Chapitre 1

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Alix Cotin posa ses pieds sur les dalles crème encore fraîches. Leur surface légèrement poreuse laissa une sensation agréable sous ses pieds. Il aimait plus que tout être le premier à ouvrir cet espace. Le portail avait un peu grincé, il était donc allé chercher le petit bidon d’huile pour atténuer le bruit déplaisant. Seulement ensuite, lorsqu’il s’était assuré du calme parfait avait-il pénétré l’enceinte et marché jusqu’à la margelle. Des oiseaux s’égosillaient au-dessus de lui dans les grands pins. Il huma le parfum chloré de l’eau, le fit circuler dans ses poumons jusqu’à ce que sa poitrine se gonfle et lui fasse mal. Il expulsa ensuite doucement l’air, tout doucement, par respect pour l’âme du lieu.

Les feuillages verts tout autour offraient au cadre un air de jungle tropicale. Des plantes vertes et piquantes, aux feuilles larges ou raides, des lauriers roses et violets, des bougainvilliers ornaient les pourtours sans vraiment diffuser de parfums exotiques. Seul le décors créé comptait. Les quelques pins parasols plantés là, juste contre la grille exposée au sud – peut-être pour parfaire ce décor – s’élevaient vers le ciel violacé de l’aube nouvelle. Ils accueillaient des oiseaux matinaux, piaillant leur joie à la jeune journée. Pourtant, ce n’était pas leur ombre qui irait soulager les corps languissants dans les heures à venir, mais bien celle des parasols blancs et bleus, pour l’instant refermés, comme se referment les corolles des hibiscus au chant de la cigale. Avec le lever du soleil, les corolles et les parasols s’ouvriront avec nonchalance, épanouis sous les rayons chaleureux.

Sa veste rouge floquée au logo du club de vacances était presque de trop, tant l’air était doux. L’été arrivait enfin vraiment. Jusqu’à la semaine dernière, cette veste était indispensable, la température chutant durant la nuit et ne remontant que lorsque le soleil s’élevait haut dans le ciel. Mais quelques jours auparavant, le temps avait changé, installant la saison. Et la chaleur était restée, prisonnière des dalles. Il ouvrit sa veste, laissant apparaître un t-shirt noir moulant sur son torse sec.

Alix avait toujours plus grandi que grossi, ce qui le rangeait dans la catégorie des frêles. A dix-neuf ans, anonyme dans une foule d’étudiants en commerce, il avait tenté de se muscler de manière artificielle en suivant son colocataire Vitaly à la salle de sport. Il avait vite abandonné, répugné autant par l’ambiance de la salle clinquante dont les grandes baies vitrées donnaient ironiquement sur un superbe parc, que par les corps musculeux, massifs et gonflés, mais vides, attelés à soulever des poids ou à courir tristement sur un tapis roulant.

Vitaly l’avait par ailleurs convaincu que le sport lui permettrait de mieux supporter ses études. Le commerce n’était pas pour Alix. Il ne faisait qu’obéir à ses parents et suivre une voie que ces derniers lui avaient gentiment et proprement tracée. Alix ne se souvenait pas, alors docile et sans projet/envergure/désœuvré/projection, s’il avait haussé les épaules en un pourquoi pas ? ou s’il les avait affaissées en guise de rémission/soumission.

En cours de deuxième année, à vingt ans, toujours anonyme et gringalet, Alix en avait eu assez de jouer un rôle qui ne lui correspondait pas, et était parti. Il avait laissé derrière lui Vitaly et les étudiants prétentieux au soi-disant bel avenir, et avait pris le train direction l’océan, là où les dunes, une fois gravies, vous révèlent une étendue bleue infinie et laissent le vent vous caresser le visage. Il avait quitté les diktats et se sentait libre.

Il s’était débrouillé avec ses quelques économies, n’avaient rien voulu de ses parents, ne rien leur devoir. Cette liberté nouvelle lui avait donné un élan de joie et d’envie, lui faisant redresser la tête et les épaules. Oui, au bord de l’eau, il apprenait à prendre confiance en lui.

Et c’est là qu’il avait découvert d’autres corps, mieux musclés et mieux sculptés : le corps des surfers et des surfeuses. Ces personnes-là, contrairement à lui, n’avaient peur de rien. Ils et elles bravaient les vagues, les éléments, l’infini. Il avait observé, assis sur le sable humide, les jambes arrimées aux planches et avait tenté de comprendre ce fonctionnement. Alors, il avait loué une planche, et s’était littéralement tout autant que métaphoriquement jeté à l’eau pour une nouvelle vie.

Au fil des premières sessions, dans les vagues encore glaciales, il avait souffert, il avait eu peur, mais son corps s’était enfin sculpté et il avait appris à dompter les vagues. Les filles autant que les garçons le dévisageaient désormais, surtout quand la douceur de l’air poussait les corps à s’exhiber dans des vêtements plus courts, plus fins et plus légers. Même Chloé Jeunet, sa collègue animatrice, avait l’année dernière passé ses mains dans ses boucles blondies par le sel et la mer, sous prétexte qu’un insecte quelconque s’y était posé, et avait ensuite laissé glisser sa main le long de son bras. Pour autant, il avait instinctivement reculé, rebuté. Chloé, avec sa blondeur féminine et son air constamment enjoué l’agaçait (était-il réellement possible d’être aussi perpétuellement de bonne humeur ?). Si ces regards nouveaux chamboulaient quelque chose en lui, il n’en restait pas moins attiré par sa propre solitude. Cette année était sa troisième saison au XXX, il avait vingt-deux ans, et aucune attache/contrainte.

Alix posa un regard circulaire sur le lieu. Il aimait son rituel, enchaîner les mêmes gestes, successifs, chaque jour, seul. Il se disait que cela le protégeait. Il installa en premier les transats et rabaissa les dossiers. Il ouvrit ensuite les parasols bleus et blancs, encore inutiles à cette heure-ci. Des oiseaux s’envolèrent, dérangés par les gestes humains. Alix tendit son visage vers le ciel pour regarder leur silhouette s’enfuir dans l’immensité bleue. L’aube, avec ses teintes parmes, lilas et violines, était déjà loin.

Ce matin, contrairement à ses habitudes, il ne s’était pas levé avec les premières lueurs, le sommeil ne l’ayant cueilli qu’à plus de quatre heures du matin. Alix se revoyait allongé sur son lit étroit, le regard fixe sur le plafond blanc du petit bungalow. Il avait pensé à Pauline Border, cette résidente arrivée quatre jours auparavant et qui, depuis qu’il l’avait vue, l’obsédait. Il était tombé amoureux, vraiment amoureux. Ce moment passé au bar du club hier avec elle ne quittait pas la région cérébrale des souvenirs. Chaque image, chaque mot prononcé, qu’il se remémorait, envoyait une décharge de dopamine depuis son mésencéphale. S’il visualisait sans problème le circuit de cette réaction dans son cerveau, il ne savait pas si son insomnie avait été due à Pauline elle-même ou bien à ce sentiment amoureux envahissant et nouveau. Dans tous les cas, après un très court sommeil erratique, il s’était levé tard, avait manqué l’aube et avait manqué les premières vagues. Il s’était habillé en vitesse, avait enfilé rapidement son jogging noir, son t-shirt et sa veste de service rouge – une couleur qui lui allait bien. Bien qu’agacé car perturbé, rien en lui ne pouvait en vouloir à Pauline pour ce début de journée tout à fait différent des autres.

Il scruta l’eau, pour voir si des dépôts s’étaient accumulés au fond. Il ôta quelques feuilles échouées durant la nuit, puis saisit le tuyau d’arrosage et inonda les dalles pour chasser la moindre saleté. Enfin, il disposa dans un coin les objets dont Chloé se servirait plus tard dans la matinée pour son cours de zumba aquatique.

Comme un écho, son téléphone bipa. Il fit quelques pas pour atteindre l’objet noir posé sur la table de surveillance. Chloé et Joseph avaient écrit à quelques secondes d’intervalle qu’ils le rejoignaient sous peu. Alix avait été heureux de retrouver Joseph pour cette saison, ils formaient un binôme efficace. Joseph, d’un an son aîné, le considérait et agissait envers lui comme un ami ; Alix, quant à lui, n’avait pas encore accepté ce statut, ne se sentant pas légitime ou suffisamment confiant pour se sentir digne de l’amitié de ce jeune homme solide, plein d’assurance, baroudeur, et excellent surfeur. Peut-être cette année s’autoriserait-il… Pour ce qui était de Chloé, bien qu’elle eût le même âge que lui, il la considérait à présent comme une petite sœur pénible de laquelle on ne peut se dépêtrer.

Alix leva de nouveau ses yeux noirs sur le ciel à présent déjà bleu. Il était de la même couleur que les yeux de Pauline Border, il en était sûr. Il avait suffisamment plongé ses yeux dans les siens la veille pour le savoir. Plusieurs tâches l’attendaient ce matin, et il comptait bien, en s’y adonnant, la croiser et lui parler.

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