Chapitre 3
3
Le soleil commençait à chauffer l’atmosphère, promesse d’une journée d’été idéale. John Border observait la piscine scintiller depuis le muret d’enceinte. Pauline, sa femme, n’était pas encore en vue sur les transats alignés. Peut-être sa marche matinale avait-elle duré plus longtemps que prévu ? Peut-être avait-elle rencontré quelqu’un avec qui elle bavardait ?
Il expulsa un souffle d’air bruyant. Une mère et ses deux enfants, suivie d’une troupe d’adultes et d’autres enfants – les membres d’un groupe d’amis qu’il qualifiait sans arrière-pensée aucune de « bobo-bio » installés dans trois grandes tentes à quelques allées de leur bungalow haut de gamme – l’entendit et lui offrit un sourire poli et compatissant. Gêné, il détourna le regard, quitte à paraître rustre.
Dernièrement, cela était de plus en plus fréquent qu’il soufflât ainsi, comme si la lassitude qui s’emparait de lui devait se rendre visible, bruyante et encombrante. Combien de temps encore pourrait-il la contenir ?
Les épaules de John Border s’affaissèrent. Il s’en rendit compte et pensa Mon pauvre John, toi qui as toujours mis un point d’honneur à te tenir droit et fier. Mais une autre voix se fit entendre au fond de son esprit usé : tu es venu ici pour lâcher prise, pour être sûr de cette envie de renouveau, tu as le droit de détendre tes muscles, ton corps, ton esprit…
L’hiver précédent, il avait surpris son propre esprit à dénigrer la soirée entre amis que lui-même avait proposée. Il avait écouté les flots de paroles, observés les visages rougis et chauffés par l’alcool, et s’était demandé ce qu’il fichait là, pourquoi et depuis quand. Pauline, elle, avait été tout à fait à son aise, parlant fort, s’agitant. Dans leur grande maison, dans leur quartier chic, ils jouaient aux parfaits cadres dynamiques depuis plus de quinze ans. Travail, travail, travail et soirées pour se relâcher. Et pas d’enfant, non, évidement, cela aurait entravé ce rythme. Depuis cet hiver, il n’était plus le même. Alors, quand ce groupe de femmes et d’hommes simples et heureux étaient passés près de lui et que l’une des mère, à cet instant, l’avait entendu soupirer si fort, il s’était comme recroquevillé à l’intérieur. John Border, l’homme de la réussite, à qui tout souriait, démasqué par cette mère visiblement aussi inquiète pour ses enfants que pour lui, ne savait plus où il en était.
C’est alors qu’il se rendit compte qu’un des enfants pleurait. Il était en train d’arriver, en dernier, avec sa mère, Cécile Lacaze. Elle avait les cheveux châtain clair, relevés en chignon lâche. Elle portait une robe d’été beige et des Birchentock verts kaki aux pieds. John la connaissait un peu, de loin, il l’avait observée aller et venir dans les allées, marcher d’un pas rapide à côté de son aîné, l’enfant battant des jambes pour s’élancer avec sa draisienne sur le bitume, devenue piste pour une course effréné. John avait parfois écarté les jambes et les bras en riant, posté au milieu de l’allée, et l’enfant, hilare à son tour, était passé avec son bolide sous l’arc de ses jambes.
Le regard de Cécile oscillait entre l’effarement et la peur. Le père, Frédéric Lacaze, les attendait parmi les autres membres du groupe, visiblement fébrile.
– Robin ? Cécile ? Qu’est-ce qui se passe ?
Sa voix trahissait son angoisse et l’ascenseur émotionnel qui l’avait traversé : quelques secondes auparavant il riait avec ses amis, satisfait et comblé par le bonheur de ces instants insouciants de liberté loin de leur terne monde habituel, et l’instant suivant sa femme apparaissait, le regard perdu, l’enfant suspendu à sa main, une aura négative tout autour d’eux.
– Je ne sais pas, il est revenu des sanitaires comme ça, lui dit Cécile Lacaze.
Quelques mèches de ses longs cheveux bruns laissés au naturel encadraient son visage allongé. Ses yeux légèrement globuleux n’étaient pas maquillés et exprimaient la détresse.
– Regarde, on dirait qu’il a une marque sur la joue, précisa-t-elle.
Cécile s’accroupit à côté de John, comme si elle ne le voyait pas, et écarta délicatement une mèche de cheveux du visage du bambin. L’enfant pleurait silencieusement. John, les yeux rivés sur lui – il ne pouvait faire abstraction de la scène et du drame – remarqua surtout ses pieds, si petits, dans les petites Crocs vert fluo, au bout de deux petites jambes si frêles... Les larmes roulaient sur ses joues rebondies. La gauche était de fait plus rouge que la droite. Le cœur de John se serra comme jamais il ne s’était serré ces derniers mois, et pourtant, qu’il s’était serré ce cœur dernièrement…
Les six adultes s’agitèrent autour de l’enfant, le flot de leurs paroles, de leur indignation et de leurs interrogations émettait un vrombissement inaudible. Qui a fait ça ? Qui ose frapper ainsi un enfant ? Un autre enfant n’aurait pas giflé. Les enfants se bagarrent, ils ne se giflent pas. Cécile et le père harassaient l’enfant de questions. Ce dernier ne répondait pas, visage fermé, baissé en direction des dalles.
– Quelqu’un a frappé Robin ? demanda un autre enfant de sa voix aigüe.
– Non, non, mon chéri, répondit la femme frisée qui devait sûrement être sa mère. On ne sait pas, on ne peut pas dire. Ne t’en fait pas, les grands s’en occupent.
Cécile Lacaze prit le petit Robin sur ses genoux. John les observa. Elle avait enroulé ses deux bras autour de son petit corps. Quel âge avait-il ? Six, sept ans ? Elle tentait de tenir en équilibre sur ses pieds, accroupie, l’enfant sur ses genoux. Le père regardait autour de lui, hésitait à retourner aux sanitaires, mais les deux autres pères lui disaient que cela ne servirait à rien, que celui qui avait fait ça serait forcément déjà reparti. Cécile scrutait la joue rougie, approchait sa main pour en comparer la taille. Tous, ils ressemblaient à une meute de loup protégeant les leurs.
John sentit la tristesse l’envahir. Ni ses propres parents, ni Pauline, n’avaient jamais été ainsi attentionnée à son égard. Cet amour, cette inquiétude qui en découlait, n’avait jamais eu sa place dans ses différents foyers. Pourquoi ? Parce qu’étaler ses sentiments était bon pour les faibles, pour les pauvres qui se cachaient derrière cela pour supporter la misère. Dans sa famille, ils n’avaient pas connu la misère, pas besoin d’amour donc derrière lequel se cacher/auquel se raccrocher.
Une légère brise colla son pantalon de lin à ses chevilles. Il remarqua que la même brise plaqua la robe beige de Cécile contre ses mollet, au moment-même où elle se redressait, tenant toujours son fils par la main. Elle se rongeait les ongles.
– Maman, je peux aller me baigner maintenant ? demanda le petit Robin, qui avait déjà séché ses larmes et s’apprêtait à rejoindre un autre enfant.
La question, légère, étonna la mère et le père, confus. L’événement était grave, pour eux, mais l’enfant était déjà passé à autre chose. Il ne voulait pas supporter la gravité des adultes. Il voulait s’amuser.
– Heu, oui mon cœur. Tu peux. Allons-y.
Le groupe d’amis s’ébroua et pénétra l’enceinte de la piscine.
John les regarda entrer et s’installer sur les transats. Les adultes continuaient de débattre, de s’indigner, de s’interroger. Le père entourait Cécile de ses bras minces. Les enfants, eux, jouaient déjà, insouciants.
L’insouciance, c’est ce mot qui serrait le cœur de John. Avait-il jamais été insouciant ? Lui avait-on jamais laissé la liberté et le temps de l’être ? Le sérieux, l’ambition, le travail, la droiture… la caricature d’un adulte installé dans cette société blanche occidentale. Il avait déjà de lui-même perçu cette image, mais les récents mouvements féministes qui remettaient en cause ce modèle – la patriarcat blanc occidental – lui avait ouvert les yeux. Non, pas ouvert les yeux. Ce mouvement de dénonciation lui avait permis de s’autoriser sinon à renier, au moins à remettre en cause, ce qu’il était devenu. Cela l’avait libéré d’un carcan familial et traditionnel dans lequel il ne se reconnaissait pas. Mais s’en détacher était si difficile. Par exemple, ce pantalon de lin, ces mocassins en nubuck, ces goûts étaient si ancrés en lui qu’il ne pourrait les changer du jour au lendemain. Ces vacances-ci étaient déjà un premier pas, un signe qu’il envoyait à Pauline, à sa famille, à ses proches. Pauline râlait, pestait intérieurement, il le savait. Et il en riait intérieurement lui aussi. Il n’avait pu se retenir de jubiler intérieurement à la vue du visage décomposé de Pauline lorsqu’ils avaient ouvert le mobile home. Pauline dénigrait depuis leur arrivée chaque lieu, chaque objet, chaque assiette au restaurant, chaque personne autour d’elle. Hors de son contexte, Pauline restait Pauline, et ce qu’il en voyait ici, dans cet autre décor, confirmait qu’il ne l’aimait pas. Quinze ans qu’ils s’acharnaient tout deux à faire fonctionner leur couple et leur vie…
– Excusez-moi !
John revint à la réalité, et vit, juste de l’autre côté de la grille, Cécile Lacaze lui sourire tristement.
– Est-ce que vous voyez un t-shirt noir par ici ? Sur les casiers peut-être ? On l’a oublié…
Cécile était déjà en train de faire le tour et de passer le portillon lorsque John, balayant du regard les alentours, repéra ledit t-shirt.
– Je l’ai ! lança John en levant, triomphant, son bras trop blanc, dévoilé par la manche de sa chemise blanche remontée au niveau du coude.
Il tendit le bout de tissu à Cécile.
– Merci, dit cette dernière.
– Comment va votre fils ?
Cécile retourna machinalement la tête pour regarder Robin par-dessus son épaule droite.
– Ca va. Il ne se rend pas compte. Je ne comprends pas. Il avait vraiment une marque de main sur la joue…
– Il parlera le moment venu.
John s’étonna lui-même de cette réponse. Il n’avait aucune connaissance des enfants, aucune notion de pédagogie, de ce qui pouvait se passer dans la tête d’un petit. Pourtant, Cécile Lacaze, de ses yeux ronds et ternes, répondit :
– Oui, vous avez raison. Merci.
John aimait regarder cette femme. Elle lui paraissait simple, aérienne, facile d’accès. Ses gestes oscillaient entre la lassitude et l’énergie des gestes mécaniques acquis dans un quotidien monotone. Sa vie à lui n’avait jamais été monotone, parce qu’avec Pauline, ils avaient fui cet adjectif, persuadés qu’une vie opposée était la seule véritable voie du succès et du bonheur.
– Merci, répéta Cécile, le tirant de ses pensées. Pour le t-shirt et… Elle marque une pause. Pour votre considération, et ces instants de jeu avec Robin que vous avez déjà eu. Cela se sent que vous êtes une bonne personne.
Cécile soutint son regard un instant de ses yeux ronds et humides ; aucune réponse ne venait à l’esprit de John devant ce visage ingrat. Alors elle agita le tissu, fit un dernier signe de tête et repartit en direction de sa meute.
John resta immobile face à la piscine, le soleil écrasant ses épaules, chauffant ses bras à demi-dénudés. Les trois derniers mots de Cécile percutaient les parois de son crâne, comme un échos soudain visible qu’on verrait se répercuter à droite, à gauche, à droite, à gauche… Une bonne personne… Simplement parce qu’il avait demandé comment allait ce petit… Des larmes venues du fond de son être, enfouies depuis cinquante ans, remontèrent à ses yeux et roulèrent sur ses joues, rougissant son visage. Il fit demi-tour, dans l’idée de retourner au bungalow bleu s’allonger sur le lit et s’enrouler dans les draps. Il ne remarqua pas que sa femme arrivait par un autre côté. S’il l’avait remarqué, il se serait dit que, de toute façon, leurs chemins ne se croisaient plus jamais.
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