Chapitre 6
6
La grille blanche qui entourait une part de la piscine avait été repeinte, tranchant avec le mur d’enceinte et le muret de gauche, tirant sur le beige ou le jaune. John Border se demanda à qui d’Alix ou de son collègue Joseph la tâche était revenue. Il préféra imaginer qu’elle était revenue à Alix.
Il appréciait ce jeune homme énergique mais discret, dont l’efficacité découlait d’un goût évident pour l’effort. Il n’avait encore que peu discuté avec lui, mais John sentait déjà qu’il trouvait en Alix les qualités qu’il avait toujours cherchées en ses jeunes collaborateurs et ses stagiaires. Hélas, que cela soit dans ses bureaux de Paris ou ses bureaux de Londres, chacun de ses jeunes espoirs, insidieusement, une fois les beaux costumes passés et les comptes en banque rapidement remplis, se corrompaient eux-mêmes. Une fois l’admiration pour John Border passée, ils préféraient suivre les traces de autres cadres, plus mordants, plus à l’image de cette vie dorée.
John bien sûr savait lui aussi se montrer mordant, il était un directeur puissant, parfois craint, toujours respecté. Il avait gagné sa place, de manière légitime, bien que les portes lui eussent été ouvertes depuis son enfance. Néanmoins, John Border mettait un point d’honneur à garder cette légitimité, à mener sa barque de manière juste et droite, mais toujours le plus humainement possible. Son monde, toutefois, ne laissait que peu de place à l’humain. Alors, dès qu’il le pouvait, il le défendait.
Cela horripilait Pauline. Si John avait grandi dans diverses grandes villes du monde, au fil des postes de sa mère d’ambassades en grands organismes, et avait grâce à cette vie acquis une ouverture sur le monde, Pauline n’avait connu que la vie à Londres. Comme lui, elle était bilingue, et travaillait désormais également entre Paris et Londres, mais son esprit était resté étroit, voire étriqué, englué dans des habitudes et des attitudes qui semblaient étrangement, à John, artificielles, sans qu’il ne sût expliquer l’origine de cette impression/ce sentiment.
John chercha Alix du regard. Il ressentit le besoin de lui parler, d’aspirer sa jeunesse et son naturel comme une bouffée d’oxygène revitalisante, mais Alix n’était pas en vue. Sans doute était-il sorti par le portillon arrière, dissimulé par le cabanon en bois où les animateurs stockaient leur matériel. Il décida d’attendre.
De son regard gris dissimulé par une paire de lunettes de soleil aviateur, John Border étudia alors sa femme. Pauline était installée sur un transat bleu, non loin de la douce Jeanne Mallet. Elle portait ce maillot de bain blanc qu’elle lui avait montré quelques jours avant leur départ. Pauline avait pensé, ce jour-là, le séduire. Mais John n’en avait plus la force. Il n’avait plus la force de se laisser séduire, il n’avait plus envie d’être séduit. Sa libido l’avait quitté, il n’avait plus aucune pensée sexuelle depuis de longs mois déjà. John Border aspirait à autre chose, quelque chose de plus grand, de radicalement différent, de plus réel, se dit-il une nouvelle fois.
Las, il s’appuya à la grille. Le métal pénétra la chair de ses bras, sans qu’il ne ressente de douleur. Il savait son corps anesthésié par l’ennui. En face de Pauline, de l’autre côté du bassin à l’eau pailletée, John détailla Cécile Lacaze et ses enfants. Le petit Aymeric babillait sur ses genoux, et le petit Robin lui montrait son ballon rose. John, même éloigné, capta le sourire triste de Cécile, qui percuta son torse comme un écho à son propre désespoir – il ne comprenait pas ce sentiment invasif, il ne pouvait que le ressentir et l’accepter. Les adultes autour de Cécile Lacaze continuaient de parler vivement, sûrement de la situation de Robin. Les gestes étaient nerveux, les têtes se tournaient comme des girouettes. Cela lui rappela la pièce de théâtre à laquelle il avait assisté la veille. Une pièce de boulevard, simple et drôle, un moment de prélassement où il avait pu oublier, durant une heure vingt, ce nuage noir flottant dans ses entrailles. La lassitude était revenue le percuter dès qu’il était rentré et qu’il avait trouvé le bungalow vide ; le poids du corps fuselé et alcoolisé de Pauline deux heures plus tard sur le matelas étroit ne l’avait qu’accentuée.
Deux voix l’éveillèrent soudain : la voix grave et chaleureuse de Tania, la directrice du club et celle, claire et ferme d’Alix. Ce dernier marchait, élancé, comme apparu de nulle part et auréolé de sa jeunesse, aux côté de Tania, grande – plus grande que Pauline – mais tout de même perchée sur des espadrilles à plateforme, tous deux animés par leur conversation. Alix aurait pu passer pour le fils de Tania, car chacun arborait une tignasse de boucles blondes aux reflets dorés, parfois roux, et un sourire franc plein de vitalité. Tania fumait une cigarette slim qui bientôt, John l’avait remarqué, sera immédiatement remplacée par une nouvelle. John se demandait comment, baignée dans cette fumée de cigarette, le parfum lourd de Tania gardait le dessus.
– Monsieur John Border, lança Tania, amusée. Encore collé à cette grille ! Quand allez-vous vous baigner un peu bon sang et quitter ces manches et ce pantalon ! Hors de question que mes résidents repartent tout blancs ! Je vous ordonne de bronzer un peu !
John se fendit d’un sourire :
– Mes chevilles bronzent, Tania, mes chevilles bronzent !
Comment était la pièce hier ? s’enquit-elle.
– Très bien ! J’ai passé un bon moment, merci, répondit-il.
– Et pour notre première leçon de surf ? intervint Alix.
John ôta ses lunettes et plongea ses yeux gris dans ceux, bleu chatoyant, d’Alix. Une mèche blonde cachait un peu l’œil gauche.
– Excellente idée ! Plein d’homme de votre âge se mettent au surf, c’est la mode, c’est parfait pour le corps et l’esprit ! Et je ne dis pas cela pour vous vexer, John, au contraire !
– Je crois que mon cerveau avait occulté cette information, admit John.
– Ou bien Pauline ne vous l’a pas rapportée, répondit Alix.
John se sentit légèrement perdu et Alix le remarqua.
– Ah, elle ne vous a pas dit, je le lui ai proposé hier, elle devait vous le dire. Cet après-midi, ou demain, si vous voulez. Elle m’a dit que ça vous plairait !
Pauline ne lui avait rien dit. Pauline avait décidé de se venger de lui. Pauline avait discuté de lui avec Alix la veille, quand il était absent, quand elle s’était alcoolisée, avec Alix. L’information ne le blessa pas ; au contraire, il ressentit un soulagement, le nuage noir se dissipait légèrement, quelque chose devenait plus simple.
Tania écrasa sa cigarette dans son cendrier de poche, en tira une nouvelle du fin paquet blanc qui dépassait de sa poche, et l’alluma.
– Je te redirai Alix, je ne suis pas sûr…, dit John.
– Comme vous voulez ! De toute façon, vous savez où me trouver ! A tout à l’heure Tania !
Alix traversa le pédiluve d’un pas sûr, soulevant des vaguelettes. La douche se déclencha automatiquement à son passage, sans le mouiller ; il savait où passer. Alix passa devant les transats, salua le groupe de Cécile Lacaze et s’installa à la table de surveillance.
Vous savez où me trouver. John s’amusa intérieurement de ce vouvoiement, quand lui avait naturellement tutoyer Alix. Etait-ce dû à la différence d’âge ? Il avait demandé à Alix de le tutoyer, mais ce dernier avait reconnu ne pas y arriver, impressionné qu’il était par la stature de John. John avait balayé de la main cet argument idiot /non sens/inepte, sans pour autant réussir à convaincre le jeune homme.
– Vous devriez également essayer le musée, dit alors Tania, en expulsant une fumée blanche. C’est dommage qu’il ne soit pas plus connu que ça, c’est un beau bâtiment et les expositions sont bien choisies ! Bon, moi, je n’y connais pas grand-chose, mais je suis sûre que vous ça vous plaira, même si ce n’est pas là-bas que vous allez bronzer !
John remit ses lunettes de soleil et sourit encore. Alix et cette femme lui faisaient du bien.
– Très bien, merci du conseil, j’irai aujourd’hui même alors ! Ne le dites pas à Alix, mais je me sens effectivement plus à l’aise dans un musée que dans les vagues.
Tania lui lança un clin d’œil complice. Elle n’était pas dupe, elle connaissait les profils des résidents. Elle s’éloigna pour rejoindre la jeune réceptionniste Léane qui lui faisait de grands signes depuis l’accueil.
Sûr que Pauline ne le verrait pas, et ne pouvant pas même traverser le pédiluve, John téléphona à Pauline. Il la vit vérifier l’émetteur de l’appel et prendre son temps pour ne décrocher qu’à la dernière sonnerie. Elle ne voyait pas qu’il était si proche d’elle…
– Oui, quoi ?
Sans public, Pauline se laissait facilement rattraper par des attitudes frustres. Il s’était habitué à en être le témoin privilégié.
– Je pars visiter le musée de la ville. Je te propose que nous retrouver à treize heure au restaurant du club.
– Va pour treize heure.
– Où es-tu ? demanda-t-il, amèrement amusé par la situation. Que fais-tu ce matin ?
– Je suis à la piscine. Quitte à devoir moisir ici, autant que je me fasse bronzer.
– J’ai croisé Alix. Pourquoi lui avoir soumis l’idée de m’offrir des cours de surf ?
Il vit, depuis la grille, Pauline se redresser, mal à l’aise, sur son transat. Elle tourna le regard en direction d’Alix, toujours assis à la table de surveillance, Chloé Jeunet s’affairant autour de lui. Il était satisfait de sa question. Pauline ne pouvait se dérober à la vérité, à présent elle savait qu’il savait.
– J’ai vu des tas d’hommes de ton âge s’y mettre, je sais que vous vous entendez bien, je me suis dit que ça lui ferait plaisir de croire que tu t’y intéresses.
– Tu es impossible, conclut-il.
– Il paraît oui. C’est bon, c’est tout ce que tu as à me dire ?
– Oui. A tout à l’heure.
– Amuse toi bien à ton musée.
Pauline raccrocha.
Avant de tourner le dos au bassin éclaboussé de soleil, John observa sa femme – enfin, la personne à laquelle il était mariée – laisser tomber de manière nonchalante son téléphone dans son sac cabas jaune fluo et caler son long corps dans le transat. John Border n’avait plus rien en commun avec cette femme devenue acariâtre et insensible. Ce constat évident, simple, bienvenu, dissipa encore un peu plus le nuage noir dans sa cage thoracique, ce qui pour effet de libérer simultanément son esprit et trois larmes au coin de son œil gauche.
Annotations
Versions