Culpabilité muette

8 minutes de lecture

[Ori and the Blind Forest (Aeralie Brighton) – Ori lost in the Storm]

Quand le Destin s'en mêle,

A quoi sert de vouloir y échapper

Alors que s'y joint notre propre volonté.

La matinée fut terriblement rude. J'étais fatiguée, épuisée. Probablement que les quelques minutes de lecture de la veille au soir avaient été plus des heures. Je n'avais pas vue, ni sentie le temps passer. Mais ce matin là, la fatigue reprenait ses droits, et c'est avec très peu d'enthousiasme que je me suis levée. Je n'ai réussie à me nourrir que d'un ou deux gâteaux, je n'avais pas d'appétit. J'avais également dû rêver, mais encore une fois, je ne m'en souvenais pas. Et puis, tu traînais dans mon esprit, pas très loin, encore. Je n'avais pas oublié. Je n'avais pas réussie, pas encore. Cependant, c'était une nouvelle semaine, le week-end était passé et j'espérais partir sur de nouvelles bases. Je me suis persuadée de faire comme avant, de ne rien changer, de te parler et non de t'ignorer – car cela n'aurait probablement rien arrangé de mettre de la distance, et je pensais que nous aurions été deux à être blessés inutilement. Je tenais quelque peu à notre amitié naissante, et uniquement à cette seule amitié. Tu étais une bonne personne, et rare étaient les garçons comme toi, qui écoutaient et étaient sensible à ce qu'on pouvait leur dire.

La matinée s'est montrée quelque peu tranquille, je n'ai pas eu à faire grand-chose jusqu'à la pause café. Du coup, j'ai décidé de reprendre notre analyse des faits avec mon amie, celle à qui j'avais déjà envoyé mon récit racontant notre solstice. Je lui ai donc expliqué mon week-end, les détails malencontreux qui s'étaient enregistrés dans mon esprit, les paroles, les gestes, les rires. Et plus je lui racontais, plus je me demandais encore une fois si ce n'était pas moi qui rendait les choses plus compliquées qu'elles ne l'étaient. Cependant, il restait un détail qui n'était pas présent dans le récit : je ne ressentais rien, pas une once d'amour pour toi, juste de l'attirance physique. Et je ne voulais pas profiter de la situation. J'en étais capable, je le savais, et je me sentais coupable de cela. En parler me donner l'impression, au moins, de me soucier de cette culpabilité, et de tenter d'y remédier. Mais aux dires de mon amie, j'avais l'impression plutôt d'empirer les choses. Lorsqu'elle me demanda – car il fallait bien que cela arrive au bout d'un moment – si je n'étais pas réellement intéressée par toi, je lui ai répondu tristement que non, même si tu me plaisais physiquement. Pourquoi tristement ? Cela aurait dû m'arranger, me déculpabiliser, m'empêcher de me soucier de cette situation. Pourquoi ne pas simplement te mettre un vent si, un jour du moins, tu décidais de te lancer (ce que je redoutais par dessus tout) ? Pourquoi ne pas faire comme toutes ces filles qui répondent « non » à une demande ?… Parce que je ne me pensais pas comme toutes ces filles, peut-être. Je ne voulais pas être comme elles – rectification, je n'étais pas comme elles. Je ne voulais pas te faire souffrir, tu n'étais pas le genre d'homme à le mériter. Je n'aimais pas l'idée de faire souffrir une personne qui était susceptible de m'aimer. C'était probablement une logique étrange pour les autres, mais pas pour moi : je préférais souffrir à la place des autres, mais pas faire souffrir les gens qui m'entourent – d'autant moins ceux qui m'aiment, quelque soit la forme d'amour possible. Mais il y avait mon aimé, et je ne voulais pas le faire souffrir non plus, lui aussi ne le méritait pas, pas à mes yeux. Et je n'aimais pas l'idée, qu'une fois de plus, je puisse être la femme « qui trompe », la femme qui fasse l'erreur, celle qu'on pourrait pointer du doigt. Je ne pouvais pas me le pardonner une seconde fois.

Ce fut donc d'un air triste, fatiguée et morose que je suis descendu boire le café avec nos collègues et toi – j'en avais bien besoin, en réalité. L'atmosphère chaleureuse et légère me redonna du baume au cœur. C'était pour cela que je venais à chaque fois aux pauses café, pour cette ambiance, cette petite pause matinale où je pouvais voir tous mes collègues, et toi aussi, mais également les autres stagiaires, et faire connaissance avec certains. Je me sentais normale dans ce genre de moment. Quoi que mon petit côté geek ressortait quelque peu, car il n'y avait qu'avec toi que je parlais de jeux vidéos, et de tout un tas d'autres choses qui n'auraient probablement parlé à personne. Mais c'était surtout avec toi que j'étais la plus proche, au point de t'embêter, de te chatouiller, devant eux, sans honte. Pas très professionnel comme comportement, mais je n'avais rien à me reprocher. Je pouvais bien être enfantine aux yeux des autres, je savais ce que je valais au travail, et ils le savaient également depuis le temps. On ne me fit donc aucune remarque, même si les regards étaient attirés, curieux. Mais ce n'était que de la complicité, rien de plus, des rires et des sourires innocents, n'est-ce pas ? Et ce sont ces rires et sourires innocents qui me permirent de retrouver ma bonne humeur malgré mes maux d'estomac, ma fatigue et des côtes douloureux – dont je découvrais tout juste l'existence, avais-je trop ri durant tout le voyage de la veille ? Quoi qu'il en soit, je n'avais pas assez mangé depuis deux ou trois jours, et le café ramenait de l'acidité, n'arrangeant probablement rien à mes douleurs. Mais la faim n'était pas là, mon appétit s'était envolé, remplacé par mes soucis et mes sombres pensées.

Toutefois, ce fut presque rassurée que je suis remontée dans mon bureau. Quoi que, pour un temps seulement. Car très vite, l'un de mes collègues me proposa quelque chose pour le lendemain. En fait, cela faisait longtemps que j'attendais cela : le marquage des saumons, et le relâché de ceux-ci dans la rivière. Ayant apparemment besoin d'aide, mes collègues m'ont proposé de participer. Ce que j'ai évidemment accepté avec entrain et enthousiasme – n'ayant pu jusqu'ici, pas y aller, étant donné qu'ils préféraient apparemment des hommes, capable de porter des charges lourdes, et non une petite crevette comme moi. Je ne me rendis pas tout de suite compte de ce que je venais d'accepter. Mon collègue me précisa ensuite que je devais m'entretenir avec toi pour le départ. Ah… Je n'avais tout simplement pas fait attention qu'il avait précisé ton nom. Mon moral en prit de nouveau un coup, et ce fut en serrant les dents que je suis remontée à mon bureau – qu'avais-je fait ? Voilà un autre problème qui venait à ma rencontre, une autre situation incongrue et gênante. Nous allions carrément passer toute une journée ensemble, et peut-être même deux. Pourtant, je n'avais pas de quoi stresser, nous avions passé une bonne matinée, entre amis, à discuter. Soit, notre complicité avait refait surface en un rien de temps, mais il n'y avait pas de quoi paniquer pourtant : nous n'allions que travailler, rien de plus. Je me suis dis que c'était dû à la fatigue.

Cependant, j'en ai tout de même parlé à mon amie, espérant être rassurée, lui expliquant la situation, ce qu'il venait de se passer. Je n'aurais pas forcément dû, me sentant d'autant plus coupable, et retrouvant ma morosité antérieure et ma culpabilité. Nous étions d'accord sur un point : je ne devais te donner aucun espoir, aucune chance. Mais comment était-ce possible de te briser le cœur en gardant notre amitié intacte ? Impossible. Je le savais pertinemment, et je m'en voulais déjà. Le précédent ayant eu le cœur brisé ne s'en remettait toujours pas. Et je m'étais sentie coupable pendant des mois durant car, malgré un amour non-réciproque au départ, j'avais appris à l'aimer peu à peu. J'avais peur de réitérer cette même erreur avec toi. J'apprenais à te connaître, même si ce n'était que la surface de ta personnalité, peut-être était-ce déjà de trop. J'hésitais désormais entre mon devoir et mes valeurs.

Peu importait pour le moment, j'avais un travail à faire. Ne jamais confondre vie professionnelle et vie privée, je comptais bien m'y tenir. Il était question de mon diplôme, et je n'allais pas laisser une amourette – ou quoi que ce soit d'autre – me priver de cette victoire dans ma vie. C'est pour cela que j'ai tout de même communiqué, j'ai tout de même bavardé. Tout d'abord à la pause du repas, t'expliquant que tu étais convié au marquage – qu'apparemment personne ne te l'avais dit – mais également que nous devions partir ensemble, tôt, car il y avait bien une heure de route. Tout d'abord surpris, tu as acquiescé et m'a demandé les informations que j'avais déjà : le lieu, si nous avions une voiture de fonction de disponible, si j'avais regardé la durée du trajet, qui devrais conduire. Cette fois, le repas resta quelque peu calme. Après avoir communiqué les informations que je devais, j'ai préféré écouter les discussions plutôt que de participer. Je n'étais pas froide, mais plutôt distante et pensive – et surtout très fatiguée. J'écoutais sans vraiment comprendre ce que les gens racontaient. Je n'accordais mon attention qu'à une chose : ta présence à côté de moi. Mon stress n'en était que grandissant.

Le reste de la journée ne fut pas plus reposante. J'ai tenté de travailler avec le peu que j'avais à faire, m'occupant l'esprit comme je pouvais. Ce n'était pas facile. J'étais tourmentée. Non, tu me tourmentais. Cette situation n'étais pas simple. En amour, rien n'était jamais simple. Avant de partir du travail, je ne sais pas pourquoi, mais je suis retournée te voir pour avoir confirmation de l'heure de départ. Pourquoi étais-je venu te voir dans ton bureau ? Peut-être parce que j'avais peur d'être en retard le lendemain. Ou peut-être pour vérifier que ce n'était pas un cauchemar qui se profilait à l'horizon.

Ce soir là, je suis allé marcher au bord de l'eau pour réfléchir, calmer le maelstrom de mon esprit, en vain. Même écouter le clapotis de la rivière, le vent dans les feuillages et regarder le courant dériver à mes pieds ne calma pas mon stress. Cela commençait à me rendre malade, je le savais, je le sentais, j'espérais que cela n'empirerait pas. Mais je savais bien que c'était faux.

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