Chapitre 9
9
L’heure du cours de zumba aquatique dispensé par Chloé approchait. Plusieurs femmes s’étaient regroupé près des marches qui menaient dans l’eau ou sur des transats qu’elles avaient rapprochés les uns des autres. Elles entamaient déjà quelques échauffements, levant les bras ou s’adonnant à des rotations expertes du bassin. Alix aidait Chloé à installer le cours, à distribuer les frites fluos.
Un sentiment de mépris envahit Pauline Border. L’amas de femmes sans âge, la bonne humeur qu’elles surjouaient, leurs maillots de bain bon marché informes, les voix aux accents lourds, ces accessoires d’aquagym multicolores … Pauline se sentait imprégnée malgré elle par tous les pores de sa peau d’un nuage toxique désespérément ordinaire et populaire, sur le point d’effacer toutes ces décennies d’efforts pour justement s’en délivrer. Puis elle se rappela qu’elle avait enduit sa peau d’huile de bronzage – une huile parfumée haut de gamme conseillée par son esthéticienne Laura – et que la pellicule de l’onguent suffirait à la protéger.
Son regard se tourna vers Camille Brunet, assise dans une position de magazine qui paraissait ridicule sur son jeune corps. Un soupir las souleva la poitrine de la jeune fille. Pauline détailla le corps de celle-ci et se félicita de n’avoir rien à lui envier. Elle aussi avait encore de belles jambes, le ventre plutôt plat, un bronzage étudié et préparé. Sa peau était restée fine. Surtout, quand on rencontrait Pauline Border pour la première fois, on devinait qu’on se heurtait à une femme décidée et assurée, inébranlable.
Au fil des années, depuis qu’elle avait pris sa vie en main et fixé ses objectifs de vie, Pauline avait sculpté son esprit et son corps, deux éléments solides, droits et fermes, déterminés pour une vie digne de ce nom. Si le monde autour d’elle la pensait féroce, il n’avait pas idée combien cette férocité était mise au service du reniement de son passé, plus qu’au service de sa force actuelle.
Son couple défaillant avait été au service de cette répudiation. John et elle s’étaient rencontrés sur le tard – elle avait trente-deux ans, lui trente-six, c’était il y a quinze ans. Pris par leur carrière et englués dans leur tempéraments respectifs, aucun d’eux n’avaient réussi à maintenir une relation amoureuse sur le long terme. Ils s’étaient mariés quelques mois après leur rencontre.
Sous le soleil d’été si peu en adéquation avec son humeur, Pauline se souvint des propos astringents de Loreen, la cousine envahissante de John, quelques semaines auparavant. Leurs proches étaient en nombre et allègres, la salle de réception décorée avec professionnalisme (Pauline avait tout dirigé d’une main ferme, sa soirée devait être parfaite, l’image qu’ils devaient renvoyer devait être parfaite). Rayonnante dans sa robe Dior, cousine Loreen avait empilé les mots suivants :
– Je veux bien trinquer à vos quinze ans de mariage mais, honnêtement, Pauline, ma belle Pauline, pourquoi vous acharnez-vous ainsi John et toi ?
Pauline avait préféré tourner les talons et fuir cousine Loreen. Elle avait retrouvé John à leur table d’honneur, l’avait enlacé et embrassé devant l’assemblée, et avait porté un toast à leur réussite. Ils s’étaient acharnés, parce qu’ils n’avaient pas le choix, parce qu’ensemble ils s’offraient la vie qu’ils étaient sûrs de mériter. Être heureux ne rentrait pas en ligne de compte.
Heureuse, Pauline ne l’avait de toute manière jamais été. Elle savait ne pas y être destinée. Pour nouvelle preuve, quelque mois auparavant, son père avait jailli des abîmes, un abîme de sept ans – sa vitesse de croisière entre ses apparitions et ses disparitions – pour venir la tourmenter. Il lui avait envoyé une carte postale, postée depuis un bureau proche de chez elle, une carte postale grossière, parée d’une écriture tremblante, noircie de mots insensés. Elle l’avait jetée précipitamment à la poubelle, comme si la carte postale pouvait, comme ces femmes aujourd’hui, la contaminer d’une bactérie surgie du passé.
Elle avait ensuite vociféré des insultes, seule dans la cuisine chromée, en plein midi d’un mois d’hiver éclatant de blancheur, contre son lâche de frère ou sa lâche de sœur qui avaient balancé sa nouvelle adresse, sûrement dans un moment de faiblesse, attendris et pleins de culpabilité devant la loque paternelle pleurnicheuse.
Les insultes éloignaient les fantômes. Mais pas pour suffisamment longtemps. Les quelques mois depuis cet hiver n’avaient visiblement pas suffi à lui faire oublier l’événement. Pauline pouvait encore sentir ses poils se hérisser à ce souvenir.
Une détonation la fit sursauter et la tira de ses cauchemars. Le bruit s’était échappé d’une énorme enceinte que Chloé Jeunet venait de poser devant le bassin et dont elle réglait le son. Les enfants en face d’elle, de l’autre côté du bassin, sur les genoux des mères fadasses, sursautèrent eux aussi. Une musique tapageuse envahit alors le lieux. Une quinzaine de femmes de tous âges se levèrent pour entrer dans la piscine, ou nagèrent quelques brasses pour rejoindre l’extrémité où elles avaient pied. Elles faisaient des « coucous » à Chloé, qui déjà rebondissait d’un pied sur l’autre, faisant tressauter sa queue de cheval blonde. Ses baskets blanches étaient aussi immaculées que son sourire.
Pauline constata, fière, qu’Alix ne la quittait plus des yeux, bras croisés sur son torse, cheveux emmêlés comme une aura autour de son visage digne des plus belles statues grecques. Pauline se confronta à son sourire à demi moqueur. Quelque chose en elle céda et elle sourit à son tour, féroce et heureuse. Elle inspira profondément et alla rejoindre le groupe de femmes. Car, oui, il n’y avait que des femmes. Les hommes couraient sur des tapis, soulevaient des poids et faisaient des pompes dans la salle de sport intérieure. Pour une fois que les hommes étaient à l’intérieur et les femmes à l’extérieur… mais tous et toutes venaient là se ridiculiser.
A l’instant où Pauline Border entrait dans l’eau, les lèvres d’Alix Cotin formèrent des mots muets qu’elle sut, sans les définir, être juste pour elle.
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