Chapitre 3

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Chapitre 3

Le tintement des chaines et le souffle lourd d’un prisonnier que l’on force à s’asseoir eurent raison d’Héphastos. Il leva les yeux de son ouvrage inachevé vers le visage androgyne de Philaë qui feignait l’ennui malgré son regard vif et son regard indolent.

— J’avais imaginé une décoration plus morbide, ricana-t-il une fois Exia partie.

S’il observa à peine la bibliothèque, il porta une attention accrue sur la collection de bibelots collée à son étagère : dessus le crâne de bronze, un cobra la gueule ouverte beignant dans une huile, une plume de Harpie achetée aux enchères clouée et d’autre objets plus symbolique à la vie marine.

— Je pensais découvrir des cadavres démembrés, une couverture en peau humaine, le masque de femmes violées…

— Je ne viole pas.

— Non, vous avez un penchant trop prononcé pour l’horreur pour simplement abuser des victimes.

— Vous ne me connaissez pas.

Trop peu en réalité savaient qu’il n’existait aucun monstre.

— Vous devriez me craindre plutôt que me partager vos plaisanteries de mauvais goûts.

— Et si je vous disais que je voyais clair dans votre jeu ?

Malgré ses poings attachés, ses yeux plissés d’amusement, la courbe démoniaque de ses lèvres et ses jambes étendues en travers de sa table prouvaient une parfaite maîtrise de soi. Un seul but dans cette posture et ces mots assassins : le déstabiliser.

— Quels jeux ?

— Tous, capitaine.

— Je vous en prie, ne vous arrêtez pas en si bon chemin.

Héphastos croisa ses bras derrière son dos, tout ouïe derrière son visage fermé. Et refusant de répondre à sa question, le pirate dévia la conversation :

— Qu’avez-vous prévu pour nous, cher corsaire ?

Son aisance l’irrita.

— Ce que vous méritez : je vous remettrais aux autorités et ils délibèreront de vos cas.

Philaë réprima un éclat de rire derrière un rictus carnassier et une inclinaison de tête vers l’arrière dévoilant un curieux tatouage. Le pirate se redressa presque immédiatement, ses cheveux couvrant l’encre.

— Je crains que vous ne m’ayez mal compris, capitaine. Qu’allez-vous faire de moi ?

— Je vous ai déjà répondu.

— Non, non, non. Vous m’avez tiré hors du ventre de votre bâtiment pour me ligoter dans votre cabine. Si vous me vouliez, vous n’aviez qu’à me le dire. Je couche autant avec des hommes qu’avec les femmes et même si vous n’êtes pas mon genre, ne le prenez pas mal,

— Cherchez-vous à me faire culpabiliser ?

— On dit que tous ceux qui ne sont pas pirate ont une volonté moins rigide.

— Ravi de vous décevoir.

Héphastos s’adossa à l’une de ces poutres qui bordait son lit ; un matelas bien moelleux, privilège du capitaine quand d’autres dormaient dans des hamacs, oscillés au gré des vagues.

— Vous disiez voir clair dans mon jeu.

— On en revient tous à cela : que penses-t-il de moi, ai-je eu tort de faire ceci ? Par pitié, seigneurs, faites qu’il m’aime. Nous cherchons notre identité dans le regard des autres, toujours de connaître leurs avis, de trouver grâce à leurs yeux et je suis amèrement déçu de constater que c’est votre cas.

— Je cherche l’approbation des pirates ? S’étonna Héphastos.

— Non, la peur sur leur visage est votre approbation. Si vous étiez un dixième de vos rumeurs, je ne serais pas assis à discutailler.

— Vous voudriez que je sois à la hauteur de ma renommée ?

— Au moins, aurai-je une histoire à raconter, soupira-t-il en se vautrant sur la chaise. J’ai cette amère impression de tromperie, comme les sottises de Dieux que l’on raconte aux enfants pour leur enseigner la bonne conduite et qu’après moultes ennuis ou coup du sort, ils découvrent la supercherie.

Son front se plissa de surprise.

— Ne me faîtes pas de reproches ou de sermons, corsaire. Les gens de votre catégorie croient tout savoir : la vie, la mort, l’amour, la bonne fortune mais toujours des illusions. Vous en savez autant que moi, voire moins. Et parce que vous pensez tout savoir, vous nous aborder et nous refourguez dans des mains qualifiées d’expertes pour juger nos actions. Comment pouvez-vous nous estimer ? Nos cœurs sont tout aussi impénétrables que ceux de vos Dieux.

Malgré l’apparente fureur de ses mots, son ton restait amical, engagé à la conversation. Il ne craignait pas son interlocuteur. Comment avec un tel discours ?

— Vous êtes un leurre, capitaine, asséna-t-il.

— Exactement !

Un sourire gredin étira son visage, le coin de gauche de sa lèvre découvrit une dent d’or où se reflétait la lumière des lanternes suspendues aux poutres.

— Intéressant, murmura le pirate en croisant ses jambes au niveau des chevilles. Vous vous dîtes droit et utilisez le mensonge comme arme.

— Les subterfuges ne sont pas tous mauvais.

— Celui pour me tirer de ma cellule l’est.

— Vous en parlez comme si elle vous appartenait.

— C’est le cas. Je suis obligé de voir mes hommes réaliser leurs besoins et sentir leurs yeux sur ma queue quand je pisse et baise.

— Personne ne vous oblige à satisfaire à ces besoins.

— Vous souhaitiez que ne pisse plus et que mes reins gonflent jusqu’à éclater ?

La langue coincée entre ses dents était chez lui un signe de moquerie, une mimique qui lui rappelait un serpent attentif à sa proie.

— Nous étions à plusieurs jours du port le plus proche lorsque vous m’avez confisqué mon navire…

Il évoquait sa défaite avec un haussement d’épaule, un détachement qui mettait hors de lui tout bourreau. Stratégie calculée, le capitaine garda le silence, les poings joints relevant parfois la tête pour le dévisager, mouvement futile de par l’aura du pirate qui emplissait la pièce.

— Vous désirez parler alors pourquoi ne renchérissez-vous pas ?

Il haussa un sourcil.

— J’avais bien deviné votre jeu, capitaine, vous serez bientôt débarrassé de moi. Quelle meilleure oreille que la mienne ? J’emporterai vos secrets, vos hontes et ne les avouerai que sous les coups de marteau du juge.

Le dos du corsaire tressauta sous un rire étouffé.

— Et vous voilà mutique.

Inclinant la tête en arrière et découvrant sa gorge :

— Pourquoi moi d’ailleurs ? Ma compagne aurait tout aussi bien pu divertir…

Le buste d’Héphastos se raidit :

— Non, ne dites rien. Comme je l’ai dit, je vois clair dans votre jeu.

Nouveau ricanement sous le regard irrité du corsaire et ses lèvres serrées en fine ligne.

— Tous vos jeux, capitaine, pour ceux qui veulent découvrir la vérité, vous êtes un livre ouvert. C’est pour ça que vous vous cachez dans votre cabine. Moins on en sait sur vous, plus le mystère reste entier. Méthode ancienne mais efficace, je dois l’avouer. Toujours déçu, capitaine ?

— Vous aimez entendre le son de votre voix ?

— Je déteste surtout celle du silence et comme vous n’êtes pas trop causant, je suis condamné à parler. Peut-être est-ce même le début de ma torture.

Puis reprenant son sérieux :

— Vous vous sentez seul.

La raideur dans la nuque d’Héphastos l’informa de la véracité de son hypothèse.

— Personne pour vous épauler ou alors trop peu. Au moins, mon équipage ne change guère : je connais mes compagnons, leurs aspirations, l’histoire qui les a menés sur mon navire. Pensez-vous en dire autant ?

— Chacun engage sa propre responsabilité. Je me moque de qui ils sont tant que le boulot est fait.

— Ainsi, vous acceptez les assassins, les violeurs…

— Certainement pas ! Vous disiez voir clair dans mon jeu alors que vous auriez dû deviner que jamais je n’ai autorisé de tels comportements.

— Vous, non mais vous êtes incapable d’interdire le mensonge.

Il a raison, concéda le capitaine excédé. Héphastos les acceptait sur son bâtiment d’os et tant qu’ils ne s’écartaient pas du droit chemin de l’honneur et du travail à son service, il ne s’intéressait guère plus à eux. Pour le pirate c’était une autre affaire.

— Je me souviendrais de vos conseils.

— Il ne s’agit pas seulement de se souvenir mais de les appliquer. J’étais comme vous, jadis : aveugle mais une femme que je pensais douce et gentille, adorée de tous m’a ouvert les yeux. Avant de fuir, elle était nourrice et pour une raison que j’ignore, elle a massacré quatre fillettes pour les servir en dîner à leur père. Que dîtes-vous de ça ?

— Que voulez-vous que je dise ?

— Que vous êtes un charlatan. Et que vous m’appréciez.

Il ne savait à laquelle de ces accusations moufeter ; le pirate ne lui en laissa guère le temps.

— Je vous provoque depuis quelques minutes et vous ne réagissez pas, que dois-je en conclure ?

— Ce que vous souhaitez.

Les jambes du pirate retombèrent, ses épaules s’affaissèrent mais son sourire en coin demeura.

— D’accord, j’abandonne !

— Enfin !

Héphastos se redressa, frotta ses paumes de satisfaction et tira la chaise face à Philaë.

— Etes-vous enfin épuisée ? S’enquit le corsaire. Voilà un jeu dans lequel vous avez foncé tête baissée, tel le stupide pirate esclave de ses désirs que vous êtes ; moi, j’ai choisi d’être le serviteur de causes plus importantes que votre stupide vie.

Surpris, Philaë ne rétorqua pas et la lueur d’intérêt dans ses yeux s’intensifia.

— Dîtes m’en plus sur la piraterie.

Si Héphastos arborait de l’or dans sa bouche, un anneau perçait le lobe de Philaë.

— Que comptez-vous me faire si je refuse de répondre ? Me suspendre au mât en attendant que les mouettes me déchiquètent ?

— Votre couteau est dans ma veste.

Ses fossettes creusèrent ses joues.

— Je n’ai rien à vous dire.

Loin d’être impressionnée par la désinvolture du contrebandier, Héphastos approcha sa chaise d’un mouvement vif. Les planches grincèrent sous son poids. Avec son visage sévère et toute trace d’amusement disparu, il espéra se montrer plus menaçant que Philaë ne le pensait.

— Voyez-vous ces fioles là-bas ? Elles contiennent du potassium, un élément que le corps produit en juste quantité. Si vous en avez trop, le cœur ralentit jusqu’à cesser de battre, si vous n’en sécrétez pas assez, les battements s’accélèrent jusqu’à mourir. Une mort douloureuse.

— Les pirates préfèrent les serpents ou les grenouilles.

— Je suis un corsaire. Je resterais honnête même dans la mort.

— Noble intention ! Que voulez-vous savoir ?

Victorieux, le capitaine se redressa.

— Avez-vous un chef ?

— Non.

— Personne de supérieur ? Répliqua-t-il soupçonneux.

— Le capitaine est roi. Les alliances sont fréquentes et les combats incessants. Comme sur la terre, les mers ont des frontières mais perpétuellement redessinés selon la puissance des bastions. C’est pour ça que c’est la première fois que vous me voyez ici : nous avons vaincu une flotte ennemie.

— Et les perdants ?

— Certains nous rejoignent, d’autres s’enfuient la queue entre les jambes.

Pour se donner une contenance, Héphastos tira son manteau et reboutonna le col pour paraitre plus impérieux.

— Aucun navire ne m’a jamais poursuivi lorsque je capturais les vôtres.

— Seuls les plus petits bâtiments comme les miens se rapprochent des côtes. Tout ce que nous arrivons à dénicher, nous le troquons avec des pirates plus hauts placés au milieu de l’océan, loin des corsaires. Vous n’êtes pas une menace, capitaine, juste des enquiquineurs.

— Si je m’attaque à l’un de ces puissances pirates, les autres fonderont-ils sur moi ?

— Possible. Le cas ne s’est jamais présenté. Seuls nous attaquons les ports et les marchands près des villes, eux préfèrent les Hautes-Mers et lorsqu’ils se battent, vous pouvez être sûrs qu’il n’y aura aucun survivant.

Héphastos le croyait : très peu de navires corsaire s’éloignaient des terres où des routes maritimes et des rares étaient ceux qui connaissaient la vérité. Le capitaine n’était du nombre.

— Que font-il alors ?

Philaë soupira, ennuyé.

—Ils sabordent, redessinent les frontières. Certains se préoccupent de nous, d’autres non, nous survivons.

— Pourquoi glorifier la piraterie si personne ne se soucie de votre sort ? Pourquoi nous critiquer ?

Héphastos, avec ingéniosité et patience, avait inversé le rapport entre eux, pour être celui qui posait les questions. Détrôné de son piédestal, Philaë répondit :

— Je refuse de servir des menteurs. A mon niveau, j’agis aussi pour la paix.

— Quelle paix ?

— Mes gens ne mourront pas en vain, capitaine.

— Y-a-t’il un moyen pour qu’ils s’allient tous ?

— Je ne crois pas en l’impossible mais les probabilités sont faibles. Dans l’Océan, hommes et femmes sont libres et s’il existe une hiérarchie, chacun est respecté et les choix sont discutés par tous bien que la voix des plus éminents compte double. Aucun n’acceptera d’être gouverné.

— Je ne parle pas de roi ou de chef mais d’un conseil.

— Un homme ou plusieurs, que cela change-t-il ?

Mâchoires serrées et d’un prompt enroulé ses doigts autour de la gorge du pirate. Surpris, il sursauta et manqua renverser sa chaise.

— Ne vous aviser pas de me mentir, Philaë. Mes projets n’ont guère de temps pour les calomnies ou des vérités déguisées.

– Que voulez-vous ?

— Je veux tout savoir sur la piraterie. Tout.

Et seulement lorsqu’il eut l’accord silencieux du flibustier, il concéda à libérer sa trachée.

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