Chapitre 7
7
Un groupe d’hirondelles traversa le ciel au-dessus du bassin bleu, insensible aux paillettes jetées par le soleil sur la surface de l’eau. Les vaguelettes soulevées sous les impulsions des vacanciers barboteurs créaient des dégradés de bleu et blanc scintillants. Les rires et les bavardages des humains ne parvenaient pas tout à fait à couvrir les murmures de la nature, son vent soufflant aux feuillages des caresses, et ses habitants ailés piaillant leur joie à la saison heureuse. C’était l’instant qu’Isabelle Legall préférait : celui où la nouveauté du jour se ressentait encore, où le bassin s’animait indolemment, et où son corps, après une nuit de sommeil réparatrice, lui offrait l’énergie de profiter du temps qui lui restait.
Non qu’à soixante-huit ans Isabelle Legall se sentent usée ou fatiguée – quoi que ses yeux le soient quant à eux devenus – mais elle prenait conscience de l’action du temps sur son corps. Au dernier déjeuner pris juste avant de partir avec son amie Marianne à leur restaurant fétiche – un petit restaurant libanais à la cuisine savoureuse – elles avaient longuement échangé sur ce qu’était la vieillesse, en compagnie d’Océane, la nièce de Marianne. Océane arrivait sur ses quarante ans et transpirait la vitalité. Elles avaient ri ensemble de ces considérations, avançant le classique argument que tout est dans la tête, mais Isabelle avait tranché en affirmant que, tout de même, la vieillesse c’est réel, et ça commence quand, avant de te lever le matin, tu te demandes où est-ce que tu vas avoir mal aujourd’hui. Marianne avait acquiescé, le menton entre ses paumes, coudes sur la table en inox, et Océane avait ouvert de grands yeux ronds, invoquant le sort pour que cela ne lui arrive que très très tardivement.
L’âge n’effrayait pas Isabelle. Elle estimait avoir pleinement vécu, vécu ce à quoi elle avait aspiré alors, et savait qu’elle avait encore au moins une décennie et demie devant elle pour continuer ainsi. Ce club de vacances, dans lequel Luc et elle séjournaient chaque été plusieurs semaines depuis que leurs deux fils Lino et Charlie étaient petits, était son espace de liberté, son lieu de pèlerinage. Luc et elle y avait accumulé tant de souvenirs : les premières courses à vélo sans pédale et les progrès en skateboard et en surf des enfants, les footing matinaux de Luc tentant de convertir ses fils… Quand Lino et Charlie eurent grandi, ils s’étaient rendus d’eux-mêmes ici, avec leurs amis ou leurs petits copains et copines. Et encore aujourd’hui, lorsque leurs parents y posaient bagages, ils prenaient toujours le temps de venir leur rendre visite quelques jours, Lino en compagnie de son conjoint Fabien, et Charlie avec Marlène et le petit Alix. Lino et Fabien devaient d’ailleurs arriver le soir même.
En attendant la douce soirée à venir, Luc était parti courir avant de s’acquitter des commissions (un mot qu’elle n’avait jamais réussi à lui faire troquer contre celui de « courses », tout comme il employait le terme « p’tiots » pour désigner les enfants), lui laissant le loisir de retrouver Jeanne au bord de la piscine et de détendre son corps dans l’eau, léger, porté par le volume du liquide chloré.
Isabelle Legall poussa le portillon d’entrée de la piscine. Elle avait relevé ses cheveux gris en un chignon lâche. Ses bras tachetés par la vieillesse qui prenait possession de son corps se perdaient dans une tunique colorée vaporeuse. Elle rejoignit Jeanne, l’embrassa. A la vue de Pauline Border si proche d’elles, Isabelle proposa, de manière faussement détachée, de s’installer plus loin, vers le coin, car elle voulait profiter du soleil avant qu’il ne cogne trop fort. Jeanne acquiesça, coula un regard gêné vers Pauline Border, qui fixait un point devant elle, ou peut-être dormait, derrière ses grandes lunettes de soleil. Jeanne rassembla ses affaires et suivi Isabelle une dizaine de transat plus loin. Les nombreux bijoux tintèrent d’Isabelle au rythme de ses mouvements, ne cessant leur musique que lorsqu’elle fut installée confortablement sur le transat bleu et blanc. Elle se lança sans ambages :
– Je viens de croiser John. On aurait dit qu’il venait de pleurer.
– John ? John Border ? s’étonna Jeanne. Ah, c’est pour ça que tu as voulu t’éloigner !
– Oui. Quand je suis passée à côté de lui, il ne m’a pas vue, et quand il m’a enfin remarquée, il s’est détourné, a passé sa main sur son visage, et seulement ensuite il m’a saluée. Bizarre, non ? Je n’imagine tellement pas cet homme pleurer…
– On ne connaît jamais les gens, répliqua Jeanne, qui se pencha pour chasser une mouche de son pied gauche. Une mèche de cheveux frôla sa joue. Il a peut-être reçu une mauvaise nouvelle.
Les yeux noisette, presque dorés, de Jeanne observaient son amie, dont la peau bronzée mettait en valeur les plis accumulés avec les années. Le corps d’Isabelle correspondait à son âge, était agile et avait de la personnalité. Rien à voir avec le corps pâle et fluet de Jeanne, inoffensif et transparent.
– Oui, continua Isabelle. Il semblait perdu en tout cas, il était là, à marcher doucement… il ne m’a même pas entendu arriver ! Pourtant, Dieu sait qu’on m’entend quand j’arrive !
Isabelle rit. Lorsqu’elle riait, elle ouvrait la bouche et laissait échapper un son chaleureux qui vous donnait envie de rire avec elle, tout en vous lovant contre son corps accueillant.
– De toute façon, je mettrai ma main à couper que c’est celle-là là-bas qui le fait tourne en bourrique ! continua-t-elle. Alors, à ton tour, quels potins depuis ce matin ?
Isabelle connaissait tout le monde ici, et elle aimait suivre les affaires de l’été. Elle se délectait des histoires réelles ou imaginaires, bien plus que devant son habituel écran de télévision qui comblait une partie de ses journées de retraitée attendant l’heure de sa méditation et le jour de la visite de ses fils. Cet été, Isabelle était décidée à faire de Jeanne sa disciple. Le temps de cette parenthèse estivale loin de chez elle, Jeanne semblait avoir accepté de jouer le jeu.
– Rien de particulier, il est encore tôt ! Mais il y bien plus sérieux qu’un simple potin… c’est du côté de la colonie de vacances.
Ce surnom, elles l’avaient trouvé ensemble dès le premier jour d’arrivée du groupe de Cécile Lacaze. Etant donné le nombre de résidents qui agitaient leurs conversations – surtout celles d’Isabelle – il fallait démarquer les uns et les autres de manière efficace.
– C’est-à-dire ? s’enthousiasma Isabelle.
– Si j’ai bien compris, le petit Robin là-bas, tu sais, le plus grand de toute la troupe d’enfants, aurait été giflé par quelqu’un, il aurait une marque rouge sur la joue, mais je n’ai pas vu d’ici bien sûr. Je n’ai pas osé aller les voir.
L’enthousiasme d’Isabelle retomba aussitôt. Ses yeux clairs se tournèrent vers le groupe et cherchèrent l’enfant.
– Quelle horreur ! Tu es sûre ? Tu as bien entendu ?
– Oui, oui, mais il a l’air d’aller bien, regarde ! C’est déjà ça. Mais si c’est vrai, c’est vraiment horrible…
– Oui, les enfants, ça passe vite à autre chose… Par contre, le geste, s’il est avéré, est en effet gravissime ! Tu es sûre ? J’aimerais beaucoup savoir ce qui se trame là-dessous… Qui oserait gifler un enfant ?
Isabelle Legal enchaînait les pensées à voix haute. L’amour et l’empathie dont elle débordait ne pouvait lui faire considérer cet événement comme un simple fait divers.
– Oui, c’est sûr, répondit enfin Jeanne. Je suis atterrée… Si cela était arrivé à Mira ou à Anna, je ne sais pas ce que j’aurais fait…
Ces pensées moroses s’envolèrent aussitôt. Cela n’était jamais arrivé, pas la peine de pérorer inutilement. Surtout, Jeanne n’avait pas envie de penser à l’incident. Par ailleurs, rien n’était avéré. Ça n’était que les mots qu’elle avaient captés, séparée de plusieurs mètres de la « colonie de vacances ». Pour l’instant, elle préférait penser à Luz. Mais cette préférence entraînait de la culpabilité, parce que c’était égoïste. Luz et l’adultère possible, quand un enfant avait possiblement été violenté. Cette dissonance cognitive la gêna.
Elle observa les trois couples et les quelques enfants de l’autre côté du bassin. Si les enfants s’ébrouaient, innocents, les adultes, eux, n’avaient pas mis de côté l’événement. La langueur au soleil, les heures de paresse à venir, tout cela était devenu inconséquent. L’été avait pris une toute nouvelle signification, le lieu de vacances réconfortant se teintait de violence et de défiance. S’ils avaient tendu l’oreille, concentrés, ils auraient pu dire que l’océan au loin, à quelques centaines de mètres, mugissait en chœur avec leur malheur. Il était pourtant plutôt calme, ce jour-là, accueillant les baigneurs radieux dans ses vagues moelleuses.
Le visage de Cécile Lacaze était crispé, elle ne parlait pas. Ses deux amies, quant à elles, continuaient de confabuler, agitées, celle aux cheveux frisés hochant la tête aux propos de l’autre, l’autre tendant sa main à l’une pour recueillir son avis. Les deux femmes tenaient fermement leur nouveau-né contre elles – les deux petits, au vu de la taille, devant être nés à peu de temps d’intervalle – comme pour les protéger d’un mal invisible, celui sur lequel elles échangeaient.
Jeanne regarda tour à tour Cécile Lacaze et le petit Robin. Elle imaginait déjà la scène, ce soir, lorsque la mère reviendrait sur l’événement avec son enfant, tous deux blottis sous la couette dans la tente – ils avaient des couettes, non des duvets, Jeanne l’avait constaté lorsque Cécile Lacaze les avait étendues sur la corde à linge tendue entre deux arbres. Elle dirait à son fils que si cela se reproduisait, il devrait à tout prix venir trouver un adulte, peut-être même lui conseillerait-elle de crier tout de suite pour alerter quelqu’un. Elle lui demanderait pourquoi est-ce qu’il n’a pas crié, justement. Peut-être que l’enfant avait été trop choqué pour cela, car aucun enfant ne s’attend à ce qu’un adulte inconnu ait ce geste. Sauf si la personne n’était pas inconnue… ou pas un adulte… les possibilités de vérité étaient si vastes que Cécile soupirerait pour elle-même, et serrerait encore davantage son fils contre elle. Il fallait qu’il grandisse, qu’il devienne autonome et donc qu’il ne soit pas constamment dans son champ de vision, mais ce genre de situation remettait forcément tout en cause. Puis, elle en parlerait avec son mari, quand les deux enfants s’endormiraient et qu’eux resteraient encore un peu dehors autour de la table commune pour profiter de la douceur de la nuit. Une nuit durant laquelle Cécile Lacaze aurait du mal à trouver le sommeil et en voudrait à son mari de, lui, dormir à poings fermés, alors que leur enfant avait été giflé à peine douze heures plus tôt.
Isabelle la tira de ses pensées :
– Ça te dit d’aller nager un peu ?
– Oui, ça me changera les idées, répondit Jeanne.
Les deux femmes se levèrent, étendirent leur paréo sur le transat et s’enfoncèrent dans l’eau claire et fraîche, à quelques pas des enfants rieurs et des éclaboussures causées par leurs jeux.
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