Chapitre 10
10
La musique avait empli le lieux si paisible encore quelques instants auparavant. Le son couvrait le piaillement des oiseaux, les murmures du club par-delà la grille d’enceinte, le ronflement de l’océan là-bas, plus à l’ouest. C’était une journée idéale pour les vacanciers, une journée comme chacun l’attendait, telle que l’été devait être. Cécile Lacaze recevait avec amertume ce spectacle.
Elle regretta notamment ce silence troublé. Elle avait encore besoin de calme pour réfléchir à la situation. De toute façon, tant que Pauline et Amélie n’arrêteront pas de spéculer et de bavasser, je n’aurai pas la paix pour réfléchir, se dit-elle. Ses deux amies, aussi aimables soient-elles, en ce moment-même, l’étouffaient. Cécile aurait aimée être seule, gérer ce qui venait d’arriver à son fil seule. Seule… depuis combien de temps ne l’avait-elle pas été ? Un groupe d’hirondelle parvint à capter son attention dans ce tumulte. Cécile leva la tête, se laissa éblouir par les rayons du soleil. Elles non plus n’étaient jamais seules… Cécile avait atterri dans sa vie actuelle assez soudainement, s’était laissée entourée des villageois trop attentionnées, trop volontaires, puis les enfants, les amis, les enfants des amis… La bourrasque de l’entre-aide bienveillante mais permanente l‘avait emportée, presque déracinée. Elle voulait, là, que son esprit s’envole ou s’endorme, pour ne plus rien entendre, ni les voix, ni la musique, ni le chant de la nature au-dessus de leurs têtes. Elle se cramponna à Aymeric, sagement assis sur ses genoux, comme pour s’amarrer à la matérialisation de ses choix, à la réalité inéluctable de cette journée.
Cécile observa alors Chloé Jeunet. Depuis la margelle détrempée par les vaguelettes s’écrasant tout contre, elle indiquait aux femmes dans l’eau les mouvements à suivre. Cécile Lacaze ne voyait sa silhouette que de dos. Le débardeur échancré de la jeune fille laissait voir ses muscles dorsaux, son short noir mettait en valeur ses jambes massives. Jamais Cécile Lacaze n’avait eu cette silhouette, et jamais plus elle ne l’aurait. Une fatalité à laquelle elle s’était résolue, d’autant plus que Frédéric s’en fichait éperdument. Frédéric dénigrait les filles comme Chloé, ou comme cette femme sèche qu’était Pauline Border – la fixait-elle en ce moment même ? Cécile ne pouvait déterminer si le regard bleu perçant de Pauline, caché par ses larges lunettes de soleil, lui était destiné, ou était destiné aux animateurs – les jugeant futiles, narcissiques ou encore esclaves de cette société de consommation qu’ils avaient fuie.
Cécile serrait toujours contre elle son petit, son regard cherchant en même temps la silhouette de son aîné. D’aucun auraient vu en ces gestes une volonté de protection. Pourtant, ces gestes – qui semblaient si parfaitement naturel aux yeux de ses amis, des vacanciers autour d’eux – elle avait dû les construire, les apprendre, jour après jour, mois après mois, avec le soutien de Frédéric. Grâce à sa voix rassurante, à ses gestes modèles, à sa chaleur confiante contre elle dans leur lit le soir quand, sept ans auparavant, Robin s’était enfin endormi, Cécile avait appris à être mère. Pour Frédéric, être père avait été facile, comme s’il avait toujours su, comme s’il s’était entraîné avant.
Cécile avait alors culpabilisé, rongée par des sentiments douloureux, féroces, qui lui enserraient le cœur et le ventre, surtout le soir, quand le crépuscule tombait, et soulevait des nuages violacés, qui illuminaient le ciel de leur campagne comme un tableau anglais empli de nostalgie. Alors elle pleurait, elle se mordait les joues, elle serrait les poings, et elle essayait, elle essayait, elle essayait. Elle essayait de jouer avec Robin, elle essayait de le regarder pour lui donner le sein, elle essayait de l’aimer et de le protéger. Mais toujours les bras lui retombaient le long du corps, désarmée, se demandant « Mais qu’est-ce que je vais en faire ? », et laissant Frédéric prendre le relais.
Ensuite, elle lui en voulait à lui d’être si calme et si à l’aise. Elle lui en voulait de ne pas ressentir comme elle les vagues d’angoisse et de colère qui la submergeaient et l’empêchaient d’aimer ce petit bout de chair qui la réclamait. Elle l’aimait, mais on lui avait dit qu’il fallait l’aimer plus. Comme à la télé. Comme dans les magazines. Mais dans la chambre orangée et jaune, rien n’était heureux et facile. Robin bougeait tant qu’il manquait constamment de tomber de la table à langer ; lui mettre ses chaussettes n’était pas un bonheur absolu comme sur la photo de la publicité du magazine de parentalité auquel ils s’étaient abonnés ; le fauteuil beige et le coussin d’allaitement pastel, posés de biais sur un tapis en poils, ne promettait pas un moment de grâce et de communion, juste un moment d’alimentation terre à terre qui précédait un endormissement fastidieux, alors qu’elle, elle voulait juste retourner se coucher. Dans l’enchaînement des gestes, où avait été le temps pour le développement de l’amour ? La colère était holistique, prenant sa source dans les mensonges accumulés. Elle côtoyait la culpabilité, qu’il fallait taire et masquer devant les autres. Elle était devenue si amère…
Et puis, un jour, par hasard, alors que Robin dormait paisiblement dans la lueur du soleil d’hiver déversée dans le salon, elle avait écouté une émission tout en pliant le monticule de linge – accumulation de ridicules petits bouts de tissus blancs, beiges, abricots, bleus, rouges… – délaissé depuis plusieurs jours dans la buanderie. C’était une étude scientifique, qui démontait point à point l’instinct maternel exigé par les médias de notre société actuelle. Deux groupes de souris étaient soumis à l’expérimentation, l’un laissé tel quel, l’autre à qui on avait enlevé une partie du cerveau, la partie supposée favoriser l’instinct maternel. Avec ou sans, les souris s’occupaient de leur progéniture. Celles « sans » s’en occupaient tout autant, parce qu’elles apprenaient à le faire. Aimer son enfant, le protéger, lui prodiguer les soins, s’apprenait.
Ces quelques minutes d’émission avaient permis à Cécile Lacaze de tout remettre en perspective et en ordre. Bien sûr, cela n’avait pas été miraculeux et les choses n’avaient pas changées du jour au lendemain. Mais Cécile s’était muée en étudiante consciencieuse devant son fils. Frédéric n’avait émis aucun commentaire, mais lui avait souri avec plus de tendresse.
Peu de temps après, leurs deux couples d’amis avaient emménagé dans leur village, eux aussi attirés par le cadre champêtre éloigné du tumulte et de la dureté de la civilisation urbaine, et Cécile avait endossé le rôle de la mère nourricière, modèle et leader, quand ses deux nouvelles amies avaient entamé leur grossesse quasiment en même temps.
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