Chapitre 5
Chapitre 5
Surpris par le geste, il remarqua à peine le poignard logé sur sa pomme d’Adam avant qu’une main ferme malgré des doigts engoncés dans des bagues enserra sa mâchoire. Un bruit de succion résonna près de son oreille : l’étranger léchait ses lèvres et souriait. Il sentait son souffle s’écraser contre le lobe de son oreille.
— Bonsoir, capitaine.
Toute l’ardeur qui l’avait saisie le déserta, remplacée par un puissant frisson ; un seul homme avalait les « r ».
— Quelle est cette comédie, Daxos ?
— Voici mon troisième fils. Je suis sûr que vous vous souvenez de mon premier né : vous lui avez ouvert votre li. Et vous l’avez laissé mourir pour vous.
Soudain, un visage semblable au manipulateur se superposa au sien : menton plus étroit, cheveux courts hormis deux mèches encadrant ses yeux, silhouette plus grande et fine d’un futur épéiste de renom, ce que confirmaient ses talents lors d’abordages.
— Il est mort de la même manière que vous auriez pu mourir.
Son fils avait été un piètre amant. A peine l’avait-il saisi qu’il s’était répandu sur sa cuisse mouillant ses draps et, contrit, il s’était à peine habillé avant de s’éclipser. Il échut à lui, capitaine, de changer la literie et s’endormir frustré.
— Merde, Daxos. Chacun connait les dangers quand il s’enrôle.
— Vous étiez planqué derrière des tonneaux comme à votre habitude !
— Ce n’est pas à moi que vous en voulez mais à la mort elle-même.
Une famille endeuillée cherchait un fautif, un homme de pouvoir qu’il pouvait accuser et assister à sa déchéance comme vengeance. Il fixait celui qu’il avait failli prendre comme amant à défaut de plonger son regard dans celui du père. Un bien beau visage.
La pression de la lame s’accentua sur sa gorge traçant un sourire macabre dans un sa chair.
— Pourquoi maintenant ? Tu avais tant d’opportunité en mer.
— Pour te présenter ma famille brisée. Jamais un fils ne remplacera un autre.
Une ombre obscurcit les traits du traître et ses poings se crispèrent sur ses jambes. Le décédé devait être el préféré et celui-ci un lot de consolation.
— Tu as un fils charmant. D’excellentes compétences qui ne demandent qu’à être employées.
Le métal se glissa dans la peau, accentué par l’ironie de sa remarque.
— Qu’attends-tu, Daxos ? Que je le fasse moi-même ?
Sous sa main, il sentait la tension des doigts de son lieutenant enroulées autour du manche de son poignard que l’hésitation rendait tremblante. La prise du père endeuillé se raffermit sur sa mâchoire, la tira en arrière.
— Je veux te voir mourir en pirate.
— Laissez-le, père.
Le bellâtre ne saisit pas l’importance de redresser la tête.
— Quelle meilleure punition que vivre en pirate ? Le roi ne lui offrira pas d’autres lettres de marque.
Héphastos manqua s’étrangler : la raison pour laquelle il conservait son calme se volatilisait.
— Voyez sa réaction.
Pupilles dilatées de terreur, Héphastos n’était retenu que par la crainte de s’empaler sur l’arme. Ses propos étaient-il sincères ou parade pour lui faire payer au prix fort la vie de son frère ou de la simple cruauté ?
— Vous cherchez à savoir si je mens, capitaine.
Sa main libre s’accrocha à l’accoudoir autant pour temporiser terreur et colère que pour attirer leur attention loin de ses bottes aux talons incrustées de deux pointes longues d’un pouce matérialisées à l’aide de deux francs coup du plat du pied et d’un raclement de la pointe au sol. Un embout de métal couvrait ses orteils, dissimulés sous quelques runes d’apparats.
— Je vous le laisserai découvrir vous-même. Par expérience, je sais que nous retenons les leçons dont nous avons dû chercher les réponses.
Les rapports s’inversaient : il évoquait un brillant stratège dont les doigts délicats avaient pris le sale boulot en horreur, et le type dans son dos, un vulgaire bras droit.
— Fils, je suis encore le cerveau de cette opération.
— Tuez-le père, si vous pensez qu’il souffrira plus.
Il esquissa un sourire triomphant lorsque le poignard disparu de la gorge de l’ancien corsaire et que d’une impulsion dans le dos, il dégringola de son siège.
— Te voici à mes pieds. Si j’étais un saligaud, je te demanderai d’embrasser mes chaussures.
Il agita le cuir tanné qui englobait ses orteils sous son nez.
— Tais-toi, rugit Daxos. Je ne t’ai pas envoyé à la ville pour que tu deviennes le roi des putes.
— Jamais je n’aurai eu une telle basse-cour en étant apprenti-forgeron et j’aime être au centre de l’attention.
S’il adoptait le ton de la raillerie, tous deux saisirent la vérité cachée dans ses dernières paroles. Le tortionnaire caressa du bout de sa chausse la mâchoire du capitaine, pirate désormais, mais son regard était rivé sur son père. De victime, Héphastos se transformait en invité indésirable. D’un geste, le fils de son lieutenant enroula ses jambes autour de son cou et le fit pivoter de manière à ce que ses épaules heurtent la chaise, ses talons reposant sur son ventre.
— Il faut de l’entrainement et de l’exercice pour réaliser cet enchaînement, père.
Admire mes compétences, disait-il avec des mots à peine voilés. Son pied remonta le long de son torse pour s’appuyer sur sa trachée. Il était bien plus que forgeron, se délectait du pouvoir des bas-fonds, si importants pour les souverains qui leur conféraient une importance à la cour. Le petit était bien plus malin que ne le serait jamais son père. Il le penserait s’il n’avait des difficultés à respirer.
— Lâche-le, Keira.
— Vous désiriez le tuer.
— Pas de cette façon.
Après un instant de réflexion, le garçon le relâcha… pour ne que mieux tomber entre les mains de Daxos.
— Pour mon fils.
Son poing rencontra son œil avec une telle force qu’il s’étonna n’entendre aucun os craquer ; la douleur irradia dans son visage. Plus que la souffrance qui pulsait dans sa joue, la trahison avait goût amer.
— Retourne pleurnicher auprès de ton roi, pirate, si tu en as encore un.
— Avez-vous besoin de matelots ?
Cette phrase, il l’avait prononcé à douze ans et une fois promu capitaine, jamais il n’aurait pensé la goûter encore une fois dans sa bouche. Son navire saisi, son équipage dispersé et sans le sou, il n’avait d’autres moyens de se rendre à Adrissax qu’en vendant son corps. Le capitaine du deux-mâts ressemblait plus à un bandit qu’à un marchand avec son bandeau maculé de poussière ceint autour de ses cheveux, ses manches retroussées dévoilaient des zébrures blanchies par les années sur ses avant-bras.
— Y a toujours besoin de main d’œuvre, mon gars. Nous ne partirons pas avant deux jours, j’espère pour toi que personne ne te cherche.
— C’est…
— Ne me réponds pas, gamin. Si des gens viennent, je leur dirai où tu es et avec qui tant qu’ils ne touchent ni à mon bateau ni à la marchandise. Sinon, bienvenue à bord de La Goélette.
Il portait bien son nom ; malgré les effets du capitaine, les volatiles s’immisçaient sur le pont.
— Où allez-vous ?
— Je navigue là où la mer veut que j’aille, mon garçon. Si elle décide de changer ma route ou de me noyer, qui suis-je, moi, petit-homme face à une telle immensité ?
— Vous avez bien un cap…
— En quoi cela t’intéresse-t-il ? Demanda-t-il en interrompant son harassant travail de chargement.
— Je dois aller à Adrissax.
— Et moi jusqu’à Cohentil.
Pire destination, Héphastos n’aurait jamais déniché. La célèbre ville des lanternes se trouvait à l’autre bout du monde, loin du froid glacial des forêts aux neiges éternelles. Si les îles des glace avec leurs palais irisés sous les pâles rayons du soleil étaient l’épicentre de la froidure où seuls des créatures minérales habitaient de plus de quelques mois, Adrissax était le pays le plus proche. Assez éloigné pour permettre aux humains d’y vivre, toutefois assez proche pour glacer leur cœur.
— Si tu trouves un autre navire, mon garçon, ne te fais pas prier, mais je ne dévierai pas de Cohentil.
Aucun bateau ne s’était amarré depuis hier et il craignait que peur le fasse jusqu’à la ronde des trois lunes. La ville avait perdu de sa superbe depuis son enfance et s’était transformée en dépotoir, loin d’attirer les marchands et le regard d’étrangers aux poches alourdis.
— Je connais cet air sur ton visage. Je suis là pour me ravitailler, pas pour le commerce.
— Serait-il possible de me déposer à l’île des marchands ?
Il ne récolta qu’une œillade excédée.
— Je n’ai pas le culot de te demander pourquoi tu souhaites te rendre à Adrissax, alors ne me demande pas de perdre un mois de paie pour toi.
— Le roi vous dédommagera de votre retard, plus même. Vous serez plus riche en m’aidant qu’en m’ignorant.
— Qui es-tu, mon garçon ?
— Un honnête corsaire qui a été victime d’une ruse.
— Stupide, alors. Les hommes trop honnêtes se font toujours avoir, à se demander si loyauté va de pair avec imbécilité.
Héphastos ne releva pas l’insulte : il avait trop besoin de ses services.
— Je suis persuadé qu’il reste du bon en chacun de nous.
— Sacrément bien enfoui, alors !
L’homme s’avança sur le pont.
— Pourquoi ton roi voudrait te voir ?
— C’est une affaire privée.
— Tu montes sur mon bateau, gamin. Ce qui te concernes me regardes, je ne veux pas de mauvaises surprises.
Il hésitait à se confier son histoire à cet étranger mais il jugea que le bonhomme était en bon droit de connaître les risques et le mensonge lui répugnait. Il préférait voir son titre lui échapper avec honneur plutôt que le récupérer avec intrigues et meurtres. Jamais il ne grossirait le rang de ces vils pirates.
— Alors, m’aiderez-vous ?
— Un service en vaut un autre. Il me faudrait un bateau plus grand, avec plus d’hommes et si certains savaient se battre, ce n’est pas de refus. Je veux le double du prix de ma cargaison entière, soit cinquante pièces d’or et une centaine de fer.
— Autre chose ?
Un sourire dévoila des chicots bruns, proches de tomber.
— Personne ne tire au flanc.
Le capitaine avait raison : il tenait son navire d’une poigne de fer enrobé dans un gant de douceur. Aucun des matelots, second ou simples bleus ne lézardaient et c’était donc avec rigueur qu’ils s’attelaient à leurs tâches. Personne ne mouftait lorsque le vieil homme changea de cap et pour ne pas compromettre son identité, aussi sage qu’il fût, il convoitait la récompense comme n’importe quel homme, le commandant l’avait assigné aux tâches ménagères. Au moins ne subissait-il pas foudres du coq. Armé d’un chiffon et d’un seau, il frottait le bastingage.
— Je hais ce travail, maugréa-t-il.
Lui, habitué à diriger depuis un peu moins d’une dizaine d’années, trouvait ce bond dans le passé où il servait comme mousse bien désagréable. Si au moins elles demeuraient propre… mais le sel s’incrustaient dans les fissures, écaillait la peinture. De rage d’en être réduit à récurer, des lambeaux de bois s’accrochaient au chiffon. Il l’éventa d’un coup sec par-dessus bord, si souvent qu’une jeune femme l’interpella :
— Si tu mets autant d’ardeur à d’autres tâches, ta femme doit être comblée.
Réduit à supporter les railleries de simples galtiers !
Comment avait-il pu se retrouver dans pareille situation, lui corsaire parmi les plus grands ? La marchande avisa le seau, déversa son contenu dans la mer.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans « va te faire foutre » ?
Il choisissait les hommes les plus beaux, les plus passionnés pour partager sa couche, maintenant, à cause de Daxos, il devait se contenter d’une pouilleuse en jupes bouffantes. Feindre le calme restait sa meilleure attaque.
— Mon père ne t’a pas engagé pour nettoyer.
— C’est pourtant ce qu’il m’ordonne chaque matin.
Dans la bouche d’un autre, cette réplique sonnerait comme une raillerie mais dans la sienne, elle avait l’écho d’un ordre impérial. Son visage, encore marqué par les rondeurs de l’enfance revêtit un masque lubrique. Une adolescente en pleine rébellion, découvrait les appétits d’un corps transformé par la puberté et l’esprit rongé par ses propres ambitions. L’appréhension d’une personnalité qui se détachait de son père.
— Tu astiques comme si ça te dégoûtait.
C’était le cas. Elle plaça une main sur sa hanche dans le but de montrer ses courbes nouvelles, pas dans l’espoir de le baiser mais de trouver de nouveaux admirateurs que les yeux paternels.
— Personne n’est ravi de récurer le navire d’un autre.
— Tu voudrais ton propre rafiot.
J’avais, non pas un, mais trop bâtiments.
— J’aime les hommes avec de l’ambition.
Agacé, il soutint son regard. Jolie fille avec ses cheveux noirs bouclés et la chaleur que dégageaient ses yeux.
— Ecoute-moi, gamine. J’ai plus de quinze ans de plus que toi, je suis certain que je rencontrerai des garçons plus intéressés par tes charmes que moi. Ne le prends pas mal mais je préfère les queues aux seins.
Il avait bien essayé une fois, à trois dans un lit une place. L’expérience ne l’avait guère convaincu. Honteuse d’être rejetée, la jeune fille, seize ans tout au plus, cracha à ses pieds.
— Mon père t’ordonne de laver.
Le soir, il fut convoqué pour astiquer la cabine du capitaine, une pièce chaleureuse aux poutres à la peinture jaune et aux portraits souriants, plus accueillantes que les reliques à sa réputation de trancheurs de tête. Lui-même la préférait à la sienne. Il se rendit compte qu’il détestait sa cabine lugubre éclairé d’une ou deux bougies quand ici quinze brillaient.
— Je peux faire le ménage tout seul, plaisanta le viel homme. Assieds-toi, je t’en prie.
Il lui servit de l’eau de vie dans un gobelet en bois, simple, rustique.
— Décris-moi mon nouveau vaisseau, commanda-t-il une fois tous deux installés. On dit d’Adrissax que vous avez de magnifiques proues.
— Je ne suis pas le roi, vieux marin. Comment suis-je censé connaître le navire qu’il t’offrira ?
— Si le roi est prêt à payer, tu es quelqu’un d’important, gamin. Dis-moi quel genre de navire j’aurai droit, mieux qu’un rafiot, j’espère. Combien tu veux ?
Il n’en savait rien, seulement que le nouveau roi devait lui accorder cette nouvelle missive, pour sa gloire, la réputation de ses routes commerciales, son honneur. Impossible de le salir. Il ne prêtait aucune attention aux mots empoisonnés de ces traîtres : le poison du doute ravageant son esprit était une insulte à osn régent.
— Nos navires marchands ont soit des requins soit des femelles-anguilles en proue.
— Pour effrayer les pirates.
— Pour montrer à la mer que nous la craignons.
Le marin haussa un sourcil, interloqué.
— Vous croyez à ces fables ?
— Je ne crois qu’aux forces de la nature et l’océan en est une. Peu m’importe qu’elle ait un visage humains ou un corps matériel, elle peut nous détruire de sa seule volonté.
L’eau de vie brûla sa langue.
— Je ne crois que ce en quoi je voix, cette habitude me permet de ne pas être déçu.
Une fêlure entailla son cœur, le convainquit qu’il se trompait mais n’avait la force ou la volonté pour le reconnaître. Héphastos se raccrochait à l’unique chose qu’il connaissait : la justice. Sans elle, il serait bien capable de sombrer.
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