Nos cauchemars, c’est notre âme qui balaye devant notre porte
[Jacques Delval]
Anna
Inspire, expire, inspire, expire.
Répétition de ces deux actions, encore et encore, en harmonie avec le mouvement de mes jambes. Gauche, droite, gauche, droite, gauche.
Je cours. Il est six heures et quoiqu'en dise la chanson française, Paris n'est pas tout à fait éveillé. En tout cas, pas dans le XIVe arrondissement. Sans arrêter ma foulée, je contourne le cimetière Montparnasse en refoulant de mon mieux la fatigue que je sens poindre. Lourdeur dans mes quadriceps, respiration erratique, poumons qui brûlent, je n'ai qu'une envie, rentrer chez moi, mais ce n'est pas le moment. Encore quelques petites minutes d'efforts et la douleur disparaîtra.
Inspire, expire, inspire, expire.
J'ignore mes mains rougies par le froid de janvier et me focalise sur ma respiration. Bientôt. Bientôt, je ne penserai plus. Bientôt, je me contenterai de voguer à travers les rues parisiennes. Bientôt, les relents âcres de ce cauchemar seront loin, très loin.
C'est tout ce dont j'ai besoin.
Concentrée sur le paysage qui défile, je passe devant quelques cafés à peine ouverts où des travailleurs prennent un petit déjeuner sur le pouce avant de rejoindre leurs bureaux. L'odeur des croissants chauds titille mes narines sans toutefois réveiller mon estomac. Je n'ai jamais faim en me levant le matin, pas avant plusieurs heures. Là encore, je sais parfaitement pourquoi. Mes cauchemars. Encore et toujours ces mêmes putains de cauchemars qui me hantent depuis bientôt deux ans.
Depuis cette nuit-là.
Je frissonne et accélère ma course. J'ai besoin de ma dose d'hormones, vite. Mes muscles crient grâce, mais je ne les écoute pas et persiste dans le rythme soutenu que je me suis imposée. Tenir, je dois tenir. Encore. À peine.
Soudain, ça y est. Enfin. Endorphines et dopamine, combo gagnant des sportifs, déferlent dans mon corps. Le soulagement fait peu à peu place à une euphorie légère.
J’ai carrément l’impression de planer.
Au bout d’une vingtaine de minutes, je ralentis le pas et prends le chemin du retour. Bien que j’aurais aimé continuer un kilomètre ou deux, je ne peux pas. J’ai une montagne de boulot qui m’attend. Mon prochain reportage sur la maltraitance des enfants en milieu institutionnel me donne du fil à retordre. Je planche dessus depuis septembre dernier et malgré mes nombreuses heures de travail acharné, il me reste quelques interviews à mener. Un fin sourire éclaire mon visage rendu écarlate par la transpiration. Ce dossier, dans lequel je mets toute mon énergie, va faire la une du mois de mars de World’s View, le périodique qui m’emploie. C’est une grande responsabilité. Une sacrée opportunité, aussi. Je ne connais pas beaucoup de journalistes femmes qui parviennent à un tel résultat avant la trentaine. Anna Klein, tu déchires, meuf !
Une fois de retour dans mon appartement, je file sous la douche et accueille avec bonheur l’eau presque bouillante qui éclabousse ma peau pâle. Sur mes épaules, mes longs cheveux auburn s’alourdissent tandis que je les frotte avec énergie. J’apprécie ce moment de détente presque autant que la course elle-même. À tel point, d’ailleurs, que je retiens un gémissement de plaisir en rinçant mon corps légèrement courbaturé. Cinq minutes plus tard, je quitte à regret les vapeurs délicieuses de ma salle de bain pour enfiler jean et pull en maille beige. Un bref coup d'œil dans le miroir qui trône devant mon lit m’indique que je suis présentable. Joli, même, dans ce look un peu bohème que j’accentue avec une touche de rouge à lèvre rose clair.
Ça me va. Je ne veux pas plus. Je ne supporte pas plus. Les éclats et la lumière, la féminité et la sensualité, la provocation et la séduction, je cède ça à Julia, blonde sculpturale au regard chocolat qui se trouve être ma meilleure amie. Collées l'une à l'autre depuis le collège, elle n'a pas hésité un instant à me suivre à Paris dix-huit mois plus tôt, laissant de côté notre ville natale, Marseille. Sa famille riche et influente a difficilement encaissé cette décision, néanmoins, c'est mal connaître mon assistante sociale préférée à qui personne ne dicte sa conduite.
Je soupire en enfilant ma veste. Avant, j’aimais ça. Le regard des hommes. Le désir dans leurs yeux. Leurs sourires appréciateurs.
Avant.
Le cœur battant, sentant refluer le malaise que mon running était parvenu à repousser, j’attrape mon sac avant de quitter l’immeuble. Il n'est pas tout à fait huit heures, mais le métro est déjà bondé. Comme toujours, l’idée de me coller aux autres passagers me dégoûte. Comme toujours, je fais fi de ma répulsion et grimpe dans la rame pleine à craquer. Comme toujours, je passe le reste du trajet les yeux fermés à contenir mon envie de hurler.
Enfin, le nom de ma station résonne dans mes tympans. Ravie que mon calvaire se termine, j’ouvre mes paupières et manque de suffoquer en croisant le visage familier d’un voyageur.
Cheveux noirs coupés en brosse. Sourire égrillard. Œillade charismatique.
Peter. Mon ex.
Une demi-seconde plus tard, le regard de l’homme se tourne vers moi et je me détends aussitôt. Je me suis trompée. Ce n’est pas lui. Les jambes tremblantes, le souffle court, je quitte le wagon et me précipite vers l’extérieur. L’air pur qui envahit ma poitrine apaise quelque peu mon affolement. Remise de cette fausse alerte, je finis par reprendre ma marche vers les locaux de ma boîte, ignorant les frissons — dernières témoins de mon stress — qui parcourent mon épiderme.
Ce n’est pas la première fois que je pense l’apercevoir dans les méandres du métro parisien ou au coin d’une rue. Pas la première fois que mon corps se fige d’angoisse.
Pas la première fois que je reste tétanisée, incapable du moindre mouvement.
Combien de temps vas-tu te voiler la face, Anna ?
Je chasse immédiatement cette question de mes réflexions. Past is past.
***
Il est huit heures vingt quand les portes de l'ascenseur s'ouvrent. J'ai à peine le temps de réaliser quelques pas dans l'open space que Mina, une de mes plus proches collaboratrices, me saute dessus.
— Anna, Anna, je l'ai !
Je fronce les sourcils, un peu surprise de la trouver ici de bon matin, elle qui ne raffole pas vraiment des levers aux aurores. Comme toujours, elle est parfaitement apprêtée. Jupe en simili cuir sur des collants noirs qui galbent ses courbes vertigineuses, chemisier sage qui adoucit le côté femme fatale, mais moule sa poitrine opulente, bottes à talons hauts qui me feraient presque fantasmer si j'étais lesbienne ou bisexuelle. Elle est somptueuse. Même son maquillage, digne des plus grandes stars de la télé, est une réussite, rehaussant ses atouts naturels sans alourdir ses traits. Ses cheveux dorés et ses pupilles bleu-gris complètent le tableau de sa beauté affriolante. J'en serais presque jalouse.
— De quoi ?
La plantureuse blonde lève les yeux au ciel en riant. Mina a beau avoir le physique d'un mannequin de lingerie, sa personnalité est aux antipodes des clichés en la matière. Drôle, pétillante, amicale, perspicace, c'est une redoutable observatrice dotée d'une intelligence pragmatique et d'une sensibilité qui font d'elle une femme admirable, tout bonnement impossible à haïr.
— Ton psy ! Celui que tu cherches pour compléter le reportage, je l'ai trouvé !
Elle me tend fièrement son smartphone qui affiche un profil Instagram plutôt fourni.
— Raphaël Hopkins, déchiffré-je en attrapant son mobile. Comme l'acteur ?
Mina pouffe devant ma réflexion aberrante puis secoue la tête en signe de dénégation.
— Non, idiote, un Parisien tout ce qu'il y a de plus parisien, spécialisé dans le traitement des enfants. Il partage son activité professionnelle entre un cabinet libéral et un foyer. Regarde, il y a son CV en story permanente et ses posts sont plutôt intéressants, tous centrés sur le développement de l'enfant ou la psychopathologie de l'adolescent. Ses références, tant sur ses formations que sur son travail, sont en cours de vérification avec Clark, mais pour le moment, il a tout bon le beau thérapeute.
En effet, il est pas mal. Blond, grand, yeux verts, jolies fossettes et barbe de trois jours. Un véritable play-boy. De quoi vous donner envie de vous allonger sur un divan.
— Il est marié surtout, constaté-je en désignant une alliance à l'annulaire gauche.
La tête de Mina devant ma découverte vaut son pesant d'or.
— C'est pas comme si on pouvait pas s'y attendre, soupire-t-elle de déception, un type séduisant et intelligent comme lui …
Je ne l'écoute que d'une oreille, mon attention entièrement accaparée par un homme qui apparaît sur la dernière photo du profil. Brun, les yeux bleus, un sourire à tomber, il pose en compagnie dudit Raphaël. S’il n'est peut-être pas aussi beau que ce dernier, il transpire un charisme qui ne laisse pas indifférente. Son regard à la fois sombre et avenant le rend... sexy.
Oui, très, très sexy.
— Et lui, c'est qui ?
Mina me reprend l'appareil des mains et lit la légende sous la photo.
— Simon Mercier, son confrère et associé, m’informe-t-elle. C'est tout ce qui est écrit.
À ma grande déception, Mina fait disparaître le cliché et entreprend de me montrer des posts qui, en effet, semblent correspondre à ce qu'il me manque pour clôturer mes recherches : la vision et l'analyse d'un psychologue sensibilisé à la problématique des maltraitances infantiles. Bien sûr, j'ai côtoyé plusieurs psychiatres, mais tous avaient une posture très médicale. Jusque-là, aucun thérapeute n'a accepté de me recevoir.
— Tu l'as trouvé comment ?
La journaliste rougit. Je sens que ses explications croustillantes vont encore me plaire. Amusée, je l'entraîne vers la salle de pause pour me servir un café et entendre ses confessions à l'abri des oreilles indiscrètes.
— Eh ben, cette nuit, j'ai ramené un mec, et quand on a tchatché ce matin, j'ai évoqué notre reportage. Vaguement, hein, précise-t-elle en avisant mon regard courroucé. Bref, je lui ai dit qu'on cherchait un psy et il a mentionné ce Raphaël.
C'est pour ça qu'elle rougit ? Un coup d'un soir ? Connaissant ma collègue et son franc-parler habituel, il y a quelque chose qu'elle ne m'avoue pas. J'hésite à la taquiner sur cette aventure, ce garçon lui plait peut-être, avant de finalement m'abstenir. Après tout, sa vie privée ne me concerne pas, et je serais bien mal avisée d'y fourrer mon nez, moi qui aie horreur qu'on s'immisce dans la mienne.
— Si Clark nous donne le feu vert dans la journée, je l'appelle, annoncé-je en ignorant sa gêne pourtant palpable.
— Bonjour Anna ! Tu vas bien ?
En parlant du loup...
Sans attendre ma réponse, Clark dépose une dizaine de papiers sur la table de pause, face à moi. Son sourire s'élargit quand ses yeux croisent les miens et je dois relever la tête pour mieux capter son regard. À l'instar de Mina, sa carrure imposante et droite, beaux restes d'une pratique intensive de rugby à l'université, contraste avec son caractère doux, patient et discret, presque réservé.
J'opine du chef avant de concentrer mon attention sur la paperasse, loin de ses prunelles avides. Je lui plais. Oh, je n'en mettrai pas ma main à couper, mais son air subjugué et ses œillades admiratives chaque fois que nous avons une conversation, même à propos des filtres à café, sont assez révélateurs. Contrairement à Julia, qui me supplie de lui donner sa chance, je n’ai aucune envie de l’encourager dans cette direction.
Les relations amoureuses ne constituent pas vraiment mon objectif du moment.
— Oui, merci et toi ?
Clark me sourit en retour et malgré ses joues qui se creusent délicieusement, je ne ressens rien. Pas le moindre frisson, pas la moindre trace du plus petit désir, pas le moindre papillon dans le ventre. Si je dois bien avouer qu'il semble parfait sur le papier, l'attirance n'est pas quelque chose que l'on peut forcer. Malheureusement pour mon collègue, il m'excite autant qu'une paire de charentaises.
— Super ! Ça fait une demi-heure que je planche sur le fameux psy de Mina et j'ai déjà pas mal d'infos. Bon, j'ai pas fini du tout, mais pour le moment, rien à redire sur ce Raphaël. Formé en neurosciences, reconnu par ses pairs, CV irréprochable, je pense que tu peux l'appeler ce matin, quitte à ce qu'on annule si je trouve une emmerde quelconque dans la journée.
En plus d'être un enquêteur hors pair, Clark est particulièrement doué en informatique, ce qui n'est pas négligeable dans ce boulot.
— Extra, je te remercie ! J'attends 9h et je m’y colle. Pour patienter, je vais potasser les infos que tu as sur lui et explorer un peu son compte Instagram, histoire de pas avoir l'air de débarquer quand je l'aurai en ligne.
Et histoire de jeter un nouveau coup d'œil sur le collègue au passage.
Juste au passage.
— Mina, tu me relis le plan de l'article et tu le corriges ?
Tandis que chacun regagne son bureau, je prends conscience de la chance que je possède, à seulement vingt-huit ans, de diriger une petite équipe et de réaliser un reportage d'une telle envergure. Chaque jour, je remercie le destin de m'avoir menée jusqu'aux locaux de World's View. Il faut dire que le patron, John White, est un homme plutôt étonnant. Un personnage, diraient certains. Contrairement à beaucoup d'autres directeurs dans le milieu, il privilégie le talent au réseau et à l'âge, n'hésitant pas à confier des responsabilités importantes à de jeunes reporters issus de l'école dont la plume impeccable et la volonté démesurée promettent un avenir brillant.
Des reporters comme moi.
Cependant, pour être tout à fait honnête, il n’y a pas que l’ambition qui me pousse à m'investir de cette façon dans mon travail. Non, loin de là. Me plonger dans la rédaction d'un article ou dans les enquêtes d'investigation me permet aussi d'éviter de songer au reste.
Mon passé, mes nuits hantées et ma vie personnelle terriblement vide.
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