que quelque chose, peut-être une lourde branche, un bloc de pierre, ou encore une arme abandonnée, lui faucha les bras. Une douleur déchirante lui traversa les poignets et les mains et elle s’effondra de nouveau.
Enfermée dans la noirceur, tétanisée, submergée par la souffrance, se noyant sous les flots déferlants, son corps refusant de la porter, elle se sentait emportée vers la brèche du mur par les courants et se mit à paniquer. Chaque vague la poussait légèrement mais l’entraînait bien plus en arrière à son reflux.
Par réflexe, elle puisa dans son hybre et la faible aura inutile émana de nouveau de son corps meurtri. Résolue à dompter le danger, trouvant dans la lumière son espoir, elle tenta d’émerger de nouveau en prenant appui sur ses coudes, mais ne résista ni aux vagues ni aux vents. Pourtant elle persista, refusa d’abandonner. Longtemps, elle lutta avant de sentir ses forces la quitter tandis qu'elle commençait à s'asphyxier. Lorsqu'un de ses pieds rencontra le vide, elle comprit avec horreur qu’elle allait être emportée et mourrait noyée au bas de la tour. L'effroi lui donna de dernières forces pour lutter et son aura brilla un instant comme un astre avant de redevenir une faible braise.
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