Chapitre 8
8
Au même instant, en cette journée estivale particulière, Camille Brunet entra d’un pas sûr dans l’enceinte de la piscine, sa jeunesse explosant comme une aura protectrice. Ses cheveux longs et bruns qu’elle avait pris le temps de laver, sécher et lisser – même si elle allait les mouiller quelques instants plus tard – flottaient dans son dos et laissaient échapper un parfum de shampoing de supermarché qui fit retrousser le nez de Pauline Border – pour qui les produits de beauté ne pouvaient s’acheter que chez les professionnels – lorsque Camille passa devant elle, tête haute, poitrine ferme et ventre plat en avant.
Camille Brunet insultait les trentenaires (et au-delà) de son corps élancé, bronzé, et sans aucune couche de graisse sournoise. Son maillot de bain vert kaki mettait en valeur son bronzage. D’ailleurs, elle en avait changé depuis la veille, nota Pauline, dont les tenues vestimentaires d’autrui ne pouvaient échapper à son œil acéré, comme cette tenue rose de Chloé quelques jours plus tôt, un mélange de roses et de motifs dont la vente n’aurait pas même dû être autorisée, dans laquelle elle s’était montrée sans honte aucune au restaurant deux jours plus tôt lorsqu’elle avait rejoint ses collègues en riant. La veille, Camille avait porté un maillot de bain blanc, plutôt échancré. Quel jeune garçon de son âge tentait-elle de séduire ? Pauline eut un sourire condescendant et compatissant à l’attention de Camille, et ne fut même pas vexée que cette dernière ne le voit pas.
Contrairement à ce que Pauline Border pensait, Camille Brunet n’avait nullement en tête de séduire un idiot écervelé et en rut de son âge. Camille se sentait au-dessus de ces derniers ; elle était trop mature pour eux, et ils n’avaient pas l’expérience sexuelle qu’elle recherchait. Camille avait par ailleurs déjà vécu deux fois, voire trois, leur vie à eux, si paisible et innocente. Non, Camille attendait le regard d’Alix Cotin. Il la regardait – elle en était sûre – et voyait en elle une femme, et non une gamine.
Il avait su voir ce qu’il y avait en elle. N’avait-il pas dit à cette vieille bourgeoise qu’elle venait de croiser qu’il préférait les filles matures, avec du caractère ? En effet, la veille, alors qu’elle attendait pour régler la commande des boissons que Joséphine, Paul et elle avaient commandés (« Mais le serveur va venir ! » avait dit Joséphine. « Non, non, je vais y aller moi-même, ne t’inquiète pas ! » avait insisté Camille, puisqu’elle avait aperçu Alix en pause au bar), elle s’était approchée discrètement. Alix et Pauline Border étaient accoudés à sa droite et ne l’avaient pas vue, et tout en réglant la commande au serveur derrière le bar, elle avait saisi quelques mots :
– L’âge ne te fait pas peur ? avait demandé Pauline, tenant son cocktail coloré d’une main fine aux ongles vernis de blanc. Elle avait relevé ses lunettes de soleil sur ses cheveux noirs et Camille avait constaté qu’elle avait les yeux très clairs, ce qui lui donnait un air effrayant, un peu de serpent, en contraste avec ses cheveux sombres.
– Absolument pas ! avait répondu Alix, penché vers elle, comme si personne ne devait entendre leur conversation. Les gamines ne m’intéressent pas, je préfère les filles plus matures. Et il y en a bien une en particulier qui m’attire, si différente des autres…
Camille avait senti son cœur bondir dans sa poitrine. Elle n’était pas une gamine, elle qui avait traversé la vie en se battant, en chutant, en se relevant tant de fois. Et elle était différente des autres. Sinon, elle ne serait pas là, à vivre ailleurs qu’auprès de ses véritables parents, et à connaître les infirmiers par leur prénom tant ils l’avaient vu passer dans les grands couloirs blancs. Oui, Alix parlait bien d’elle. Il avait dû chercher conseil auprès de cette femme, comme une sage ou une seconde maman. Alix était si aimable avec tout le monde ! Elle n’avait désormais plus qu’à attendre qu’il se manifeste, et s’il était trop timide pour cela, c’est elle qui prendrait les devants. Elle savait faire. Car après tout, ils n’avaient pas non plus tout l’été devant eux. Sa présence ici avait un début et une fin. Elle avait posé l’argent sur le comptoir et était repartie tout aussi discrètement.
Aujourd’hui, Camille espérait que ce nouveau maillot qu’elle avait choisi avec Joséphine dans le magasin de surf branché qui sentait bon la noix de coco, ferait son effet. Joséphine l’avait, pour une fois, trouvé… comment disait-elle déjà avec son tact travaillé pour ne pas déclencher chez Camille ces colères monstres qui l’enserraient comme une pieuvre et l’empêchaient ensuite de penser raisonnablement ? « Adapté ». Oui, elle l’avait trouvé « adapté ». Echancré, mais pas autant que son maillot de bain blanc, sexy mais pas trop. Joséphine avait même ajouté avec un petit rire « Si tu ne portes pas ça à ton âge, quand le porteras-tu ? Certainement pas au mien avec toute cette peau pendouillante ! » Camille avait regardé Joséphine, sceptique quant à la sincérité de ce commentaire. Toutes les deux s’apprivoisaient encore, mais Camille trouvait – ce qui l’étonnait elle-même – agréable de se laissait conquérir par cette femme joviale et aimante.
Le dossier de Camille était le quatrième que Joséphine et Paul Berest acceptaient. Paul travaillait énormément et Camille avait cru, les deux premières semaines, que son cas « occupait » les journées monotones de Joséphine, bien que cette dernière soit ultra dynamique, à en fatiguer moralement Camille. Puis elle avait compris d’elle-même, sans que cela ne soit révélé, qu’un drame était survenu sous leur toit : un enfant perdu. Paul se terrait dans le travail, mais sans jamais oublier « sa » Joséphine, comme il l’appelait, avec qui il passait du temps les week-ends, et elle avait alors cru qu’elle – et les précédents ou précédentes – n’étaient qu’un substitut pour combler le vide entre eux deux. Lorsqu’elle avait cru comprendre cela, la Pieuvre était revenue et Joséphine avait mis beaucoup de temps à l’aider à se calmer. Puis Joséphine lui avait assuré que cela n’avait rien à voir, évidemment, que Paul et elle ne remplaceraient jamais un être humain par un autre, que chacun était unique, mais que, oui, ils avaient de l’amour et du temps à donner à des enfants qui en avaient cruellement besoin. A force de discussions et de persuasion, la Pieuvre s’était retranchée dans le trou obscur derrière la cage thoracique de Camille. Depuis, elle restait méfiante, bien sûr, mais s’abandonnait volontiers à l’amour de Joséphine. Pour la première fois de sa jeune vie, elle se sentait en sécurité.
Par ailleurs, aujourd’hui serait un jour de fête, et elle n’arrivait pas à déterminer si elle était ravie, gênée, ou dans le rejet. Ce soir, Joséphine et Paul lui fêteraient son anniversaire : elle venait d’avoir dix-sept ans. Camille n’avait que rarement fêté son anniversaire, ou de façon très sommaire. Elle rassembla les souvenirs qui lui en restaient : les anniversaires manqués au gré des familles successives et de leur légitime/pardonnable/rémissible manque de considération ; parfois, dans une famille plus attentionnée, des gâteaux de supermarché, mais peu appétissants en comparaison avec ceux qu’elle pouvait observer dans les vitrines des pâtissiers quand elle manquait volontairement l’école, et auxquels jamais elle n’avait eu droit ; enfin, les bougies soufflées, entourée d’autres enfants en pyjama ou blouse d’hôpital, sous les yeux compatissants des infirmiers et des infirmières, un instant suspendu où Camille se trouvait normale, comme les autres. Il sembla à Camille que, ce soir, cet anniversaire serait le premier. Le premier vrai anniversaire, le premier d’une série qu’elle espéra, a fond d’elle – sans le penser trop fort pour ne pas attirer le mauvais sort – très longue. Camille se dit qu’elle devait inviter Alix, ainsi qu’Anna et Mira, les filles de Jeanne qui justement était en train de sortir de l’eau avec la drôle de mamie aux bijoux. Bien que plus âgées, elles avaient déjà engagé la conversation avec elle. Camille demanderait à Jeanne tout à l’heure, et elle inviterait Alix dès ce matin. Juste à prendre l’apéritif avec Joséphine, Paul et elle, juste le temps de se sentir entourée, regardée et considérée, juste pour se faire croire que c’est possible d’avoir une vie normale.
C’est donc pleine de sécurité et de confiance nouvelle en elle, favorisée par ce beau maillot de bain kaki, que Camille avança vers les transats de gauche, près de la table de surveillance à laquelle Alix était assis. Il allait tourner la tête, elle en étai sûre, et lui lancer l’un de ses sourires étincelant.
Elle balaya du regard la piscine, posa sa grande serviette hawaïenne (Joséphine lui avait fait jeter sa vieille serviette M&Ms, hérité de sa première famille d’accueil) sur l’un des transats et pris un air contemplatif en attendant son destin.
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