Chapitre 1
J’enfile un jean aussi sombre qu’une nuit d’été, noue les lacets de mes Converses feu et essaie, une dernière fois – en vain –, de discipliner mes cheveux d’onyx avec quelques gouttes d’eau. Mon sac sur l’épaule, je jette un regard en passant à la caméra qui orne le coin du mur de l’entrée. Une nouvelle acquisition du conjoint de maman, “pour notre sécurité” a-t-il dit. Pour ma part, je trouve étrange d’orienter l’objectif vers l’intérieur et non vers la porte elle-même. Je referme cette dernière sans un bruit et rejoins mon beau-père dans son Audi brillante. Je m’installe, posant bien les pieds sur le tapis pour ne surtout pas salir la voiture à la propreté éclatante. J’attache ma ceinture avant de déclarer :
— C'est gentil de m’emmener, Emeric, mais…
— Beau-papa, me reprend-il, tournant ses yeux de boue surplombés de sourcils charbonneux dans ma direction.
— Hum… Beau-papa, mais je connais le chemin, j’aurais pu y aller à vélo. Enfin, tout ce que je veux dire c’est qu’il ne fallait pas t’embêter à prendre ta matinée pour moi.
Un sourire illumine son visage anguleux tandis qu’il tourne la clef, le moteur ronronnant.
— Oh, mais ce n’est rien, mon grand ! Ça me fait plaisir. Puis, la rentrée en quatrième, c’est important ! Tu passes une étape. Et c’est normal, on est une famille !
Sa langue accentue le dernier mot, lui conférant une importance suprême. Je me contente d’acquiescer pendant que nous franchissons le portail de fer rouge.
Il est vraiment agréable, Emeric. Je l’apprécie énormément. Bien qu’il soit un peu… surprenant parfois. Comme ce désir quasi obsessionnel que je le nomme “beau-papa”. C’est un peu – de mon point de vue – risible, “Emeric” c’est tout aussi bien. Mais, si cela le rend heureux, alors j’essaierai de m’y tenir. Après tout ce qu’il a fait pour maman et moi, je lui dois bien ça.
Lorsque nous arrivons devant le collège Paul Eluard, une boule prend forme au creux de mon estomac. Nouvelle année scolaire, nouvelle ville, nouvel établissement, nouveaux professeurs, nouveaux camarades.
— Allez, mon grand, vas-y ! Ça se passera bien, ne stresse pas ! Je viendrai te récupérer à dix-sept heures.
Je ne hoche que la tête, mes cordes vocales étant trop emmêlées pour que je puisse articuler. Avant de refermer la portière, mes oreilles captent, parmi le brouhaha extérieur, la voix de mon beau-père qui s’élève :
— Tu seras sage, Mathéo.
Ce n’est ni un conseil, ni un souhait.
Je me tiens devant la vie scolaire, me contorsionnant pour atteindre – sans bousculades – l’immense panneau d’affichage où sont placardées les listes de quatrième, dans le coin inférieur gauche. Mais pour les lire, il faut se frayer un chemin entre les dizaines d’élèves qui se massent devant, heureux de retrouver les lieux qu’ils n’avoueront pourtant jamais adorer. Déjà, les groupes se reconstituent, s’approchant avec appréhension de la précieuse information : seront-ils, oui ou non, séparés pour cette année ? Certains s'étreignent, d’autres rient aux éclats. Je m’aperçois que je déteins dans ce tableau de joie, alors je m’empresse de me dessiner un sourire d’acrylique. Enfin, je peux chercher mon nom sur le tableau qui en comporte plusieurs centaines – heureusement, c’est par ordre alphabétique.
Milin Mathéo - - Quatrième - - 4eA - - D12 - - M.Lazlai
J’enregistre ces informations et mes pieds s’orientent dans la bonne direction : je me souviens parfaitement de la visite que j’ai effectuée fin août. Le bâtiment D est réservé aux cours de français, mon professeur principal, M.Lazlai, doit donc enseigner cette matière. Tandis que la distance entre la salle D12 et moi diminue – plus vite que je ne le voudrais –, mon sac me pèse de plus en plus – des briques auraient-elles remplacé mes feuilles et ma trousse ? – , mes jambes flageolent, tremblent, mes mains s’humidifient. Je n’ai pas envie d’y aller. Le grillage à quelques mètres me tend les bras, il serait si simple de l’escalader et de rejoindre la liberté – pour quelques heures seulement – comme je l’ai fait tant de fois auparavant.
“Tu seras sage, Mathéo.” Les mots d’Emeric me reviennent en tête. Je déglutis. J’ai promis, promis que je me tiendrai “à carreau”, promis que cette année serait différente, promis que j’arrêterai mes “conneries”. Je ne peux trahir ce serment. C’est ma chance, notre chance, de recommencer à zéro, de repartir du bon pied, m’a-t-il répété tant de fois – et je partage son avis. De plus, mon petit doigt me dit qu’il ne sera absolument pas content si je suis exclu ou si j' ai une retenue le premier jour. Et maman sera déçue… Elle l’a déjà été trop de fois. Alors, c’est non. Fini les bêtises.
L’angoisse perlant sur mes tempes, je pénètre dans la fosse aux lions comme un zèbre qui se sait pris au piège.
La classe est pleine, mis à part quatre ou cinq places encore libres. Je me dirige à gauche, au premier rang, seul, au moment où la sonnerie retentit. Voyant ses disciples au complet, chacun debout derrière sa chaise, le maître se lève. Il n’a pas du tout l’air féroce, plutôt bienveillant et conciliant. Son crâne aux quelques rares cheveux gris luit sous les néons. Sa chemise blanche, son pantalon de costume beige et ses chaussures cirées lui confèrent une allure stricte – sans qu’il n’en paraisse antipathique.
— Bonjour, je suis Monsieur Lazlai, L-A-Z-L-A-I (il l’écrit au feutre sur le tableau), votre professeur de français et professeur principal jusqu’à la fin de l’année scolaire. Nous allons rester le matin ensemble, et cet après-midi vous commencerez vos cours. Au programme : documents administratifs, présentations, choix des casiers, et cetera…Sans oublier ce que je sais que vous attendez avec tant d’impatience : vos emplois du temps. Vous pouvez vous asseoir.
Les chaises se reculent sans un bruit. Les sacs, une fois les trousses et les feuilles déposées sur les tables, atterrissent doucement sur le sol gris. Les élèves se tiennent droits, attentifs. Les bouches demeurent closes, les yeux convergent vers le professeur. Dans trois semaines – au maximum – les masques d’étudiants parfaits auront disparu. Dès que les bonnes impressions auront été faites, les véritables visages se découvriront.
— Nous allons commencer par les présentations. Les classes ont été mélangées et certains viennent tout juste d’intégrer notre établissement (ses iris glissent dans ma direction et je comprends que l’usage du pluriel est abusif) donc il est probable que vous ne vous connaissiez pas tous. Je vous propose quelque chose de simple : chacun à votre tour, vous dîtes votre nom, et deux informations qui vous concernent. Vous fabriquerez également une petite pancarte en papier avec votre nom écrit en majuscules, le temps que ma mémoire daigne se souvenir de chaque élève ici présent. Par exemple : Je suis M.Lazlai, j’enseigne le français depuis trente-deux ans et j’adore enseigner, ce qui, au vu du métier que j’exerce, est un bon point. Voilà, simple, non ? Alors, qui veut se lancer ?
Seul le “tic-tac” régulier de l’horloge brise le silence assourdissant.
– Personne ? Je n’ai donc pas d’autres choix que de désigner. Jason, commence, s’il te plaît.
Un garçon, assis au fond, se lève, presque heureux d’être le centre de l’attention.
— Je m’appelle Jason – prononcé à l’anglaise – mais mes amis me nomment aussi “Jay-jay”. L’année dernière, j’avais M.Lazlai, et ça va, il est sympa.
Le premier concerné par cette remarque sourit, tandis que “Jay-jay” s’assoit et tape sur l’épaule de son voisin.
— Je suis Thomas, j'ai une passion pour la photographie et je compte en faire mon métier.
Et ainsi de suite, pendant un quart d'heure.
— Je m'appelle Hélia, les mathématiques sont ma matière préférée, déclare une fille tremblante, l'air de vouloir en finir au plus vite, et je suis passionnée de mythologie grecque.
— Je m'appelle Sarah, j'adore l'équitation et je fais souvent des compétitions. (Ses cheveux, sombres et brillants, ondulent sur ses épaules, et une étrange sensation parcourt mon ventre quand ses yeux croisent les miens). Je ne sais pas comment tu t'appelles, mais vas-y.
Je mets plusieurs secondes à comprendre qu'elle parle de moi.
Debout, mes joues chauffent tellement qu'un œuf pourrait cuire dessus, je fixe le mur, avant d'énoncer :
— J-je m'appelle Mathéo, et j-je suis... enfin, je... ce que je veux dire, c'est que... euh... j'ai déménagé cet été et euh… j-je.. euh… v-voilà, c’est t-tout..;
Je n'eus pas besoin de me retourner pour deviner les sourires amusés de mes camarades devant mes hésitations.
Je pense que pour la bonne impression, ce n'est pas une réussite.
Je contemple mes pâtes et mon cordon bleu sans grand appétit. La matinée a été riche, mais longue. Comme promis, M.Lazlai nous a distribué nos emplois du temps. Un seul mot suffit pour les décrire : géniaux ! Le vendredi après-midi de libre, le mardi après-midi aussi, une semaine sur deux… Presque tous les cours sont répartis sur le matin, de sorte que je ne finis que très rarement à dix-sept heures. Cela change de mon ancien collège !
— Salut, je peux m’asseoir ?
Je lève ma tête vers un garçon aux yeux bleus océans, le droit dissimulé par une mèche de cheveux châtains. Je le reconnais, il est dans ma classe. Trop timide pour parler, j’acquiesce sans un mot et recentre mon attention sur mon déjeuner. Un tintement métallique m’informe que sa fourchette plonge dans son assiette, mes pommettes virent aux rouges quand je sens qu’il me fixe.
— Mathéo, c’est ça ?
Après quelques secondes, je me décide à affronter son regard et à surmonter mon éternelle réserve. Après tout, je ne vais pas m’enfermer dans ma solitude pour les dix mois à venir.
— Oui, et toi, Léo, si je ne me trompe pas ?
— C’est bien ça. Tu sais, tu devrais manger, c’est excellent ici, bien mieux que la cantine de primaire. Les repas sont préparés sur place, par un chef cuisinier, parfois, on peut même venir aider à préparer si on n’a pas cours. Rien à voir avec les plats réchauffés. Et les pâtes, c’est un délice, elles ont un goût de beurre et de sel absolument irrésistible.
Une seule bouchée me suffit pour constater qu’il a entièrement raison. Je termine avec appétit mon repas tandis que nous discutons, de tout, de rien, en riant.
Je crois que je viens de me faire un ami.
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