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 – Merci.

Gaëlla hocha la tête en silence, tout en récupérant la pinte vide que lui tendait le jeune homme.

Elle la lava aussitôt, sans lui jeter un regard. Son comportement la mettait mal-à-l’aise, même si après tout, il était un client, parfaitement dans son droit d’être accoudé au comptoir du bar, et qu’il se montrait poli en s’assurant qu’elle se portait bien.

– Tu as des examens en approche ? la questionna-t-il alors.

Gaëlla sentait son regard sur elle, mais elle ne se tourna pas pour lui répondre en face.

– Pas spécialement, pourquoi ?

– Parce que tu as l’air à cran, ces derniers temps…

La jeune fille laissa passer un silence. La surveillait-il vraiment dans son coin depuis le début, comme un pervers ? Il avait déduit qu’elle était étudiante, sans doute à son âge.

– Comme je voulais te le dire tout à l’heure, reprit-il, ce ne sont pas mes affaires, mais j’ai remarqué que tu ne passes plus d’appels avec tes amis, depuis un petit moment.

Gaëlla oublia qu’elle n’avait pas envie de lui faire face et tourna brusquement la tête dans sa direction, sidérée. Pour qui se prenait-il, à l’épier de la sorte ? Et à s’immiscer dans sa vie privée, de surcroît ?

– Désolé, je n’ai pas fait exprès de le constater, se justifia-t-il. C’est juste que comme tu les appelais régulièrement quand il n’y avait pas de clients – enfin, à part moi – je n’avais pas trop le choix de ne pas entendre… Rassure-toi, ajouta-t-il devant son air crispé, je n’écoutais pas vos conversations.

Même si elle se sentait embarrassée, Gaëlla ne pouvait pas lui reprocher ses paroles : elle n’était pas censée passer des appels sur son temps de travail. Comme elle attendait d’être seule dans le bar mais que le jeune homme était presque toujours là, ce n’était pas étonnant qu’il soit au courant de ses rituels. Pour autant, cela ne justifiait pas selon elle, qu’il se mêle de ses affaires.

– Ce n’est pas parce que je ne les appelle plus d’ici, que je ne leur parle plus, répliqua-t-elle d’un ton sec.

C’était faux, bien entendu. Depuis une semaine, elle avait cessé de les contacter, et eux n’avaient pas cherché à prendre de ses nouvelles non plus. Peut-être échangeaient-ils trop régulièrement depuis la rentrée, et en avaient-ils eu marre, sans oser lui demander d’arrêter de les appeler, supposait-elle.

– Je n’ai pas pour habitude de poser des questions personnelles aux gens, admit le jeune homme en secouant la tête. Je crois que ça me rend maladroit, excuse-moi.

Gaëlla soupira. Elle était trop tendue, il avait vu juste. Ce n’était qu’un gars solitaire qui maitrisait mal les codes sociaux, un original. Elle n’avait sans doute pas grand-chose à craindre de lui. Et de toute façon, s’il tentait quoi que ce soit, le système de surveillance enregistrait tout ; elle doutait qu’il soit assez bête pour l’agresser devant les caméras du bar.

Pour changer de sujet, Gaëlla déclara :

– Il me semble que je t’ai aperçu, l’autre jour, dans la manifestation qui bloquait le Quartier des Manufactures.

Un sourire peiné flotta un instant sur les lèvres rosées du jeune homme, rapidement remplacé par une expression amère.

– Cette révision du Décret, siffla-t-il entre ses dents, c’est un pas supplémentaire marquant l’asservissement de la jeunesse envers l’Etat.

Au regard noir qui faisait briller ses prunelles, Gaëlla se demanda si sa colère était seulement due à l’indignation passagère liée à l’annonce de la nouvelle loi, comme les autres jeunes révoltés, ou s’il nourrissait une réelle haine envers le gouvernement.

– Vu ta réaction, j’imagine que tu dois être concerné par cette mesure, toi aussi ? l’interrogea-t-elle. À moins que tu ne sois déjà recensé avec quelqu’un ?

Elle lui donnait la vingtaine, mais peut-être était-il plus jeune qu’elle ne le pensait.

– Toi, ça ne te dérange pas, ce qui est imposé, comme dans une dictature ? s’enquit-il soudain, braquant ses iris verts dans les yeux bleus de la jeune fille.

Elle remarqua qu’il avait éludé ses questions, mais l’intensité de son regard la happa et d’autres pensées vinrent remplacer ses interrogations.

– Si, bien sûr, murmura-t-elle. Mais on y peut quoi ? Votre manif, c’était inutile, ça ne pouvait aboutir à rien.

– On était loin d’être les seuls, à protester, dans le pays. Mais je suis d’accord, ça ne mènera jamais à quoi que ce soit. Il faudrait qu’on soit plus nombreux. Beaucoup plus nombreux…

Il laissa échapper un soupir de lassitude, et se prostra dans un silence résigné, les yeux dans le vague. Gaëlla, pour dissiper le blanc, dit alors :

– Tu es toujours en train de pianoter sur ton EC, dans ton coin… Tu prépares un diplôme ?

– Non, je n’étudie pas. Je travaille sur des projets. Des logiciels, entre autres, précisa-t-il, devant son air intrigué. Et toi, tu es étudiante, n’est-ce pas ? Tu fais souvent tes devoirs sur le comptoir, il me semble.

– Oui, je suis à l’Académie des Valeurs Citoyennes.

Le jeune homme laissa échapper une sorte de ricanement moqueur. Gaëlla haussa un sourcil.

– L’A.V.C, dit-il d’un ton ouvertement railleur. Je vois. Et ça te plait ?

– Pas vraiment, les cours sont très abstraits. Mais quand j’ai demandé à changer de voie, on m’a rétorqué de grandir, répondit-elle avec une pointe de rancune dans la voix. Et finalement, je m’y fais, ce n’est pas si terrible. De toute façon, je n’aurais pas su quoi faire d’autre…

– Tu n’as pas un rêve ?

La jeune fille hésita un instant. La trouverait-il bête si elle lui révélait que non ? Que depuis petite, aucune flamme de la sorte n’animait son cœur, aucune activité ne la passionnait ?

Elle se contenta de hausser les épaules et d’émettre un petit rire gêné, sans savoir quoi dire.

– Et toi ? lui demanda-t-elle, pour reporter l’attention sur le jeune homme.

Ce dernier prit un instant pour réfléchir, avant de répondre :

– Mon seul rêve serait celui d’un monde juste. Mais c’est utopique, je le sais, bien sûr, ajouta-t-il avec un regard amusé, que l’alcool faisait briller.

– Pourquoi ça ? s’étonna Gaëlla. L’Etat met tout en place, depuis longtemps, pour réduire les inégalités entre les classes sociales, renforcer le système judiciaire et de sécurité pour une meilleure justice… Les avancées dans ce domaine, en comparaison avec les derniers siècles, sont remarquables !

Une lueur agacée passa dans les yeux du jeune homme, qui répliqua :

– En apparence, bien sûr, tout parait sous contrôle. C’est rassurant. Et c’est précisément ce que cherche le gouvernement.

Gaëlla fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas où il voulait en venir.

– De quoi tu parles ?

– Il y a plus d’injustice et d’inégalités dans ce pays que tu ne le penses. Mais c’est normal que tu ne t’en rendes pas compte, dans ta position. Tout est fait pour que tu ne te poses pas trop de questions…

La conversation prenait une tournure ouvertement complotiste, songea Gaëlla, et elle n’était pas sûre d’apprécier cela. Mal-à-l’aise, elle consulta son e-wrist, et annonça :

– L’heure de la fermeture est dépassée depuis quelques minutes. Désolée, mais je dois vraiment aller dormir, j’ai une grosse journée de cours, demain.

Le jeune homme hocha la tête et répondit :

– Bien sûr. Je ne veux pas te retenir. Je vais ranger mes affaires.

Avant qu’il ne se détourne du comptoir pour regagner sa table, où son Ecran de Commandement était en veille depuis un moment, Gaëlla l’interrogea :

– Au fait, je ne connais pas ton nom. Moi c’est Gaëlla.

– Romickéo.

Et, sans plus tergiverser, il tourna les talons.

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