Un malheur, ou pas... (corr. Anne)
Malgré les attentions de Djezabelle, Aymeris ne pouvait plus supporter son inactivité, ni cette captivité princière. Chaque fois qu’il croisait Djezabelle, il ne pouvait que constater sa fébrilité, tous deux rougissaient et étaient affamés l’un de l’autre. Il ne pouvait cependant se priver de la voir, ni de la caresser ; les jours, les nuits passaient pourtant.
Samaël et Teixó l’avaient chargé d'une dernière mission auprès de sa Papesse.
Alors, une dernière fois, devant le pavillon de soie, Aymeris, se rapprocha, ceignit de son bras musclé la taille souple de son amie.
- Cette nuit, tu la retrouveras, la féerie du ciel étoilé, mais je ne serai plus là. Demain, l'aube rosée allumera, sur ta terre, les mêmes clartés étincelantes. Mais pour la gloire de mon Dieu et de ma Papesse, je serai auprès des miens et de mes soldats.
- Ah ! Comte, pourquoi avons-nous fait ce pacte absurde de n’être unis que jusqu’à la montée des deux lunes pleines ?
- C'est toi et ton Prophète qui l'avez voulu. Je n’ai été pour vous qu’un otage de choix.
- C'est vrai, Aymeris, et j’ai été folle d’accepter ce cadeau de Samaël. Il a créé en moi de telles illusions. C'est vrai, trente-trois jours, trente nuits. Mais l'engagement tient-il encore ? Trente-trois jours et trente nuits… Aymeris, j’ai mis tant de sentiment dans notre aventure. Nos destinées doivent-elles se séparer ? Nos fins sont pourtant différentes. C'est pourquoi j'ai voulu d'avance l'échéance inévitable. Mais, ce soir, l'ombre m'attriste, cette nuit claire annonce notre prochaine séparation. Les hommes et les choses me semblent des spectres, oui, soudain, j’ai l’inévitable devant les yeux.
- Nous sommes comme deux amis, deux amants qui se sépareront et continueront leurs vies sur des routes opposées. C'était convenu, Djezabelle. Mais, jouissons de ces derniers instants.
- Vraiment je te déteste, vraiment je te déteste...
Disant cela, elle lui tendit ses lèvres, avec des yeux de tristesse mouillée. Et lui, pour chasser toute autre pensée que de jouir de cet ultime instant, tant qu'il en était encore temps, écrasa sa bouche sur la sienne. Un long baiser, mené par deux langues emmêlées en dispute, en bataille, jusqu'au vertige, amenant l'oubli du reste. Les tentes profilaient, sur les palissades, des arêtes imprécises sur le fond nacré de la nuit où s'allumaient déjà des myriades d'étoiles. Les flûtes Samaëliennes d'une fête nasillèrent non loin de là.
Le comte enlaça une dernière fois Djezabelle, puis Il s'éloigna et regagna sa monture.
Les adieux étaient consommés, ils s’étaient arrachés l’un à l’autre.
Ils ne se reverraient que pour croiser le fer, mais ils en avaient l’habitude.
Son existence lui était devenue vaine. Cet amour qu'il avait traité, d'abord avec réticence, avait pris une tournure qui absorbait toutes ses pensées.
"Oui, se disait-il, elle est vive, elle est belle ! Son œil noir est profond et pénétrant, sa peau veloutée a le goût du miel, elle rayonne d'un éclat sombre, comme les belles nuits de son désert. Sa voix est fraîche comme la source ! Sa joliesse est comme un parfum enivrant et trop fort qui fait perdre la raison."
Il se souvenait que souvent elle murmurait à son oreille ces paroles si tendres : "Je voudrais rester toujours ainsi, toujours tout contre toi, et toi en moi. Si nous mourons ensemble, ce serait encore un grand bonheur pour moi !" Ces douces paroles résonnaient comme un écho, pourtant pas si lointain, qui lui répéterait toujours la même chose, sans s'affaiblir.
"Comment, songeait-il, cette charmante princesse, cette créature parfaite, pourrait-elle m'appartenir ? Elle m'aime et elle ne sera plus jamais à moi ! Un autre, peut-être, l'aura ..."
"Mais il le faut, allons ! pensa-t-il."
Il désira mourir, et ce fut dans ces sentiments, le cœur lourd, qu'il arriva au grand camp des Salamandrins, quelques jours avant l’embarquement.
*****
Un jour passa.
Cet après-midi-là, Djezabelle s'ennuyait beaucoup. Après le bain, une servante lui avait apporté une exquise tunique de linon jaune et tulle qui moulait effrontément son corps sculptural.
Shéchana venait de réussir pour elle un coquin tignon*, une coiffe de belle allure, d'une nuance identique à celle de son vêtement. Pourtant, malgré la mélodie des étoffes qui bruissaient sur elle, Djezabelle s'ennuyait en silence.
Preste et légère, elle était sortie d’un bain parfumé. D'abord, une très jolie jambe, puis son pied mignon, et elle, nue, sans fard aucun, encore toute mouillée, revêtit la légère tunique et parcourut paresseusement le camp. Sur cette anxiété, le soleil se couchait et répandait de l'or en fusion, le soir s’avançait et l’air encore surchauffé rampait entre les tentes dont les toiles ondulaient mollement. Le grand camp ne s’endormirait pas, la guerre n’était pas finie, les Salamandrins étaient toujours à moins de cinq lieues et représentaient toujours une menace.
Là-bas, derrière les dunes aux reflets de vif-argent, sous les deux lunes, un chacal solitaire leva la tête vers les deux astres blafards et hurla. Ce cri, inattendu, remplit Djezabelle d’une terreur superstitieuse, car elle le considérait comme un mauvais présage, peut-être de mort.
Sa délicieuse tunique encore humide lui collait à la peau et ne cachait pas grand-chose. Elle ne comptait plus les hommages de toute sorte qui l'avaient effleurée, louant sa beauté piquante et son courage admirable. Mais aucun de ces témoignages, trop près d'une banalité affligeante, et aussi sans doute trop loin des caresses et des mots doux de son cher Aymeris, ne l'avaient distraite de la douleur sourde qui lui broyait le coeur. Aucun de ces flatteurs n'avait eu la chance de tromper sa peine.
Non, Djezabelle n'avait nulle envie de rire ce soir, elle était triste à pleurer, parce que rien ne l'amuserait plus, car son cœur meurtri attendait le retour de son aimé.
Elle entra dans sa tente, prit sur le chevet, le livre que lui avait offert Aymeris, l’ouvrit au hasard. Ses yeux et sa bouche s'animèrent, son adorable visage prit vie. Avec un triste sourire, presque une caresse, elle le referma, le caressant du bout des doigts, le portant à ses lèvres. Puis après un baiser, elle le reposa.
Courage ou devoir, Aymeris ne lui avait pas demandé sa main, et son cœur, à qui appartenait il ? à elle ou à sa Papesse ?
Tout était sombre. Elle se retourna pour cacher deux larmes et regarda du côté du désert. Au ciel, les lunes disparaissaient derrière un nuage, et tout devint noir.
*****
Un chacal solitaire hurlait au loin dans les dunes, par-delà la passe de Rëille. Les Samaëliens disaient qu’elle avait été ouverte par le sabre de Samaël, voie forcée entre la côte et le désert, Porte du Sud, formidable brèche entre deux hautes murailles ocre rouge, contraste entre les plateaux du grand erg et les plages de sable noir. Les falaises de Rëille arrêtaient, à leur sommet, tous les nuages du ciel, toutes les pluies de la mer de Silex.
Devant le Tau planté, Aymeris retint la Papesse qui s’affaissa entre ses bras.
- Aymeris, je m’endormirai bientôt d’un sommeil si profond que, ni le bruit des vagues, ni celui des armes ne pourront me réveiller.
- Sainte Papesse, pourquoi me faites-vous entendre de si funèbres paroles ? La flotte est là, à quelques encablures des plages, Messi a voulu qu’en bon ordre nous ayons retraité. Votre Duc est sain et sauf. Le regard de Samaël se porte ailleurs et nous avons bon espoir de négocier un repli honorable.
- Non, le vilain frère que voilà m’a tuée. L’hostie… elle lui désigna l’inquisiteur qui tenait encore le ciboire. L’hostie… du poison… la mort bleue.
- Prêtre, vas-tu parler ? Vas-tu parler avant d’aller en enfer ! Qui ? Pourquoi ?
Le jeune prêtre dans le sable se jeta, à genoux se prosterna.
- Res Aymeris de Brûnhaut, je ne sais… c’est le grand Inquisiteur Nicohélas lui-même qui les a bénis et nous les a remis.
Elle commença son oraison qu’elle interrompit, prise d’une violente quinte de toux, le sang bleu déjà coulait à la commissure de ses lèvres, son visage était couvert d’une sueur froide.
- Donnez-moi à boire et soulevez-moi pour m’aider à respirer.
Aymeris soutint la moribonde entre ses bras et reçut sa tête languissante sur sa poitrine.
- Chevalier, j’aurais dû vous écouter. Je me meurs de mes fautes. Mais qui pensera à mon âme dans ce désert étranger ? Qui priera pour moi ? Comment réparer, j’ai fait tant de mal.
- Délivrez-moi de mon serment de Chevalier de la Foi. Rendez-moi ma parole et, sur ma foi, votre armée rentrera au royaume. Et si, à dieu ne plaise, ici vous mourriez, vous auriez un tombeau digne d’une reine. Et je vous jure sur mon honneur que justice vous sera rendue.
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Tignon* : Le tignon est un ancien synonyme de chignon, tombé en désuétude en France, et étymologiquement apparenté à tignasse. Le tignon, appelé aussi foulard de tête, est une coiffe nouée sur la tête en forme de turban.
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