Et j'ai des centaines de flèches dans le coeur

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[Thérapie Taxi]

Simon

— Cheese !

Je lève les yeux vers Raphaël, debout devant la porte ouverte de mon bureau, son smartphone dirigé vers moi. Il est 10h15 et il m'agace déjà. Dans un soupir ostentatoire, je me replonge dans le mail que j'étais en train d'écrire. Si avec ça, il ne pige pas que j’ai autre chose à foutre que jouer les modèles photo...

— Allez, mec, souris ! C'est pour Insta !

Bon, visiblement, il a de graves problèmes de compréhension, sans compter qu’il devrait savoir, depuis le temps, que ce n'est pas un tel argument qui va me convaincre. Au contraire, cette simple phrase contribue à diminuer drastiquement mon degré de patience, déjà pas bien haut.

— Arrête, Raph, tu sais que j'aime pas ça.

Mon ami arbore une moue faussement déçue. J'essaie d'ignorer ses coups d'œil suppliant, concentré sur le message de mon confrère. En vain.

— L’avenir se trouve dans les réseaux sociaux, Simon ! Je fais connaître notre cabinet comme ça ! Tu as pensé aux futurs patients qui pourraient nous découvrir par ce biais ?

Je ricane face à son discours rempli de mauvaise foi.

— Donc les enfants maltraités et les femmes violentées passent leur journée à chercher des psys sur Instagram, d'après toi ?

Mon ton calme cache un mépris avéré, ce qui n'échappe pas à mon collègue. Habitué à nos petites joutes verbales, il ne s’en formalise pas le moins du monde et conserve un sourire éclatant. Raphaël est mon meilleur ami depuis la fac, soit près de quatorze ans, et je ne crois pas que quiconque me connaisse mieux que lui. Nous avons formé un duo inséparable dès notre premier cours en amphi. Enfin, un trio pour être exact, même s'il n'aura pas beaucoup duré…

Comme à chaque fois qu’Alice s’immisce dans mon esprit, je grimace. J’ignore si un jour, je perdrais ce réflexe vieux d’une décennie.

— Parce que tu crois qu'ils vont être plus impressionnés par ta proposition d’études ? se moque-t-il doucement.

— Eux, peut-être pas, mais le ministère de la Santé sans doute, répliqué-je en avalant une gorgée de mon café déjà froid. Ce n'est pas un profil sur les réseaux sociaux qui va les convaincre de rembourser nos séances, par exemple.

— On sait jamais ! À l’Élysée, ils pourraient être subjugués par les deux beaux psychologues que nous sommes !

Il ponctue sa remarque d’un clin d'œil charmeur, celui-là même qu'il utilisait pour faire tomber les culottes des filles. Enfin, jusqu’à ce qu’il rencontre Tania, pédopsychiatre talentueuse qui a eu raison de son corps et de son cœur.

— T’es marié, mec, lui rappelé-je en riant.

— Et ma douce et tendre femme approuve totalement que ma belle gueule ramène du beau monde au cabinet !

Je ne peux réprimer un sourire devant son air victorieux, un peu vantard aussi, et secoue la tête en posant à nouveau mes yeux sur mon écran. Raphaël et moi, c'est l'eau et le feu. Diamétralement opposés, mais complémentaires. Il attise ma sociabilité, je tempère ses ardeurs. Il me pousse à la folie, je le rappelle à l'ordre. Il est extraverti, tandis que je me montre plus... modéré ?

— T'as déjà une photo de nous deux sur ton truc, pas la peine d'en mettre cinquante, marmonné-je en recommençant à taper sur mon clavier.

Nous avons eu ce débat mille fois auparavant. Je considère qu'en tant que professionnels de santé, nous n'avons rien à faire sur les réseaux sociaux, encore moins de la pub. Raphaël, au contraire, est persuadé que vulgariser notre travail permet aux gens de mieux comprendre notre métier et les pousse à consulter.

— Une, c'est pas suffisant ! On est le cabinet « Hopkins/Mercier », pas « Hopkins et son espèce de collègue sociopathe ». T'es pas vendeur, Simon !

Je clique sur envoyer et reporte mon attention sur mon ami qui tressaute presque de frustration.

— Non, c'est vrai, je suis psychologue clinicien.

— Ah, ah, très drôle ! Hilarant, même ! Tu sais quoi ? Tu devrais appeler Léna ou je ne sais qui, tu commences réellement à tenir des propos de mec mal baisé. Va te faire sucer un bon coup et détends-toi un peu.

Je fronce les sourcils, légèrement agacé par son discours si macho, reflet parfait de la société patriarcale contre laquelle je me bats aux côtés de mes patientes.

— C'est marrant, toi, à l'inverse, t'aurais bien besoin de te retrouver tout seul avec ta main droite, histoire de réfléchir à tes allégations de beauf !

Nous nous regardons en chien de faïence, tous deux prodigieusement énervés.

— Tu peux réprouver autant que tu veux ma vision des choses, Simon, n'empêche qu'une journaliste est tombée sur mon profil et m'a contacté !

Je sursaute. OK, , il attire mon attention ! Une grimace triomphante collée au visage, mon collègue s'avance en silence dans mon bureau, attendant probablement que je le supplie de m'en dire plus.

— Très bien, cédé-je dans un soupir. T'as gagné. Balance.

Mon ami éclate de rire. Trois enjambées plus tard, il se tient à côté de moi et me montre la photo qui s'affiche en grand sur son mobile. Je plisse les yeux, surpris, et contemple la femme aux cheveux auburn qui me sourit. Elle est... belle. D'une beauté spéciale, naturelle, mais effacée, comme si elle n'avait pas envie de se mettre en valeur. Pourtant, ce côté un peu sauvage lui confère une aura d'innocence particulièrement séduisante. Je détaille son visage et m'attarde un instant sur ses pupilles vertes, dont la lueur flamboyante vient contredire ma première impression. Non, cette femme n'est pas aussi fragile et naïve que l'image qu'elle semble vouloir montrer. Ce que je lis dans son regard de braise, c'est une détermination sombre. Une forme de violence qui caractérise ceux qui l'ont expérimentée.

— C'est ta journaliste ? questionné-je sans cesser de la fixer.

— Oui, Anna Klein, de World's View. Elle réalise un documentaire ou un truc dans le genre sur les maltraitances institutionnelles des enfants. Elle m'a demandé si je voulais participer, j'ai accepté. On devrait se rencontrer ici dans quelques jours.

Si j'entends la fierté dans la voix de mon ami, cette dernière retient à peine mon attention. Concentré sur cette fameuse Anna, dont la bouche rose me trouble, je tente de deviner ce qu’elle peut bien cacher. J'ai croisé assez de souffrance dans ma patientèle pour reconnaître cette douleur dissimulée derrière un sourire difficilement convaincant.

— Je pourrais peut-être glisser un mot sur votre étude, à Anthony et toi ? me propose Raphaël, interprétant sans doute mon silence comme une manifestation de jalousie.

Je détourne enfin le regard des traits captivants de la journaliste pour observer mon ami. Toute trace de colère ou d'animosité a disparu de son visage. Il est sincèrement soucieux de me donner un coup de main vis-à-vis de ce projet sur lequel mon mentor et moi travaillons comme des acharnés. Sa prévenance me touche et enterre définitivement notre dispute. Toutes nos chamailleries s’achèvent en général ainsi, balayées par la sollicitude et l’affection réciproque. Raphaël a prouvé sa loyauté à maintes reprises. Les épreuves que nous avons dû affronter ensemble il y a longtemps nous ont soudés d'une manière irrévocable.

— Non, ce n'est pas le sujet. Anthony et moi allons traiter directement avec l'ARS. Profite de cet instant de gloire, tu l'as mérité. En plus, si ça peut aider les enfants et mettre en lumière tout ce dont ils auraient besoin, c'est une opportunité à ne pas refuser.

Raphaël sourit et range son téléphone. La disparition de la photo provoque en moi un sentiment de vide pour le moins absurde. Je n'ai néanmoins pas le temps de m'attarder sur ce moment d'égarement que mon ami reprend la parole.

— Je n'ai pas de séance avant onze heures. T'as du monde, toi ? Je refais du café ?

— Avec plaisir ! J'attends Madame Hassier, mais j'ai encore une dizaine de minutes devant moi.

Je me lève et lui emboîte le pas jusqu’à la salle de pause de notre cabinet commun. Là, sans un mot, la chorégraphie habituelle se met en branle : je sors la grosse boîte de grains, il installe le filtre dans l’antique appareil que nous avons dégoté dans une ressourcerie. Mêmes gestes assurés et parfaitement synchronisés, témoin d’un enchaînement maintes fois répété. Alors que le café passe, je balaie les lieux du regard avec autant de fierté que de satisfaction. Situé dans le IXe arrondissement, cet ancien appartement que nous avons fait rénover nous appartient depuis deux ans. Le salon fait désormais office de salle d'attente et les deux chambres, spacieuses, de bureaux. Nous disposons également d'une grande pièce qui jouxte la cuisine et dans laquelle nous recevons parfois des groupes de parole.

Alice aurait adoré.

***

— Merci et à la semaine prochaine, murmure Mme Alain en essuyant une dernière larme à l'aide d'un mouchoir en papier.

— À la semaine prochaine, rétorqué-je avec un sourire bienveillant.

La porte close, je regagne mon bureau et griffonne quelques notes sur la séance effectuée avant de replonger dans la demande de fonds à l'intention de l'ARS. Ce document, à rendre pour juin, n'est pas si évident que ça à rédiger. La concurrence est rude quand il s'agit d'argent. Bien que notre projet ait le mérite d’être novateur, la partie est loin d’être remportée. Depuis des semaines, Anthony et moi nous appliquons à l'argumenter le mieux possible à grand renfort de sources théoriques. Notre objectif consiste à prouver qu'une thérapie cognitive et comportementale réalisée dans les six mois après un épisode aigu de violence s’avère aussi efficace que la mise en place d'un traitement médicamenteux. Si nos recherches, pour lesquelles nous demandons un coup de pouce financier, confirment notre intuition clinique, alors nous espérons pouvoir obtenir, à terme, un remboursement des séances de psychothérapie par la Sécurité sociale.

Pris dans mes pensées, j'entends à peine mon téléphone sonner. Lorsque j’extirpe enfin l’appareil de ma poche, j’esquisse une moue satisfaite en avisant le nom qui s’affiche sur l’écran.

Léna.

J'ai beau avoir remis Raphaël en place avec ses insinuations inconvenantes, il a toutefois raison sur un point. Je n'ai pas baisé depuis trop longtemps.

— Salut, toi, susurré-je d'une voix rauque.

Le gloussement qui me parvient à l’autre bout du combiné me crispe instantanément. J’ai horreur de ce genre de réaction.

— Simon ! Cela fait belle lurette qu'on ne s'est pas vus ! Tu m'évites ?

Je comprends tout de suite le sous-entendu. Elle vérifie que personne n'a empiété sur son territoire, autrement dit « moi ». Ce comportement m'insupporte plus encore que ses bruits de pintade. Je n'appartiens à personne.

— Je suis très pris par mon projet, me justifié-je malgré moi.

— Ah oui, c'est vrai ! Ça avance ? me demande-t-elle.

Comme si tu en avais quelque chose à foutre !

— On peut dire. Bon, ce soir ?

Inutile de tourner autour du pot, on veut tous les deux la même chose. Je ne suis pas friand de relations sérieuses — je privilégie mon travail — pour autant, je n'ai pas non plus envie de sillonner les bars à la recherche de la première inconnue potable dans le but de, disons, me soulager. Je n'ai jamais apprécié ce genre d'hommes. Les coureurs, les menteurs, les hypocrites. Léna est la seule femme que je fréquente en ce moment et cet ersatz de liaison nous convient à tous les deux. Je ne lui ai jamais promis d’engagement plus précis qu’une nuit de plaisirs de temps à autre.

— Parfait, ronronne-t-elle.

Des frissons parcourent ma peau tandis que je me remémore les splendides courbes de cette grande brune aux yeux aussi noirs que l’encre de Chine.

— Chez toi ?

— Non, chez toi, imposé-je avec douceur mais fermeté.

Hors de question qu’elle pose un seul pied dans mon appartement. Dévoiler ce que je considère comme mon antre requiert un niveau d’intimité qui ne fait pas partie de notre accord initial.

— Bon, très bien, souffle Léna après un bref silence.

Son ton pincé trahit une amertume qui me laisse de marbre. Qu’elle se vexe si ça lui chante, je ne changerai pas d’avis.

— Alors à tout à l’heure. Vingt-deux heures comme d’habitude.

Sans attendre de réponse, je raccroche le téléphone. Un coup d'œil à ma montre m'informe qu'il est déjà presque vingt heures. Étouffant un bâillement, je décide de poursuivre mes investigations demain et rassemble mes affaires. Puisqu’il me reste deux heures à tuer, je vais aller courir. Je ne connais rien de mieux qu’une bonne foulée pour me décrasser la tête et le corps.

Tandis que je farfouille dans mon sac de sport à la recherche d’un jogging et d’un tee-shirt, la jolie journaliste de Raphaël s’invite à nouveau dans mes pensées. Je l’avoue, elle continue de m’intriguer. Je me demande sincèrement ce qu'elle a vécu pour arborer une telle attitude défensive.

Arrête d'essayer d'analyser tout le monde Simon. Tu sais ce qu'un comportement pareil dit de toi, n'est-ce pas ?

Je pince les lèvres. Bien sûr que je sais. Si je me trouvais face à moi à cet instant, j’affirmerais que me focaliser sur les autres, notamment les ravissantes rousses aux yeux verts, est le moyen idéal pour ne pas avoir à me concentrer sur ma propre part d'ombre.

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