Chapitre 2
— Alors, comment c’était ? m’interroge Maman lorsque Emeric m’a déposé devant la porte d’entrée, avant de partir à son rendez-vous.
Je délaisse mes chaussures dans le meuble prévu à cet effet,et m’avance dans la cuisine. L’odeur, si reconnaissable et divine, de l’alliage entre sauce tomate et béchamel, le tout agrémenté d’emmental, s’infiltre dans mes narines. Je n’ai pas besoin de voir pour savoir que Maman prépare des lasagnes à la bolognaise, mon plat favori.
— Très bien, mon professeur principal et de français, M.Lazlai, est un bon enseignant.
— Tant mieux, tu nous raconteras ta journée ce soir à table, quand Emeric sera rentré. Il va être si heureux que ce se soit bien passé ! En attendant, tu peux aller dans ta chambre, fais tes devoirs si tu en as et sois prêt à dîner à vingt heures.(Maman s'interrompt, comme si elle hésitait, puis décide d'évoquer ce qui lui brûle les lèvres.) Il t'aime tellement, tu sais.
— Je le sais, Maman, moi aussi, je l'apprécie énormément, ne t'inquiète pas.
Elle n'ajoute rien, je m'éclipse donc et pénètre dans ma chambre, au bout du couloir, puis je ferme délicatement la porte. Le parquet grince légèrement lorsque j'ouvre la fenêtre pour aérer un peu. Le doux chant des oiseaux me parvenant, je me dirige vers mon lit et dépose au passage mon sac à dos sur mon bureau. Je m'allonge dessus et contemple le plafond blanc.
Avec Maman, nous avons vécu une éternité seulement tous les deux, ce n'était pas forcément la belle vie, mais nous étions ensemble. Ensemble contre le monde. Alors, elle se soucie de savoir si j'accepte ce nouvel homme qui est entré dans nos vies quatre mois auparavant.
Papa est mort quand j'avais six ans, dans un accident de voiture. J'étais avec lui ce jour-là. Je n'en garde aucun souvenir, maman m'a expliqué bien plus tard que l'automobile a glissé sur le verglas cet hiver-là et est allée s'enfoncer dans un de ces arbres qui bordent la route. Mis à part quelques égratignures, je m'en suis sorti indemne. Encore aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de culpabiliser : j'ai survécu, mais Papa a péri. Bien que non-croyante, maman a remercié tous les dieux de l'univers d'avoir sauvé son unique fils. Mais ce décès l'a anéantie.
Il lui aura fallu trois ans pour s'en remettre. Trois longues années où nous nous sommes nourris de raviolis en boîte et de pâtes. Trois longues années pendant lesquelles nous avons dormi dans un appartement minuscule et précaire qui empestait l'humidité. Trois longues années où les sanglots rompaient le silence de la nuit, où j’ai dû grandir plus vite pour me débrouiller seul quand Maman n’allait pas bien. Tout cela parce que maman touchait le fond, aussi bien moralement que financièrement. Quand je lui demandais où était parti Papa, elle me répondait avec un sourire crispé :
— En voyage, mon chéri, pour un long voyage…
Et elle me prenait dans ses bras en fondant en larmes.
Trente-six mois plus tard, du jour au lendemain, tout a changé. Elle a remonté la pente, façon fusée, et elle a trouvé un emploi chez TopDay. Son travail consistait à vendre des vêtements, plus elle en vendait, plus elle gagnait de l’argent. Apparemment, elle avait un don, car les clients ne désiraient qu'elle et chaque mois un mince salaire couplé à des primes arrivait dans son compte en banque. Nous n'étions pas riches, certes, mais nous n'étions plus sous le seuil de pauvreté. Elle a ainsi pu louer un appartement convenable avec deux chambres et une grande salle de séjour, sans odeur d'humidité. Elle a acheté d'occasion tout un lot de jolis meubles pour presque rien et j'ai également reçu quelques habits flambant neufs. La joie a réchauffé nos vies comme un rayon de soleil après une longue averse. Dans notre ciel persistaient certes des nuages, mais nous nous concentrions sur le bleu.
Je crois que, si elle a pu se sortir de ce puits de dépression dans lequel elle était tombée, c'est grâce à mon oncle. Tonton Daniel, le frère de papa, a débarqué un beau jour sans prévenir avec une énorme valise, trois menus McDonald’s, et un grand sourire. C'était la seule famille qu'il nous restait, mes grands-parents paternels étant décédés, Maman étant fille unique d'une femme à qui elle n'adressait plus la parole depuis sa majorité et d'un père dont elle n'a jamais su l'identité. Tonton Daniel habitait à Londres où il était cuisinier pour un grand restaurant depuis une dizaine d'années. À la mort de Papa, il était resté auprès de nous quelque temps, puis était reparti et ni lui, ni maman ne s'étaient recontactés. Alors, quand je lui ai ouvert la porte ce jour-là, Maman en proie à une crise de larmes dans la chambre, je ne l'ai pas reconnu. Il faut admettre que je l'avais vu peu de fois dans mon enfance. Il m'a dit d'aller la chercher, je me suis exécuté et elle en est restée bouche-bée. Comment nous a-t-il retrouvés, cela, je n'en ai aucune idée, étant donné que, mis à part l'école, nous n'avions plus aucun contact social.
En tout cas, il était là. Il a vite pris conscience de la situation, et je me souviens que Maman et lui s'étaient entretenus longtemps le soir même. Et le lendemain, il m’a emmené passer la journée avec lui, m’expliquant que Maman avait besoin d’être seule. Quand nous sommes rentrés, le soir, les trois dernières années semblaient avoir été balayées d'un coup de vent. Il a réussi à rallumer l'interrupteur qui était en position OFF depuis bien trop longtemps. Et pendant le dîner – composé de sushis – un miracle s’est produit : Maman a souri. Un mois plus tard, mon oncle disparaissait à Bordeaux pour ouvrir son propre restaurant, et il revenait chaque deuxième week-end du mois nous voir.
Juin dernier a été la seule fois où notre rendez-vous mensuel n’a pas eu lieu, et pour cause, Emeric, maman, et moi étions partis deux jours à la montagne. Enfin, ça, c’est la raison officielle, celle que mon beau-père m’a demandé d’annoncer à Tonton Daniel. Mais nous savons tous les deux que ce n’est pas le véritable motif.
Je me redresse et dirige mon regard vers la photo qui orne ma table de nuit. Un homme grand, les mêmes mèches indisciplinées que moi, me sourit. Papa. Je n’ai pas conservé ses taches de rousseurs qui constituaient comme mille constellations sur son visage mais j’ai hérité de ses grands yeux, verts et rieurs. Seuls quelques souvenirs lointains ont résisté au temps qui s'est écoulé, et je les chéris tel un trésor inestimable. Nous ne l'évoquions pas souvent avec Maman, ne voulant pas raviver la douleur de cette plaie qui ne cicatrisera jamais, bien que nous y pensions chaque jour, mais depuis que Emeric est là, nous n'en parlons plus du tout. Cela me manque un peu, on dirait que ce sujet est devenu tabou. Ce cadre est d'ailleurs le seul qui subsiste dans toute la maison. Mon beau-père a entassé tous les autres dans un carton, nous assurant que c'était pour notre bien, et que vivre emprisonné par le passé était mauvais. Maman l'a laissé faire, elle qui les nettoyait pourtant toutes les semaines pour qu'aucun grain de poussière ne vienne les assombrir.
Je n'ai rien dit pour ne froisser personne, mais, à mon avis, Emeric craignait surtout que Maman aime encore Papa, plus qu'elle ne l'aimera jamais, lui.
Mon regard est ravi par les lasagnes dorées et fumantes, tout juste sorties du four, lorsque je me dirige vers la cuisine. Maman et Émeric se sont déjà installés à table, parlant et riant en m'attendant. Je m'assois à mon tour, trois parts de ce plat italien délectable sont découpées et déposées dans nos assiettes. Les meilleures que je n'aie jamais dégustées.
— Alors, mon grand, comment c'était cette première journée ? m'interroge mon beau-père avec un clin d'œil.
Ma bouche s'anime pendant une dizaine de minutes, n'omettant aucun détail : mon appréhension, mon professeur principal, ma sympathisation avec Léo, la cantine si différente de mon ancien établissement, mes premiers véritables cours d'anglais, et de technologie…
— Nous sommes si fiers de toi, mon grand ! (Il ressert du vin à Maman et lui et du soda pour moi.) Trinquons ! (Les verres se lèvent et se rencontrent dans un joyeux tintement.) À notre nouvelle vie !
La sonnerie du téléphone fixe brise le silence qui suit.
— Vas-y, Mathéo, ce doit être ton oncle, me permet Maman, repoussant une longue mèche de cheveux blonds derrière son oreille.
Mais j'ai à peine le temps de reculer ma chaise qu'une voix dure et sans appel résonne.
— Non.
Je me retourne, surpris. Le regard d' Emeric me défie d'y aller, soudain assombri par quelque chose que je n'arrive pas à identifier.
— Nous n'avons pas fini de manger, donc tu n'y vas pas. Sois respectueux, Mathéo. Cécilia a passé une partie de son après-midi à préparer un merveilleux tiramisu aux Spéculoos, ordonne-t-il.
— Mais enfin, Émeric, ce n'est pas grave ! Nous le dégusterons après ! C'est important pour Mathéo de l'avoir au téléphone. Tu sais bien que Daniel travaille le soir, il doit sûrement avoir une pause dans son service à ce moment-ci, explique-t-elle, le visage rayonnant, comme si elle ne s'était pas rendu compte que la température a brusquement chuté de plusieurs degrés.
— J'ai dit non. Les règles sont les règles, il faut les respecter. Tu n'auras qu'à rappeler demain, Mathéo.
Je me réinstalle sans un mot. Le dring du téléphone se fait entendre encore une fois, deux fois puis disparaît. Étrange comme on peut passer d'un soleil radieux à une brume épaisse et compacte. Je plonge dans la rivière de mes pensées, tandis que nous savourons, le dessert, mousseux et léger, de maman. Le mascarpone relevé de copeaux de chocolat fond sur ma langue et les Spéculoos apportent la touche sucrée.
J'adore mon beau-père, je pense que maman est amoureuse d’un homme bon, vraiment, mais j'ai déjà décelé une certaine... obscurité en lui. J'imagine que tout le monde en a une part en soi. Après tout, ce n'est pas si grave, je parlerai à Tonton Daniel demain. Je comprends que mon beau-père soit si heureux que ma première journée ait été bonne et sans accroc. Ils sont tous les deux fiers de moi, je le vois bien, et je ne veux plus jamais les décevoir.
En fait, si nous avons déménagé, c'est à cause de moi. J'ai été exclu de mon ancien collège en juin dernier. Un accident. Gabriel est – était – mon meilleur ami, et un jour, nous nous sommes disputés – assez violemment, je l'avoue – pour une histoire stupide : il avait pris mon devoir maison de mathématiques dans mon sac, y avait apposé son nom, et l'avait rendu comme si c'était le sien. Je m'en suis aperçu lorsque le professeur m’a demandé de les distribuer après correction. J'ai écopé d'un zéro pour travail non fait, et lui d'un vingt sur vingt, sauf que j'ai reconnu mon écriture, et honnêtement, que Gabriel ait une note excellente en cette matière, soudainement, m’a interpellé. Alors, j’ai compris.
Quelques minutes plus tard, en sortant, je l'ai pris à part et lui ai demandé des explications. De fil en aiguille, le ton est monté. Il ne voulait pas aller voir le professeur et avouer sa fraude. Quand il a voulu me retenir au moment où j'ai déclaré que j'irais dire la vérité, je l'ai repoussé pour pouvoir passer. Seul problème : il a reculé, trébuché et sa tête a heurté le banc, le laissant inconscient pendant plusieurs minutes. Un accident. Un accident qui s’ajoutait à des dizaines d’heures de cours manqués, à un comportement non exemplaire. Je n’ai jamais été un bon élève – sauf en mathématiques –, l’école, ça ne m’a jamais plu. Je préférais largement enfourcher mon vélo et aller m’asseoir contre un arbre au bord de la rivière. Là, je passais quelques heures à écrire des poèmes, à mettre en scène des personnages fictifs, à assouvir mon besoin de solitude. Cet accident m’a valu l’exclusion définitive. Heureusement, ses parents ont parlé avec Maman et mon beau-père et n'ont pas porté plainte.
C'est la première et unique fois que j'ai vu l'obscurité envahir le visage de ce dernier. Le soir, quand nous sommes rentrés à la maison. Maman est partie à la douche, en m’annonçant que nous parlerions après, mais Émeric n'a pas attendu. Il m'a dit que j'avais anéanti notre vie, que j'étais un moins que rien, que maman et lui se porteraient mieux sans moi. Et il ne s'est pas contenté de mots. Les coups ont plu, je n'ai pas cherché à me défendre, je le méritais amplement. Mon corps s'est taché d'hématomes, mes lèvres étaient en sang, l'air empestait la colère. Je me suis recroquevillé par terre, contre le fauteuil, encaissant la douleur silencieusement. Finalement, je me suis dit que mon mutisme n'a fait qu'aggraver la situation. Car il voulait que je parle, que je le supplie d'arrêter, que je comble son désir de supériorité, de puissance. Après de longues minutes, il a considéré que j'avais été assez puni et m'a ordonné d'aller me coucher. C'est la première et unique fois qu'il m'a terrifié, parce que, pendant ce laps de temps, j'ai cru qu'il continuerait à déverser sa rage jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un cadavre.
Je l'ai regretté à la seconde où cette idée m’a effleuré : jamais Émeric ne ferait cela. Et je m'en suis voulu – et m'en veux encore – de l'avoir pensé.
Le lendemain, mon beau-père était de nouveau tel que je le connaissais : souriant, aimable, agréable, gentil. Il s'est excusé de s'être emporté, m'a assuré qu'il n'était pas comme cela, que plus jamais cela ne se reproduirait. Maman a acquiescé à chacune de ses paroles, intimement convaincue que c'était la vérité, ne dirigeant pas son regard vers mes multiples bleus.
Et elle avait raison : depuis ce jour, Émeric n'a plus jamais levé la main sur moi, n'a plus eu aucun acte de violence, n'a plus élevé la voix.
Alors, nous avons tous fait comme si cet épisode n'avait jamais existé, et je l'ai entreposé dans le tiroir « Ne pas ouvrir » de mon esprit. Le week-end suivant, Tonton Daniel devait venir, mais Emeric a déclaré que nous partions à la montagne pour changer d’air. Une semaine plus tard, mon beau-père a décidé que nous allions déménager, dans une petite ville où nous pourrions être heureux, où – je – nous pourrions appuyer sur le bouton reset. C'est ainsi que Maman a démissionné, que Emeric a été muté à Troyes, dans l'Aube, que nous nous sommes installés à Ligny*, endroit où personne ne nous connaissait.
Je n'ai jamais reparlé à Gabriel, depuis le jour où je lui ai présenté mes excuses après que les médecins ont vérifié qu'il n'avait pas de traumatisme crânien. Il en est mieux ainsi, je suppose. Comme dit Émeric, le passé, c'est le passé, autant le laisser là où il est.
Nous sommes une vraie famille maintenant. Heureuse, joyeuse.
*Ligny est une petite ville fictive inventée pour les besoins de l’histoire (et inspirée de véritables communes), elle se situe à quelques kilomètres de Troyes (Aube, 10) dans la région Grand-Est en France.
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