Chapitre 11

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Pauline se voyait agiter les bras et les jambes dans l’eau, envoyant et recevant des gouttelettes sur son visage et ses lunettes Lui-Jo. Je suis ridicule, pensait-elle, qu’est-ce que tu fais au milieu de ces femmes aussi flasques que des méduses échouées ? Pourtant, Pauline Border savait parfaitement pourquoi elle s’adonnait à cet exercice humiliant, si loin de son silencieux cours de yoga privé – quatre participantes seulement – ou du calme des courts de tennis, la mêlant à une populace qu’elle avait pourtant fuit : Pauline voulait voir et être vue d’Alix Cotin, ce jeune homme aux boucles blondies par le sel et l’iode par les heures de surf qui avait si bien sculptées son corps. A la pensée de la silhouette du jeune homme, Pauline tressaillit et sentit des picotements dans son bas ventre. Il était si jeune – vingt-deux ans lui avait-il dit. Mais Pauline n’en rougissait pas. Elle avait su au premier regard qu’elle le désirerait, bien qu’il fût si éloigné de ses standards habituels. Alix était – et cela avait été visible au premier coup d’œil, lorsqu’il était passé devant leur logement dans son jogging noir moulant son postérieur musclé et son t-shirt blanc mettant en valeur autant son bronzage que ses muscles et son cou élargi par les brasses pour « ramer jusqu’à la barre », comme il lui avait par la suite expliqué – à l’opposé des hommes que Pauline avait et fréquentait encore parfois lorsque John faisait semblant de ne rien voir.

Si elle avait innocemment bavardé avec lui dans les allées ou au bord de la piscine, leurs conversations étaient vite devenues plus rapprochées et intimes. Elle n’avait pas hésité à louer sa beauté et il lui avait raconté combien il avait été différent encore deux ans auparavant. Le surf et la mer lui avaient permis de se révéler et de se libérer. Et Pauline avait l’espace d’un instant pensé « Oh oui révèle-moi et libère-moi aussi ».

Les mères de familles ou femmes retraitées s’agitaient autour d’elle sur une musique bruyante et soi-disant rythmée que Pauline n’avait jamais entendue, pas même dans les boutiques, puisque celles où elle se rendait ne diffusaient pas des chansons de radiophonie.

En regardant les poitrines et les ventres remuer au rythme de la musique et de l’agitation de l’eau causée par les corps trop volumineux, Pauline se demanda si elle n’aurait pas dû rester tranquillement – méprisante – sur son transat. Elle aurait ainsi attendu et vu Alix tout autant. Toutefois, cette attente passive l’avait de fait rebutée : elle n’était pas une femme oisive, et Alix était lui aussi une personne active. Elle ne pouvait décemment pas se présenter à lui de manière nonchalante.

Par ailleurs, au vu de leur différence d’âge, Pauline se devait de la rendre la plus minime possible, la plus invisible. Si elle était plus proche des cinquante ans que des quarante, elle s’efforçait au quotidien de de garder sa silhouette et son énergie de trentenaire. Hier, lorsqu’elle s’était surprise elle-même dans les lunettes de soleil miroir d’Alix, si proche d’elle (un nouveau frémissement enserra son utérus), un frisson glacé l’avait parcourue. Elle était rentrée vexée, humiliée, par la vérité criante de sa jeunesse passée. Elle s’était précipitée devant la petite glace de l’étroite salle de bain – plus petite que les toilettes des invités chez eux ! Mon Dieu, John, qu’est-ce qui t’a pris de nous emmener ici quand nous aurions pu être avec Chris et Suzanne sur leur yatch aux îles Grenades ! – et la lumière hideuse avait révélé ses traits tirés et creusés sous ses yeux noirs. Avait-elle ressemblé déjà à cela le matin en se préparant ? L’image ne lui était pas apparue si flagrante…

Pauline devait donc se montrer active et en forme, même si cela était aux côtés de ces affreuses femmes provinciales. Elle sourit en coin de dédain en repensant à cette image que les Anglais avaient des Françaises : fines, élégantes, élancées, gracieuses. Mais cela, c’était bien une image de magazine parisien. Ici, dans cette zone si éloignée de la capitale française, Pauline se heurtait aux visages vrais des Françaises. Elles n’étaient absolument pas comme dans l’imaginaire anglais ni comme dans les magazines. C’était même elle, l’Anglaise, la plus élégante. Elle espérait bien qu’Alix le remarquât.

La femme à gauche de Pauline lui sourit gentiment. Pourquoi sourit-elle ? pensa-t-elle. Cette femme avait les cheveux mouillés, relevés et retenus par une pince rose fluo. Son maillot de bain deux pièces à motif fleuri avait la mauvaise coupe des enseignes de prêt à porter bas de gamme. Le sien lui avait coûté le salaire de cette pauvre femme, et cela se voyait. Toutefois, Pauline devait reconnaître que son maillot de bain faisait son petit effet au bord d’une grande piscine ou sur son corps installé d’une manière étudiée sur un transat, mais n’était en revanche nullement adapté au sport aquatique. Pauline se força à rendre son sourire à la dame. Ce fut une erreur qui permit à la femme d’entamer la conversation.

– Ça fait plaisir de vous voir parmi nous !

Pauline eut un regard surpris, tout en lançant son bras droit en l’air. Comme elle ne répondait pas, la femme continua :

– Moi qui pensais que vous étiez comme ces snobs ou ces pimbêches méprisantes ! Du coup je suis contente ! Bienvenue parmi nous ! Je m’appelle Francine, et vous ?

– Pauline, répondit-elle, abasourdie par tant de vulgarité, de proximité et, finalement, de violence dans les propos de la femme.

La musique résonnait par-dessus leurs voix. Chloé continuait de s’agiter, de tressauter, de lancer ses bras et ses jambes. Elle encourageait de voix enjouée les femmes dans le bassin, comptait de un à huit et recommençait. La femme – Francine – fit une courte pause dans les exercices pour repositionner la pince fluo dans ses cheveux décolorés.

Le cœur de Pauline commençait à cogner fort dans sa poitrine à cause de l’effort. L’exercice dans l’eau était plus physique qu’elle ne l’avait pensé. Alix, face à elle, la regardait derrière ses lunettes de soleil. Elle ne percevait pas ses yeux, mais elle le sentait. Il avait ce sourire en coin qu’il avait eu la veille, gentiment moqueur. Il compatissait, et Pauline en avait légèrement honte.

Non loin de lui, elle perçut également les mouvements de Cécile Lacaze et du petit Robin. Le visage constellé de taches de rousseur était tourné vers elle. Les taches étaient visibles de loin, éparpillées sur ses joues, son front, et de part et d’autre de son nez, pour se regrouper et former une tâche dorée sur l’arête de ce dernier. Revint alors en mémoire de Pauline Border, la femme de quarante-sept ans tournée vers l’avenir, un souvenir d’enfance, qu’elle avait bien entendu laissé derrière elle, ou enfoui, ou juste oublié avec tout le reste, noyé dans la masse des réminiscences nauséabondes, alors que ce souvenir était un souvenir d’enfance, ni heureux, ni joyeux, un simple souvenir : c’était le jour de la photo de classe, elle était alors en « first form », avait onze ans, et avait passé l’uniforme le moins usé de sa garde-robe. Ses cheveux noirs et ses yeux bleus s’assortissaient bien avec les uniformes en vigueur, les photographes scolaires le lui avaient souvent fait remarquer. Les enfants étaient en ligne, son tour arrivait, une seule fille encore devant elle. Une fille brune, tirant sur le roux, avec quelques taches de rousseur parsemées sur le visage, un ou deux grains de beauté bien placés. Le photographe avait dit, en riant : « Honey, Honey, you’re a sparkinling gold honey ». La gamine avait gloussé, Pauline s’était renfrognée. Elle n’avait rien en commun avec cette fille effectivement mignonne et lumineuse. L’ombre et la lumière. Pauline avait ensuite pris la place de la fille sur le tabouret, le photographe lui avait demandé de tourner légèrement la tête, le flash l’avait éblouie, elle était repartie.

Cécile Lacaze prenait forcément son fils pour un pot de miel sucré, doux, attractif. Elle aussi fondait pour cet enfant que d’aucun qualifierait de lumineux. Mais Pauline Border n’était pas de cet avis. Pour éliminer de son monde cet enfant, et sa mère surprotectrice, ainsi que la femme à ses côté qui guettait – elle le percevait bien, du coin de l’œil – l’instant où elle pourrait glisser une nouvelle phrase pour établir la communication, Pauline reporta son regard sur Alix puis sur Chloé et se concentra sur les mouvements mimés.

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