Chapitre 1
Chapitre 1
L’odeur de la mort flottait du pont jusqu’à ses narines, si entêtante qu’elle traversait la cloison de la porte de sa cabine. Accroché depuis quelques jours au mât, le cadavre attirait mouettes, corbeaux, mouches, vers et asticots grouillant dans les entrailles et se contorsionnant sous la peau ; le malheureux n’avait guère mérité pareil châtiment. Coup du hasard, l’infection avait abrégé sa vie à l’instant où les oiseaux charognards eurent raison des derniers tendons du précédent squelette : ne restait que des crânes décharnés en guise de décoration, chacun avec une dent manquante placée dans un bocal dans la cabine du capitaine.
Les flammes des bougies, projetant des ombres capricieuses et dansantes, donnaient aux sourires gredins des quelques crânes d’animaux rangés avec soins sur l’étagère basse des intentions malveillances, à l’accordéon récupéré après le saccage d’un riche navire pirate une aura démoniaque et prêtaient aux livres à la reliure usée par des années de manipulations de mystérieuses connaissances. C’était l’un d’eux que le capitaine consultait avec une attention aiguë, pressait son index sur le papier jauni d’une carte ayant passé trop de temps hors de la bibliothèque. L’île que l’homme cherchait était à moitié effacée par des années d’usure, aux contours plus orange que noirs. Soucieux et perplexes de ses nouvelles découvertes, le corsaire engloba sa mâchoire de sa main, signe de réflexivité. Les rares poils (car il s’attelait à un rituel de rasage tous les matins) crissèrent sous ses ongles.
Trop absorbé par ses pensées, ou par habitude, les vagues furieuses heurtant la coque du navire et ébranlant les morts ne dérangeaient guère le capitaine dans sa lecture. Les trois pieds de la table collés au plancher en était peut-être la cause. La chaise, elle, calée entre son lit, la table et la bibliothèque ne bougeait guère plus. Parfois un crâne roulait comme si, soudainement, de nouveau habitée par l’âme de son propriétaire, il avait cherchait à s’échapper de cette sinistre atmosphère. Et pour découvrir quoi ? S’amusait le corsaire. Tout son navire bénéficié de ses soins, revêtant une apparence lugubre précédée d’une réputation encore plus malsaine.
Ses hommes cavalaient avec des bijoux faits de dents et de petits os ; peu savaient qu’ils étaient empruntés à des animaux ou au pire à des cadavres et non à des humains torturés comme se l’imaginaient les pirates. Tout était histoire de réputation : de son moyen de locomotion, au cruel et morbide capitaine et à son terrible équipage en quête de justice, répondant à la violence et aux méfaits des flibustiers par l’honneur et à l’équité.
Ils portaient le démon dans leur sang.
Le navire tangua, les planches craquèrent sous les incessants assauts de l’océan mais le Justicier, trop imposant pour s’intimider de quelques caprices vogua sans l’ombre d’une hésitation. Fier de sa sirène au bras tendu prêts à écarter les flots, il affrontait les déferlantes écumantes qui s’abattaient sur lui, inondaient le pont et frappaient les matelots s’accrochaient de toute la force de leurs bras aux mâts et cordages et parfois un bleu ou deux disparaissait avec la tempête. Le capitaine ne s’en formalisait guère ; des novices, il en grouillait de tous les côtés des ports errants de vaisseaux en vaisseaux à la recherche de fortune au gré d’une aventure et la mer avait besoin de se nourrir. Il n’était pas rare d’apercevoir des cadavres desséchés tels du bois mort, les yeux révulsés et de temps à autre, une épée fichée dans les côtes les narguant d’une présence pirate non loin de là. Trop de charognards pour rester longtemps à la surface.
Et soudain, l’interrompant dans ses pensées, le martèlement rapproché de talons, le cliquetis d’une clenche abaissée, le grincement d’une porte que l’on ouvrait, le sifflement de l’aquilon s’engouffrant dans une espace étroit et le bruissement de papiers qui s’envolent. Des gouttes d’eau, débris de la tempête, s’écrasèrent sur son visage et ses mais furetaient après ses plans.
— Mes cartes, rugit-il à la personne apparue dans l’encadrement de la porte.
Colère bouillante d’être dérangée dans son inventaire. Où était son second ? L’étranger s’immisça dans sa cabine, son intimité, son cœur, se pencha pour ramasser une feuille et la lui tendre, exposant son visage sévère, carré, mangé par une barbe bouclée.
— C’est toi, Daxos.
— Nous avons un souci, capitaine.
— Ne peut-il pas attendre la fin de la tempête ?
— Non.
Son second ne s’embarrassait guère de formule de politesse ni envers ses inférieurs ni ses supérieurs mais droit dans ses bottes, juste et calculateur, il était le meilleur qu’il eut connu. Bientôt deux ans qu’il officiait sur son navire.
— Nous suivons une piste de tonneaux, capitaine. A l’intérieur, il n’y a que des os.
Ne jamais se fier à sa voix monotone et toujours au pli creusé entre ses sourcils.
— A intervalle régulier, sur une ligne droite. Ils savent que nous les talonnons et ils nous tracent une piste.
— Nous devons continuer, Daxos, cette route maritime est l’une des plus importantes. Il est de ma responsabilité qu’elle soit sans danger.
Atteinte à son honneur que ces mécréants écument les mers, ravissent les richesses d’humbles commerçants récoltés à la sueur de leur front, haine à ces malandrins qui passaient à la corde ou empalaient les hommes sous les yeux de leurs femmes violées. Plus bête qu’homme, un devoir citoyen de les expédier dans le néant. Voilà deux jours, pour ce qu’ils arrivaient à discerner de soleil, de lunes et d’étoiles à travers les épais nuages noirs, qu’un de leur navire avait mystérieusement sombré. Le troisième en quatre lunes. Qu’un se fasse aborder passe encore, qu’un deuxième n’y prenne garde était une coïncidence, le troisième était une déclaration de guerre.
— J’ai ordonné la division de la flotte, capitaine.
— Bien. Il ne peut que s’agir d’un piège.
Le corsaire glissa ses cartes dans ses livres, les rangea au hasard dans sa bibliothèque – il détestait attraper un ouvrage à l’aveuglette et ne pas considérer le chef d’œuvre à consigner leurs savoirs en un seul bloc de papier – et suivit son second sur le pont. Les matelots s’attelaient à tirer les cordages pour tendre les voiles, les plus résistants abandonnèrent le pont principal pour se glisser dans la cale aux rames, les maîtres-canons indiquaient les barils à transporter avec mille précautions et les galtiers, dans les nids-de-poule, à moitié fou de grimper les échelles de corde mais nécessaire pour communiquer avec les cinq autres navires de la flotte.
Les bourrasques rasèrent son crâne presque nu et un chapeau aurait vite fait de s’envoler. Mieux valait s’envelopper dans des manteaux fourrés, des pantalons de toile grossiers mais robustes et des bottes de cuir agrémentées pour le capitaine de talonnettes. Un véritable plaisir de les faire claquer, de sentir les planches vibrer sous ses pieds et que chacun de ses hommes reconnaisse la démarche de son cruel capitaine. Masque de mondanité. Breloques et costume de scène à revêtir quand les circonstances l’exigeait, peintures tribales sur le visage et le torse ; le coq était passé maître dans l’art d’imiter avec quelques ingrédients vulgaires de monstrueuses cicatrices.
Au-dessus d’eux, l’un des galtiers dans les nids-de-poule tendait le bras vers un horizon actif et tournait l’autre à s’en déboiter l’épaule. Ses deux autres navires se placèrent stratégiquement à ses côtés : l’un plus en aval, l’autre en amont. Cette ruse avait déjà payé dans le conflit entre Adrissax, patrie de naissance et de cœur, et les hommes des glaces qui cherchaient des terres à exploiter autre que leur stérile banquise. En ces temps, ils avaient reçu quelques aides de Sartax et surtout de la Reigaa, encore gouverné par le bon Vieux Roi. A cette époque, Héphastos était encore un jeune servant de l’artilleur et, comme son nom l’indiquait, servait toute la hiérarchie des canonniers et passait plus temps à courir d’un bout de navire à l’autre en quête de poudre et de vin. Sais-tu quand tu vas mourir, petit ? Et bien, moi je refuse de rejoindre ma femme sobre.
— Montre-moi l’un de ces tonneaux, Daxos.
Après quatre, ils avaient cessé de les retirer de la mer, que les requins se liment donc les dessus. Dépouillés de leurs cordes, probablement déjà réutilisées, les barriques atteignaient la hanche de son second : il n’avait guère besoin de se pencher pour retirer un fémur.
— Ils ne sont pas tous humains, commenta le capitaine en retirant une vertèbre de la taille de sa main.
Avec un examen plus approfondi, ils ne découvrirent que cinq pièces humaines au maximum, dans chaque tonneau, poli à l’excès et avec une précision morbide. Le plus saisissant était un crâne avec une dent manquante.
— Au moins sommes-nous sûrs d’être les bons destinataires, rit jaune le corsaire en suivant de l’index le menton taillé pointu et au pernicieux et moqueur sourire étiré à précis coup de poignards. Le capitaine avait fait des crânes sa marque de distinction : utilisés en guise de bougeoir, de récipient, de décoration et même de repose-pied, les mâchoires claquaient de concert à chaque secousse du navire. Ses marins l’appelaient « la berceuse au crâne « et la comptine inventée si populaire qu’elle était plus connus que le nom de son trois mâts. Cette nuit ne faisait pas exception.
La brume masquait même la vue du ciel, impossible de se repérer aux étoiles ; un temps idéal pour des pirates de planifier une attaque. Les vagues échouaient contre les flancs avec fracas, les obligeants à hurler leurs ordre et l’odeur de l’iode et sel, omniprésente, irritait nez et gorge. Le capitaine crut apercevoir le bref éclat de diamants charriés des profondeurs dans les eaux sombres ; tous connaissaient ces mortelles femelles-anguilles aux ongles si blancs qu’ils réfléchissaient la moindre source de lumière. Le corsaire rechignait à atteindre els bougies. Sienne qui ne portait que le nom : le roi l’avait aidé à se hisser à ce poste, et fourni autant les marins que les navires, lui n’avait qu’à ses ordres.
— Pourquoi nous envoit-il ça ? S’enquit-il auprès de son ainé.
— Mille et une possibilités, capitaine, je ne suis pas un pirate. Mais je penche pour la mise en garde.
— Alors celle-ci est adressée au roi et non à moi.
— Vous ou lui, quelle importance ? Que différence entre celui qui donne les ordres et celui qui les exécutes ?
— Dans ce cas, quelle différence entre nous, Daxos ?
— L’expérience, capitaine.
Encore un bleu dans le commandement, mais il se débrouillait bien. Certes, il devait encore affiner sa jugeote, souvent aveuglé par son désir de rendre Naarhôlia meilleur or, l’humanité était pourrie jusqu’à la moelle.
— Encore quelques années et vous serez l’un des meilleurs capitaines, Héphastos.
Curieux d’entendre ce nom dans sa bouche. Peu le connaissait et encore moins l’utilisait. Personne ne veut être trop familier avec le capitaine.
En quelques minutes, le bateau devint silencieux, l’effervescence précédant l’attaque fut troquée contre l’angoisse de l’attente, les muscles raidis par l’immobilité, les yeux fouillant les flots, le cœur palpitant.
— Préparons-leur un bon accueil, ricana le capitaine, seul à portée de vue des candélabres avec son second, empoigna le tonneau et le renversa d’un mouvement sec.
Les os roulèrent, s’entrechoquèrent et à l’aide d’un résistant fil de pèche, les accrocha les uns aux autres dans une floue vision d’artiste. Les vertèbres s’emboitèrent dans les crânes à la place des mains, des nageoires et suspendus aux mats, subjective invention de l’homme face à la création parfaite des Dieux Jumeaux. Esprit un brin puéril, trop fier du produit de ses mains, intentions morbides et squelettes d’une race nouvelle dansant avec le vent une valse scandaleuse, érotique et les yeux des corsaires fixés sur cette âme naissante. Fini la berceuse aux crânes, place à la fanfare des os. Rire au nez des pirates, tourner leurs sournoiseries en ridicule, se galvaniser de son esprit scabreux, un brin fou, un brin juvénile mais délicieusement stratégique. Trop introverti, ce second.
— Mon cher, Daxos, pourquoi ton visage est-il si sombre ?
Etrange et fascinant que les sentiments intérieurs aient tant d’emprise sur un visage si clair : son corsaire détestait s’exposer au soleil. Oh certes, toujours consultable dans sa cabine, recevait en entretien les divers artisans, des maîtres canonniers, au timonier en passant par le maître d’équipage, au chirurgien et cambusier ; toujours occupé, jamais seul, s’occupant de politique et quand le capitaine parlait de guerre et d’honneur. Il était le lien entre lui et ses matelots, leurs mots, leurs actes, leurs intentions.
— Le vent tourne, capitaine. Je le sens dans les vieux os.
— Tu n’es pas vieux, Daxos.
— A peine le double de ton âge. J’ai l’âge d’être grand-père maintenant : mon fils est plus âgé que toi. Moins vaillant et plus imbécile mais il saura satisfaire et subvenir aux besoins d’une épouse. Je l’ai bien élevé.
— Assez bien élevé pour satisfaire sa femme ? Sourit le capitaine en s’accroupissant derrière une cargaison de tonneau de blé.
Hormis leurs chuchotis et les rares bougies non mouchées, le navire semblait abandonné.
— Il est du rôle d’un père à apprendre à son fils d’avoir des héritiers. Qui s’occupera des champs sinon ?
— Tes frères, tes neveux.
— Vous n’avez jamais eu de famille, capitaine. Le seul qui n’était pas un imbécile fini s’est cassé la jambe en plein élagage. Maintenant, mon frère est infirme et mes pommiers poussent comme si le démon lui-même leur flanquaient le feu aux fesses.
Le corsaire dégaina sa sarbacane et ses fléchettes et sortit de son manteau une petite fiole au liquide jaune pisse dont il trempa les pointes.
— Hallucinations, précisa-t-il.
En réponse, Daxos posa un tromblon sur les genoux.
— Un nouveau joujou de l’Empire. J’ai emmené mon fils dans une maison close une fois qu’il a atteint sa puberté pour qu’il apprenne à se servir de son anatomie. J’aimerai bien qu’il se serve de sa tête pour me trouver une belle-fille même laide et stupide tant qu’elle me donne de forts et vigoureux petits-enfants.
Nouveau soupir.
— Ce n’est plus des mon âge de me tapir derrière les barils, capitaine.
— Que cherches-tu à me dire, Daxos ?
— Ma charrue me manque. Ma femme aussi. La potée et le ragoût du dimanche encore plus. Vous devriez vous dépêcher de trouver un autre second.
— Tu es le plus capable de mes hommes ; je n’ai aucune envie de chercher un remplaçant.
Maudit soit-il, maudit le destin : enfin un homme capable de comprendre ses exigences, les appliquait non sans y avoir réfléchi avant et toujours avec intelligence et maintenant, ce traître, donnait sa démission.
— Envie ou non, capitaine, je crois que le temps s’en fiche et le répète : mes os sont vieux.
Héphastos sonda la nuit autant à la recherche de pirate que des mois s’écoulant. N’en dénichant d’autre que celui qu’il accusait déjà, le capitaine passa une main sur son crâne, savoura les poils drus et courts, contraste avec le reste de son équipage qui portait les cheveux un peu plus longs, assez courts pour couvrir la pointe de leurs oreilles.
Lorsque nous retournerons en ville, je vous aiderai à trouver un autre second digne de vos exploits.
A l’aube de ses vingt-neuf ans, il avait construit une flotte de six bateaux pour Adrissax, la plus grosse que l’Andürin disposait en matière de corsaires, avait participé à une guerre navale contre l’empire en s’emparant des richesses des navires ennemis pour grossir les coffres de son roi – et les siens au passage- et s’était construit une réputation de capitaine aussi terrible et dangereux que fou. Tout ceci pour quelques squelettes accrochés, parfois des cadavres aux abords des ports et un sourire mesquin aux éclats jaunes. Beaucoup de biscuits et de viandes salées, du poisson lorsque l’envie leur prenait, des légumes quand ils trouvaient une cargaison à piller.
— J’ai bien peur que les prétendants ne se bousculent pas : des curieux qui veulent avoir une histoire à la taverne, des bleus qui fuient un foyer mais peu d’hommes qualifiées s’engagent chez les corsaires.
— Nous étions tous jeunes, capitaine. Même vous avez commencé en bas de l’échelle.
— Je ne cherche pas de la formation sur long terme.
Voir des matelots novices, sans aucun avenir grouiller tel des cafards sur son bateau l’exaspérait.
Moins bons guerriers que les pirates, plus connus pour la dynastie Ze Zahli qui y régnait, les arts aussi mystérieux qu’envoutants, leur mode aussi étrange qu’exotique avec les masques qu’ils arboraient et leur religion plus proche d’une secte que d’un culte, les navires étaient souvent pillés et détruits, cadavres abandonnés, exposant flanc et entrailles telle une bête à moitié dévorée. C’est avec les débris des différents bateaux -planches de bois majoritairement qu’il avait construit sa table et un abri lors des tempêtes et des fortes pluies. Justice envers les faibles marins ! Quel bonheur que ces cheveux ne collent pas à son front comme ceux de Daxos. Et soudain, des cris déchirant le voile de la nuit.
— Ils sont là.
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