Chapitre 2
2
Ce même matin, Jeanne Mallet fut la première à se rendre à la piscine. Elle ne remarqua pas immédiatement Alix qui installait la table de surveillance, tant son esprit était occupé par Luz. En poussant la petite grille, elle s’était demandé si Luz serait déjà là, à l’attendre peut-être, puisqu’elle lui avait précisé, la veille, qu’elle venait parfois tôt le matin pour profiter du bassin vierge. Sa déception face au bassin et aux transats vides était égale à son soulagement. Si Luz avait été là, que lui aurait-elle dit ? Aurait-elle-même osé aller lui parler ? Seules des banalités idiotes seraient sorties de sa bouche tremblante et sèche. Toute la nuit elle avait repassé des dialogues dans sa tête…
Jeanne étendit sa serviette sur un transat, y posa son livre et sa montre, puis fit face à l’eau. Le bassin de forme géométrique étudiée promettait des instants de paresse ou d’oubli de soi mérités. L’eau qui y ondoyait paisiblement scintillait, les reflets du soleil folâtraient sur les timides vaguelettes causées par les mouvements de l’épuisette d’Alix.
Jeanne approcha de la margelle et fixa la ligne noire au fond du bassin. Elle gisait là, tout au fond, seule, contrairement aux bassins traditionnels qui étalaient quatre, cinq ou six lignes noires. Celles-ci marquaient un bassin plus sérieux ; elle, elle était seule, solitaire, unique. La seule à accueillir chaque matin les nageurs et les barboteurs, la seule à indiquer le chemin à prendre pour des brasses vives ou des crawls maîtrisés. Jeanne voyait cette unique ligne noire comme une cicatrice sous l’eau, la délimitation d’un monde sourd dans lequel plonger lui procurait un bonheur ineffable.
Le soleil l’éblouit un peu, ce qui lui fit lever la main pour se protéger de la lumière pourtant encore douce. Ce geste interpella Alix de l’autre côté du bassin, qui dû le prendre pour un signe. Il lui rendit son involontaire salut en marmonnant quelque chose que Jeanne ne comprit pas mais supposa être un « Bonjour ». Elle sourit machinalement à… Alix, oui, c’est bien cela, il s’appelle Alix, se rappela-t-elle. Isabelle, une septuagénaire habituée du lieu dont elle avait fait la connaissance dès le premier jours où Jeanne et ses filles étaient arrivées, et avec qui l’entente avait été immédiate et étonnante, le lui avait dit quelques jours auparavant. Isabelle connaissait tous les employés, du fait de ses nombreux étés passés ici. Elle les avait vu défiler, certains restaient une saison, d’autres plusieurs d’affilée, jusqu’à ce que la précarité et la maturité les poussent à trouver un emploi fixe, plus stable. Alors parfois ils revenaient rendre visite à leurs anciens patrons et collègues, parfois ils disparaissaient pour de bon. Isabelle avait craqué pour Alix et son air d’ange, le contraste de ses yeux noirs aux longs cils et la blondeur de ses cheveux parfois ondulés, parfois bouclés. Par un truchement inconscient, la jeunesse d’Alix redonnait un souffle de vigueur à Isabelle.
Jeanne appréciait écouter Isabelle, drôle et énergique, lui raconter l’évolution du lieu. Elle aimait surtout son naturel et son je m’en-foutisme acquis avec l’âge. Jeanne comprenait : cela faisait déjà quelques années qu’elle ne se préoccupait plus du regard d’autrui, et elle avait hâte d’atteindre l’âge de sagesse d’Isabelle. De sagesse ? Jeanne était plutôt convaincue que cela relevait juste de l’avantage de vieillir : comme vous ne comptiez plus pour la société, plus personne ne vous tenait rigueur de vos relâchements, et encore moins les hommes, tournés, eux, vers les moins de trente ans. Jeanne avait dépassé de deux ans la quarantaine. Elle pensa alors à ses filles – Anna et Mira – parties la veille à une soirée avec leurs amis et qui ne reviendraient que le lendemain. Rien n’indiquait que ce fut leur première année ici, ni que l’absence du père de famille leur pesait.
« Pauvre Milan qui doit travailler, enfermé dans son bureau, subissant la climatisation des locaux… ». C’était la première fois qu’ils ne partaient pas tous ensemble en vacances. Si Jeanne avait, les premières heures, culpabilisé, elle calculait à présent – et surtout depuis sa rencontre avec Luz – les heures d’oisiveté qu’elle avait encore devant elle.
Jeanne approcha de la margelle. L’eau lécha ses pieds fins, qu’elle n’avait pas vernis. Un de ces fameux relâchements ; mais, elle ne voulait plus perdre de temps à cela. Combien d’heures avait-elle laissé filer les doigts de pieds à l’air, talons sur la table basse en verre du salon, cotons entre les orteils, à attendre que ce fichu verni sèche ! Un tiraillement lui enserra toutefois le ventre quand elle repensa à ceux vernis de Luz. Penserait-elle qu’elle se négligeait ? Les femmes tenaient-elles autant que les hommes aux apparats ? Mais Jeanne chassa immédiatement cette pensée, s’imposant la persuasion qu’elle était telle qu’elle était – et que cela était très bien – et que Luz l’accepterait ainsi.
Un fin nuage passa dans le ciel, accompagné d’une brise légère qui fit onduler son t-shirt un peu large. Il s’y engouffra et caressa sa peau encore blanche. Jeanne ne bougea pas, patiente, attendant que le soleil réapparaisse et réchauffe à son nouveau son dos. Elle se concentra sur la sensation de chatouillement de ses cheveux châtains étalés sur ses épaules tout en regardant l’eau scintiller et clapoter. Si Luz n’arrivait pas, elle espérait qu’Isabelle arriverait bientôt. Elle s’attendait d’une minute à l’autre à attendre le tintement des bracelets et des colliers qu’Isabelle accumulait autour de ses poignets et de son cou. Jeanne voyait déjà la silhouette claudicante approcher du bassin et chercher de ses yeux usés sa nouvelle amie.
Lorsque le soleil chauffa enfin ses épaules, l’envie de se propulser dans l’eau la submergea. Puisqu’elle ne savait pas à quelle heure ni Isabelle ni Luz ne viendrait, et que le corps de Luz envahissait trop son esprit, elle plongea dans l’eau à peine rafraîchie par la nuit. Son corps fendit le liquide et ses yeux admirèrent les reflets dorés du soleil au fond du bassin. Rien ne lui plaisait plus que ces reflets dansants, ondulants et brillants, à peine perturbés par le mouvement de ses bras et de ses jambes. Les cheveux de Luz ondulaient eux aussi, ils brillaient eux aussi – comme ses yeux, comme ses dents – et ils l’apaisaient tout autant. Jeanne avait en fait tant envie de passer ses doigts dans les cheveux de Luz…
Lorsque Jeanne refit surface, Alix Cotin était accroupi sur la margelle. Les fleurs colorées derrière lui dessinaient un tableau naïf sur lequel se découpait sa jeune silhouette et ses boucles blondes.
– Bonjour ! lança-t-il avec un sourire doux.
Ce jeune homme respire la solitude, ou la mélancolie, pensa Jeanne.
– Bonjour, répondit-elle, agitant tranquillement ses bras pour maintenir la tête hors de l’eau.
– Vous êtes sacrément matinale ! C’est agréable de rencontrer des personnes comme vous qui savent profiter des moindres heures !
– Heu, oui, répondit Jeanne, légèrement mal à l’aise.
Ce compliment était dur pour les autres, ceux et celles qui paressaient donc… Elle continua :
– J’aime vraiment être la première dans l’eau, vous voyez, pour être celle qui fend l’eau, c’est tellement… doux…
Le rouge lui monta immédiatement aux joues. Mais qu’est-ce que tu racontes ? se dit-elle. N’importe quoi… doux !
– Vous avez complètement raison ! C’est comme pour moi lorsque je passe sous les vagues, le corps qui glisse contre le mur d’eau, le poids de l’eau de la vague sur le corps, c’est indescriptible !
Ils se sourirent. Ils n’avaient rien à se dire, finalement, cette conversation n’était que politesse, peut-être que lui aussi se disait qu’il racontait n’importe quoi. Jeanne poursuivit :
– Il fait enfin chaud ! Vous allez avoir du monde aujourd’hui à la piscine.
– Oui ! Ça sera une belle journée !
Jeanne se dit qu’en effet, ça sera une belle journée, car elle verra Luz et qu’elle osera, il le faudra, lui dire tout ce qui la traverse. Les joues rosées et le regard perdu d’Alix par-dessus ses cheveux mouillées lui firent dire que lui aussi pensait à quelqu’un qui rendrait cette journée inoubliable.
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