Les gorges du Barbier.
Lorsqu’en frappant des mains, je sonnais le réveil, il semblait qu'il ne faisait pas encore jour. C'est que nous étions toujours dans l'ombre épaisse des grandes dunes nous surplombant ; mais le soleil se levait derrière ce rideau de sable et se répandait déjà sur les crêtes de celles d'en face, très vite nous serions éblouis et réchauffés par d’infinis ricochets de lumière.
Les filles tout sourire s’affairaient autour du feu moribond, il s’agissait de le réanimer et de préparer le petit déjeuner. What était devant la tente, une dépouille de canis dans son énorme bec sanglant, il ne nous avait pas attendu pour passer à table. Pour ma part je devais nourrir les tribosses. Elles me servirent le déjeuner, bien, trop bien, se regardant à la dérobée, gloussant parfois, avec de petits rires que je ne compris d’abord pas.
En fait, je ne leur faisais plus peur. Elles n’étaient pas sottes et Antje avait tout compris de ma conversation avec Bernard. Elles n’étaient déjà plus les iŭga qui tiraient mon chariot, ni les clamores qui me servaient d’armes. En leur apposant mon sceau j’en avais fait autre chose que de simples esclaves. Et pour couronner le tout, d’une certaine façon en faisant l’amour avec elles, je leur avais accordé un autre statut, car s’il est vrai que sur, Exo, on pouvait baiser avec une esclave… on ne pouvait faire l’amour qu’avec son égale. Et cela Chiendri le savait, à elles deux elles m’avaient piégé, et en tant que Hors-Loi, j’avais fait montre d’une négligence coupable. Et la chair est faible, surtout lorsque deux jolies donzelles savent ce qu’elles veulent. Il serait bien temps que je pense à cela plus tard. Une longue route nous attendait.
***
Nous nous étions engagés, pour six heures d'affilée, dans les gorges du Barbier.
Finies, pour un temps les sables cendreux d'hier. À présent, c’étaient des ponces vitrifiées, des mondes aux surfaces dentelées et coupantes comme des rasoirs, le tout dans des teintes allant du blanc laiteux au vert de jade, mais parfois traversées çà et là, par de géantes marbrures, des filons d’un noir brillant. Nous cheminons dans une pénombre colorée et dans un silence de sanctuaire. Des siècles sans nombre avaient produit un sol étincelants à la moindre lumière, en émiettant les cimes, en aplanissant ensuite tous ces débris tombés d'en haut et en les pulvérisant très fin, en une poussière multicolore, plus brillante que celle des constellations. On aurait dit des rivières de diamants, emmêlées et calmes, dans lesquelles venaient plonger tous les piliers, tous les arcs boutants, tous les contreforts, toutes les arches soutenant ces dangereuses murailles. Suivant des couloirs qui à mon sens n’avaient rien de naturels, qui étaient comme des transepts d'église agrandies au-delà de toute proportion humaine, jusqu'au vertige et jusqu'à l'épouvante.
Dans ces défilés, qui avait dû être ouverts à coups de thermobarique*, de fuseurs* et de lasers lors des premières grandes batailles pour la possession d’Exo. Il fallait de tels lieux, nés de la folie des hommes, pour nous faire encore un peu imaginer, à nous, très petits et soucieux de choses de plus en plus petites, ce qu'avaient dû être les combats dans ce mondes les horreurs magnifiques de ces enfantements-là. Tout cela je le savais, car j’y avais participé.
Plus aucune plante autour de nous. Nous étions dans un labyrinthe de miroirs de jade, marbré d’ivoire opalescent, et cette « pénombreuse » cathédrale, cette pénombre un peu souterraine dans laquelle nous avancions nous habillait de ses couleurs fantastiques.
Il y avait de larges allées, d’autres plus étroites, certaines toutes droites et d'autres faisant de brusques coudes. Quelquefois l’avenue que nous suivons paraissait finir, mais sur un côté, toujours une arche providentielle dans l'épaisseur de la montagne communiquant avec ce qui aurait pu ressembler à une nef aux hautes parois vibrantes. Et toujours ce silence religieux, juste troublé par celui de nos souffles et le léger crissement de nos pas. Je savais que tant que ce défilé durerait, les sons habituels seraient remplacés par des bruits de pas assourdis et de voix en sourdines. Les camélis moins sensibles que nous à cette atmosphère sacerdotale poussaient de temps à autre des sons caverneux, arrachés du fond de leur gosier. Au milieu de ces murailles cristallines, ces grognement ricochaient comme des grondements, comme le roulement d’un orage lointain.
Le moindre frôlements avec ces murs nous était interdit sous peine de coupures profondes. Mais même avec toutes les précautions on n’y coupait guère.
La vie était étrange, il n’y avait que quelques mois à peine que j’avais quitté ma compagnie de mercenaires pour fuir une calamiteuse campagne militaire. J’avais pour unique but de retourner dans les environs de Domina. Pourtant à présent je marchais sur un autre continent en quête d’un monstre, quoique monstre je l’étais aussi. Alors, tout en déambulant dans ce dédale labyrinthique, je me surprenais à philosopher. Si selon Aristote « le monstrueux est contre nature, non pas contre la nature prise absolument, mais contre le cours le plus ordinaire de la nature ». Celui que je cherchais, avait alors tout du monstre, car qu’est-ce qu’un monstre ? C’est tout d’abord quelque chose de visible qui produit en nous une sensation violente mais confuse, où se mêlent la sidération, la frayeur et la fascination. Hors cela pouvait facilement s’appliquer à Samaël, car suivant l’étymologie latine, le monstrum évoque l’exhibition d’un phénomène anormal, échappant à la norme des membres de sa classe. Mais, inversement, pour reprendre une formule de Canguilhem : « Il est en effet impossible d’indiquer directement une norme, conçue comme moyenne ou comme idéal. Elle ne peut être révélée que par la monstration de son contraire. C’est par conséquent l’anormal qui est à l’origine de l’intérêt pour le normal et permet d’en prendre conscience. ». Pour ces penseurs la monstruosité était donc visible palpable presque évidente. Alors que penser de moi ? Pourtant, j’étais bel et bien un monstre.
Alors quand un monstre rencontre un autre monstre de quoi peuvent-ils parler ?
A peine étions nous sorti de ce labyrinthe que je décidais de monter le camp.
***
- Maitre il fait encore grand jour. Nous ne sommes pas fatiguées, nous pouvons encore marcher.
- Tais-toi petite sotte, tu ne connais pas le désert. Tu vois, ici, c’est le domaine des emmerdes. Alors, à regarder cela, tu vois quoi ?
- Une sorte de gazon, maitre.
- Eh bien Antje c’est de l’herbe d’embrouille* et là où il y a de l’herbe d’embrouille il y a aussi des sangsues des sables*. C’est comme ça. Donc on monte le camp et on soigne nos coupures et celles des animaux. L’herbe d’embrouille est noire ou presque, mais il y a aussi d’autres buissons, des acacias, qui feront le régal des camélis. Et surtout… tu n’entends rien ?
- Oui, maitre, comme un grondement comme une…
- Chute d’eau, et oui, sur ta gauche, derrière cet énorme pilier, il y a une cascade qui se jette dans des vasques aussi polies que du verre. Donc on monte la tente et on ne discute plus.
- Bien, maitre Teixó.
En d’autres temps j’aurais juste pris de l’eau, soigné rapidement mes coupures et j’aurais tracé la route. Alors, soit je vieillissais, soit je mollissais. Il fallait que je me reprenne, je devenais trop gentil et ce n’était pas bon dans ma profession.
Le camp, non loin du point d’eau, fut vite dressé.
Puis sans me demander mon avis, mes esclaves sortirent nues de la tente. Elles marchaient légères et sans bruit, mystérieuses ; en me croisant, elles levèrent leurs yeux brillants sur moi. Elles me jetaient, par-dessus l’épaule comme des éclairs de convoitise.
- Maitre, à quand d'autres baisers ? demanda Chiendri.
- Mais quand tu voudras, ma belle.
- Maitre, n’oublie pas que nous sommes une paire, Antje et moi.
- Ah, cela, non, je ne risque pas de l’oublier. Vu ce que vous m’avez coûté.
- Le maitre est un bon commerçant. Si nous lui avons couté cher, c’est que nous le valons.
- Ben voyons !
- Le maitre sait qu’il ne peut plus nous vendre ni nous céder.
- Petite impertinente, ton maitre peut encore te donner du fouet.
Antje qui avait tout entendu intervint :
- Maitre Teixó, vous savez bien que non. Vous avez payé si cher le travail de maitre Bernard Bun Buyu que vous n’allez tout de même pas gâcher son bel ouvrage ?
- J'ai pour principe de croire tout ce qu'une jolie femme me dit.
- Merci maitre, vous êtes un bon maitre.
Elles l’avaient sûrement su dès que je les avais prises au Dépotoir, même comme bêtes de somme, j’avais su me montrer humain.
Antje repassa tout contre moi. Comme une jeune fille avide et curieuse de sensualités. Je l'avais cru, au début, quand je l'avais possédée, en la sentant gémir et trembler de plaisir. Mais ce n’était pas que cela, ce soir on parlerait sérieusement. Mais en attendant j'emprisonnai ses épaules bleues nacrées, je voulais goûter, à nouveau, l'aphrodisiaque douceur de sa peau. Et ses lèvres moqueuses burent encore à la volupté, alors que Chiendri, par derrière, à même la coupe carmin de sa bouche, embrassait mon cou qui palpitait de désir. Je me laissais faire sentant ce parfum d’épices érotiques dont toutes deux étaient couvertes. Tous trois nous étions debout, parcourus d'un frisson singulier dont la saveur n’avait d’égale que notre envie d’aller plus loin.
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Les sangsues des sables : Ce sont de petits mollusques assez semblables à des vers qui s'enduisent d'un mucus qui leur sert à s'enrober d'une croûte de sable. Elles ne peuvent se déplacer que sur quelques dizaines de mètres, ou profitent du vent qui dans ce cas peut les emporter sur de longues distances. Elles sont attirées par la chaleur, elles se gorgent du sang de leurs victimes comme de minuscules vampires. Les sangsues, quel que soit leur sexe, se nourrissent de sang. En cela, elles se distinguent des moustiques.
Herbe d’embrouille : @meynaf@ Une herbe qui semble normale, quoi qu'un peu plus vivace que l'herbe environnante. Couvre toute une zone de quelques mètres carrés, mais tous les brins d'herbe ne sont en fait qu'une seule plante.
Quand quelqu'un marche dans la zone, l'herbe l'attrape et tente de le faire tomber.
Si elle y parvient, elle l'attrape, le maintien, et tente d'entrer en contact avec une partie dénudée.
Une fois ceci fait, elle lui suce le sang, du moins une partie, puis le relâche...
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