Chapitre 4

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Lancée dans une longueur de brasses, Jeanne pensait à la chevelure noire et épaisse de Luz. Elle n’avait jamais été attirée par les femmes, ou du moins ne s’était jamais posé la question. En premier lieu, elle se l’était à peine posé pour les hommes. Les premières années avec Milan, puis l’arrivée des filles, les années qui passaient si rapidement, le quotidien… Quelques hommes l’avaient séduite, avaient tenté d’obtenir son corps, mais jamais elle n’avait franchi le pas. Elle avait pensé que cela aurait été inutile, qu’auprès de Milan elle avait ce qui lui était nécessaire. Jeanne se savait être le genre de femme qui se contente de peu. Elle enviait parfois, s’imaginait en ces femmes jamais rassasiées, toujours dans le besoin de plaire, de séduire, d’obtenir. Ou celles qui revendiquaient leur autonomie, leur indépendance totale, jusqu’à finalement peut-être nié leur partenaire. Jeanne préférait, à l’extrême et à l’aventure, la sérénité et ce qui rassurait. C’est pour cela d’ailleurs que, de manière contradictoire, elle aimait qu’Isabelle lui parla des astres, des énergies, du karma, de toutes ces superstitions qu’elle trouvait intrigantes sans jamais avoir osé voulu y croire.

Il n’en restait pas moins qu’en matière d’amour, de sexe, et même en matière de codes et de règles sociales, elle craignait qu’un seul pas de côté suffit à engendrer un impact négatif sur sa vie. Et parce que sa vie comprenait celles de ses filles et celle de Milan, elle n’osait tout simplement pas.

Toutefois, ces derniers jours, elle avait bien été forcée de tourner et retourner dans sa tête les pour et les contres, les positifs et les négatifs, de se lancer dans ce pas de côté qu’était Luz. Pour une heure contre le corps de celle-ci, elle était prête à affronter le sort, à mentir à Milan, à pleurer et à hurler des excuses insincères si tout était dévoilé.

Pourtant, chaque jour – elle en était sûre – des hommes et des femmes se laissaient aller aux plaisirs égoïstes, mentant, trichant, trompant, sans que la Terre s’arrête pour autant de tourner… Milan ne saurait pas. Ses filles ne sauraient pas. Il n’y aurait que Luz et elle.

De toutes manière, pensa encore Jeanne, deux femmes ensemble, personne n’y croit, personne n’y pense, personne ne le remarque véritablement. On ferme les yeux, on sourit tendrement, et voilà tout.

Jeanne avait d’ailleurs un exemple personnel proche : sa propre grand-mère. Dès son veuvage, survenu tôt, cette dernière avait emménagé avec sa meilleure amie, dans la grande maison de pierre où Jeanne avait si souvent joué enfant. Il y avait du lierre sur la façade, de grandes fenêtres, et un bocal toujours rempli de bonbons colorés. Les deux femmes leur composaient des repas et des goûters dignes des romans, dont Jeanne était très fière. Pour ces goûters, elle invitait régulièrement ses amies de classe, ravie de courir dans le grand jardin, de dévorer les sucreries et de bavarder avec les deux vieilles femmes aux chignons blancs impeccables. Elles avaient toujours mille histoires à raconter, avec un sens de l’humour détonant. Les deux femmes n’avaient été séparées que par la mort de cette amie, lorsque Jeanne eut onze ans. Et ce n’était qu’à son décès que, inconsolable, sa grand-mère avait avoué à la famille que la disparue avait été le grand amour de sa vie.

Jeanne était déjà arrivée à l’autre extrémité du bassin. Elle plaqua ses deux mains sur le lino bleu, réflexe gardé de ses cours de natation, et repartit dans l’autre sens.

Sa vie à elle avait été terre à terre. Elle ne s’en plaignait pas particulièrement, elle avait fait un choix de vie, et cela lui convenait. Les autres vies, celles aventureuses, pétillantes, tumultueuses, de mensonges, lui paraissaient trop fatigantes. Elle n’avait pas envie de se battre, de réfléchir aux mensonges des adultères, de gérer les imprévues d’une vie en sac à dos, de gérer la colère et la frustration d’une vie de combats militants. Travailler, s’occuper de la maison, élever les filles, s’impliquer dans leur scolarité, entretenir les relations amicales et familiales, et tout de même s’engager personnellement dans des efforts quotidiens à l’échelle de leur foyer pour ne pas participer au tumulte de la société de consommation capitaliste, tout cela lui paraissait déjà bien suffisant. Plus, elle ne saurait comment faire. Sa vie, donc, lui convenait. Elle se le répétait d’ailleurs souvent, elle en était consciente. Mais ça n’était pas pour se convaincre elle-même ; c’était parce qu’elle le savait. A présent, aujourd’hui, maintenant, en ce jour de soleil, en ce jour d’été et de vacances, en cette journée seule sans ses filles, sans son mari, tout avait changé et elle avait accepté qu’elle pouvait s’autoriser à vivre autre chose, même dans un temps très limité.

C’est souriante que Jeanne Mallet élança une dernière brasse pour atteindre les marches et sortir de l’eau. Elle était décidée à être explicite avec Luz, à lui dévoiler ses sentiments profonds, ses envies. Elle espérait que Luz arriverait très bientôt au bord de la piscine illuminer son paysage par sa présence.

Elles avaient tant ri avant hier soir, au bar de la résidence, sans être pour autant ivres. Du moins, pas Jeanne, qui avait souhaité garder le contrôle d’elle-même, pour apprécier pleinement les minutes et les heures avec Luz. Il était de toute façon désormais établi pour Jeanne que Luz l’enivrait bien plus agréablement que n’importe quel alcool. Elles s’étaient raconté leur vie, avaient dénigré – complices – les hommes en général et ceux en particulier qui avaient partagé leur vie un moment. Luz n’avait pas caché son amour pour les femmes mais Jeanne n’avait pas osé profiter de ces aveux audacieux pour l’embrasser. Elle n’avait pas non plus voulu passer pour une profiteuse, ou une femme en mal d’expérience qui aurait profité de la première femme ouvertement lesbienne pour assouvir un fantasme artificiellement créé par l’instant présent. Alors elle était restée à sa place, malgré les doigts de Luz qui lui effleuraient régulièrement les bras et les mains lorsqu’elle prenait son verre ou une cigarette entre ses doigts bronzés.

Hier, elles ne s’étaient croisées que deux fois. Elles avaient bavardé avec animation, les yeux rivés l’une sur l’autre. Jeanne s’était sentie comme une adolescente émoustillée et s’en était sentie ridicule autant que comblée. Elles s’étaient promis de se retrouver le lendemain – aujourd’hui donc, même si elles n’avaient précisé aucun horaire hélas – avec un ensemble de sous-entendus qui avaient maintenus Jeanne éveillée une bonne partie de la nuit.

Luz était si lumineuse. Oui, son nom lui allait si bien, se dit Jeanne, pour la énième fois. Avant d’avoir appris son nom, elle l’avait déjà qualifiée de telle dans son esprit. Et quand Luz n’était pas là, comme en cet instant, le monde semblait à Jeanne aussi terne qu’un soir d’hiver au fin fond de la Creuse.

Jeanne sortit de l’eau, se sécha sommairement. Elle observa machinalement le groupe que formait les trois familles et leurs enfants, tout juste arrivés. Ils étaient en train de poser leurs sacs et leurs serviettes, de repositionner un chapeau sur une petite tête, de se protéger du soleil avec leur main en se parlant les uns avec les autres. Jeanne sentit une tension inhabituelle entre eux. Les fois précédentes où elle les avait croisés dans les allées du club ou côtoyés au bord de la piscine, leurs conversations avaient été douces et enjouées. Aujourd’hui, il semblait à Jeanne qu’un événement contrariant se soit immiscé dans leur quotidien heureux.

Elle détourna le regard, gênée de sa propre curiosité/immixtion pour une situation privée. Jeanne était une personne discrète, qui respectait l’intimité d’autrui, et elle mettait un point d’honneur à rester fidèle à ce trait de caractère. Milan la louait souvent pour cela, tout autant que pour son équanimité presque légendaire. Parfois, pourtant, cela en irritait certains ou certaines : leurs filles, déjà qui, au début de l’adolescence, érigeaient les tempêtes émotionnelles en preuve de vie, ou bien les personnes irascibles pour qui Jeanne n’était finalement que le reflet de leur propre incapacité à se maîtriser.

Jeanne se concentra donc sur sa propre journée. Elle voulait rêvasser encore un peu. Pour cela, elle s’allongea sur le ventre, bras repliés sous sa tête. Elle laissa le soleil désormais plus haut chauffer son dos et alanguir son corps. Elle voulut s’assoupir un peu, pour découvrir que, à son réveil, se dit-elle, superstitieuse optimiste, Luz serait là, en avance, pressée de la voir.

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