Chapitre 10 : Adriana
« Bonjour à tous, annonce une petite voix, je m’appelle Marie, j’ai onze ans et j’ai un strabisme divergent depuis mes trois ans. »
La faiblesse et l’irrégularité de l’intonation de ces paroles m’indiquent sans aucun doute qu’il s’agit d’une petite fille qui vient de se présenter. Elle me semble timide, et parle lentement, avec beaucoup d’hésitations, comme si elle récitait un poème devant toute une classe. Sans laisser le temps au tuteur Hugo de reprendre la parole, une seconde fille débute sa présentation, suivie d’une troisième. Fanny, treize ans, daltonienne achromate, et Pauline, douze ans, photophobe.
Avant que les membres du groupe ne puissent absorber les informations qu’ils viennent d’entendre, les présentations s’enchaînent rapidement, tel un réflexe. Les prénoms sont prononcés trop vite, tout comme leur âge et leurs problèmes, si bien que je n’ai pas le temps d’y assimiler leur timbre de voix. J’ai cependant eu le temps de retenir la personne suivante, car elle parle lentement et d’une intonation caractéristique.
« Je m’appelle Jean, j’ai eu soixante-cinq ans hier, je crois… C’était hier ? Vous êtes tous si jeunes, ça me fait me sentir encore plus vieux, et plus fragile. J’espère que ce Programme est vraiment fiable parce que…
- Merci, Jean, de vous être présentés. Léane, c’est à ton tour. »
La dénommée Léane prend le temps de répondre. Est-ce qu’elle réfléchit ? La première impression est la plus importante. Peut-être hésite-t-elle tout simplement ? En tout cas, je n’ai pas entendu sa voix une seule fois. Nous avons attendus une petite minute, puis Hugo a pris la parole.
« Léane a dix-neuf ans et elle faisait du piano. Elle a eu un accident il y a un an qui l’a rendue sourde. Vous pouvez communiquer avec elle par la langue des signes si besoin, ou passez par moi. Bien, à ton tour, Adriana. »
Je n’ai pas le temps de réfléchir ni de m’apitoyer sur les autres, nous sommes tous réunis ici pour obtenir la même chose. Se présenter, ce n’est pas si compliqué, je l’ai fait des milliers de fois pendant mes entretiens.
« Bonjour, je m’appelle Adriana, je suis mariée et mère d’un fils de six ans. Il y a sept ans, j’ai eu un accident et j’ai perdu la vue. Aujourd’hui, je m’occupe principalement de mon fils, même s’il sait très bien se débrouiller seul et peut même s’occuper de moi.
- Merci. Maintenant que vous vous êtes tous présentés, je vais vous distribuer les coordonnées de chacun. Ainsi, vous pourrez vous joindre quand l’envie vous en prend, ou si vous êtes dans le besoin. Je sais que vous n’êtes pas habitués à la vie ici pour le moment, mais ça viendra. Ce groupe sera votre deuxième famille, sentez-vous libre de communiquer librement entre vous. Moi, je ne suis qu’entremetteur au besoin. Bien. Quelqu’un a des questions ? »
Le silence pesant emplit la salle. Je suis sûre que plusieurs paires d’yeux se perdent sur les visages encore timides. Chacun tâte pour déterminer qui osera parler en premier. Moi, je ne ressens pas cette pression. Je n’ai rien à dire, alors j’attends. Les autres, en revanche, voient qu’ils sont jugés, et observés. Ils sont sûrement mal à l’aise.
Contre toute attente, Jean, le grand-père, rompt le silence.
« Moi j’ai une question, commence-t-il avec embarras.
- Je t’écoute.
- Qu’est-ce qu’on fait ici, déjà ? »
* * *
Je meurs de faim. Les horaires de repas ici ne sont pas ceux dont j’ai l’habitude. Je suis obligée de patienter encore trente minutes avant de pouvoir me remplir la panse, sans compter le temps de trajet. Je me repère sur la carte sculptée ressemblant à un jouet pour enfant, mais j’ai encore du mal avec le braille. Pour occuper mon temps libre, je devrais prendre des cours. En contrepartie, je dois réfléchir à quelle discipline je pourrais enseigner.
Je suis douée avec mes mains, le seul problème étant que je n’en vois jamais le résultat. Cependant, je sais encore comment manier les couleurs. Des cours de dessin ne seraient pas aisés, je ne pourrais donner aucun conseil particulier à mes élèves. Des cours de massage, peut-être ? Non, je n’ai aucun talent dans cette discipline. Travailler en cuisine serait une bonne idée, j’ai les capacités, mais pas la rapidité nécessaire pour le self.
Le responsable avait raison, à la réunion, la situation des aveugles est compliquée. Perdre un sens est un gros handicap, mais je ne me laisserai pas abattre. J’espère au moins que tout ça en vaut vraiment la peine. Peut-être que je devrais demander à un enfant de me guider, ou un chien, pourquoi pas ? Cela me ferait gagner un temps considérable sur mes déplacements. Bon, après tout, ce n’est pas comme si j’étais pressée.
Alors que j’ouvre la porte pour sortir de ma chambre, je me retrouve nez à nez avec une inconnue. Nez à nez, ou plutôt crâne contre crâne, car j’ai entendu un bruit sourd, puis la douleur s’est fait ressentir au niveau de mon front. Après quoi l’inconnue commence à gémir, mais je suis incapable de reconnaître sa voix, je peux seulement dire qu’il s’agit d’une femme. Est-ce que je connais cette personne ?
Je ne vois pas son visage, évidemment, mais je ressens comme une pointe d’hésitation, un fond lourd d’atmosphère. Elle se fait si discrète que j’en ai presque l’impression d’être seule dans le couloir. Je tente tout de même de briser la glace.
« Tout va bien, je ne t’ai pas fait mal ? »
Je tends les mains face à moi, mais je ne trouve rien d’autre que de l’air et mes bras plongent dans le vide. J’ai cru ressentir un léger courant d’air, mon interlocutrice a-t-elle fait un pas en arrière ? A-t-elle peur de moi, ou est-elle simplement timide ? En tous les cas, elle n’a pas envie de me parler, apparemment. Mais alors, que faisait-elle devant ma porte ?
C’est à ce moment qu’elle attrape fermement ma main et m’entraîne vers le noir. Est-elle ici pour m’emmener au self ? Je n’ai rien demandé, mais face à une telle motivation, je me suis laissé faire. Son rythme de marche est rapide mais régulier, j’en déduis qu’elle sait parfaitement où elle se rend, et elle veut absolument que j’y sois avec elle. Après quelques longues minutes de marche dans l’inconnu, la pression sur mon poignet se relâche, et je m’arrête brusquement, de peur de foncer dans un mur. L'air frais qui me picote le nez m'indique que nous sommes à l'extérieur.
« Hum… Dis-moi, tu nous as amenées au self, n’est-ce pas ?
- Non ! »
Je sursaute face à ce cri soudain. Etonnamment, cette petite sait comment parler, mais elle est incapable de doser son intonation. Est-ce la petite sourde de mon groupe de soutien ?
« Léane, je suppose. Que se passe-t-il ?
- Répète. »
Les mots qu’elle prononce sont saccadés, comme si chaque syllabe était une véritable épreuve pour ses cordes vocales. Après tout, son seul moyen de m’entendre est de lire sur mes lèvres. Je décide de répéter mes paroles, lentement, et en articulant. N’ayant aucun moyen de savoir si Léane a compris, j’attends sa réponse.
« Vous savez lire ?
- Oui, je pouvais, j’hésite en cherchant le but de cette question. »
Puis, le silence. Ne rien voir est inquiétant, mais ne rien entendre est extrêmement oppressant. J’entends quelques bruissements. Je sais que Léane bouge, mais je suis incapable de deviner ce qu’elle fait. Un instant plus tard, sa main est de nouveau sur la mienne, et m’entraîne soudainement vers le sol. A ma grande surprise, mes doigts frôlent des petits cailloux, que j’esquive de justesse. Léane appuie plus fort sur ma main, et les cailloux touchent ma paume.
Il me faut une intense réflexion pour comprendre ce qu’on attend de moi. Leur disposition forme une lettre que je reconnais immédiatement. Puis, Léane décale ma main sur la droite, où je lis une autre lettre. Petit à petit, je dépeins la phrase « désolée votre agression ». Etonnée, je ne fais pas immédiatement le lien.
« De quoi est-ce que tu parles ?
- J’ai vu. Désolée, me répond-elle simplement avant de faire demi-tour et de reprendre son rôle de guide. »
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