Chapitre 19 : Adriana
Quand je me suis réveillée, il était encore très tôt, mais j’avais beau me tourner et me retourner dans mon lit, le sommeil ne me regagnait pas. Alors, je me suis levée et j’ai pris mon téléphone pour vérifier les nouvelles et la météo. GPS s’était lui aussi réveillé, sans doute à cause du bruit. Il m’a automatiquement apporté ma brosse à cheveux et un soutien-gorge, une petite attention qui m’a fait rire. Maintenant que je suis bel et bien éveillée, je me dis qu’une petite promenade ne peut pas me faire de mal. Et pourquoi pas même un footing ? Après tout, il n’y a pas grand monde dehors, à cette heure-là.
Une fois changée, je me dirige vers la porte, et je cherche la laisse accrochée au porte-manteau. GPS aurait pu me l’apporter, mais il faut bien que je fasse quelques trucs par moi-même. Lorsque mes mains touchent finalement la porte, mon pied heurte quelque chose. Je me penche et découvre une enveloppe renfermant un objet mystérieux. Au toucher, j'en déduis qu'il s'agit d'une clé USB. Intriguée, j’allume mon ordinateur et révèle le contenu de la clé. J’essaie de ne pas parler trop fort, mais cet ordinateur n’est pas très efficace, et je dois répéter plusieurs fois avant de pouvoir ouvrir le message audio.
« Bonjour, Adriana. Votre présence a été d’une grande aide lors de votre première mission au self. Si vous le souhaitez, nous vous proposons d’y retourner plusieurs fois par semaine, en fonction de votre emploi du temps et de la demande. Si vous acceptez, voyez avec le chef Jules, il vous annoncera les différents postes que vous occuperez. Sachez qu’une mission répétée quotidiennement est plus lucrative qu’une mission occasionnelle. Bonne journée. L’infirmier Martin. »
Ne pouvant contenir l’excitation d’accélérer le processus pour mon opération, je décide de l’évacuer en commençant enfin mon jogging matinal.
* * *
Aujourd’hui n’est pas une journée très chargée. Je n’ai pas été appelée pour le service ce midi, et je n’ai que deux cours cet après-midi. Le premier était un cours de braille, et je viens d’en sortir. Ce vieux professeur ne devrait même plus avoir le droit d’exercer, qui l’a donc choisi ? Si je peux enseigner la poterie, le Programme peut tout à fait trouver quelqu’un de compétent ! Enfin, passons. Il me reste un cours auquel je me suis inscrite hier : le morse. J’ai déjà eu quelques leçons sur mon super disque dur de divertissements, mais c’est loin d’être suffisant. Et puis, qui sait, ça peut toujours servir. Après tout, ce n’est rien de plus qu’un autre alphabet à apprendre.
On m’a renseignée une salle pour ce cours, et elle se trouve de l’autre côté des locaux. Mieux vaut passer par le parc : je percuterai moins de monde, et il fait bon. J’ai demandé à GPS de m’emmener au bâtiment D, mais j’ai l’impression que celui-ci marche un peu au hasard, comme si son attention était détournée à chaque nouvel élément perturbateur. Je lui fais confiance, et je continue de le suivre, mais voilà que je suis toujours dans le parc après cinq bonnes minutes de marche, alors que je devrais déjà avoir atteint l’autre extrémité de la cour. Pourtant, je n’ai pas tourné en rond, donc GPS m’a guidée ailleurs.
Ailleurs, mais où ? Je ne sens plus de vent frais dans ma nuque, ni la chaleur des maigres rayons de soleil parvenant à se faufiler, et surtout, aucun son de dialogue. Dans une cour, les gens papotent, et pourtant, là où je me trouve, personne ne parle.
« GPS ? Où on est mon grand ? je demande en m’accroupissant pour caresser mon chien. »
Alors que je pose ma main sur sa nuque, celui-ci se retourne brusquement et me plaque au sol. Je réussis à retenir un cri. Si je suis dans un local interdit et que je suis entendue, je risque d’avoir des ennuis, ou de ne plus revoir GPS un certain temps. Ce dernier est toujours affalé sur moi, et ne compte pas me laisser me relever. Je commence à chuchoter, je lui demande de se lever, je tente de sortir un biscuit de ma poche, mais j’ai le bras trop court. Plus j’essaie de chuchoter, et plus GPS trouve une nouvelle technique de me faire taire. Lorsqu’il décide de me lécher les lèvres, je les ferme hermétiquement et laisse tomber ma tête sur le sol recouvert de neige. Je sais que ces chiens sont très bien dressés, il a sûrement détecté quelque chose. Mais quoi ?
Au bout d’un certain temps, GPS se lève enfin. J’ai à peine le temps de reprendre ma respiration que je suis tirée en avant jusqu’à un mur. Je lève la main pour explorer la zone, mais je me retrouve avec la tête d’un chien sur le bras. Accroupie au pied du mur, j’attends. C’est très calme autour de moi, à part la respiration de GPS. Et finalement, il se passe quelque chose. Derrière moi, dans la pièce, une porte claque. Je sursaute. Je ne reconnais pas la voix, mais elle est forte et compréhensible. Puisque je suis ici, je focalise mon attention sur la scène. La façon de parler de cet homme me fait froid dans le dos, avec son air menaçant et supérieur. Il n’est pas tout seul. Je ne sais pas avec qui il discute, mais il a l’air assez énervé. Je ne reconnais pas non plus le timbre de son interlocuteur. Ces deux-là ont une discussion bien animée. Je colle mon oreille contre la paroi froide, ainsi, je parviens à repérer la plupart des mots :
« Tu ne peux pas continuer comme ça, et tu le sais ! gronde l’inconnu. Un jour, tu vas tomber dans un pétrin dont tu ne pourras pas sortir, et ne comptes pas sur moi pour venir t’aider !
- Du calme ! Du calme, tente l’autre d’une voix plus basse. Je sais ce que je fais, et je me suis fait un sacré paquet de fric. Ces imbéciles d’estropiés ne se doutent de rien, et ils font tout ce que je leur dis.
- Tu crois vraiment que tu vas pouvoir continuer tes magouilles comme ça, que personne ne le découvrira jamais ? Tu risques carrément de faire couler le Programme avec tes putains de missions illégales ! Et en plus, ce sont les jeunes qui sont en danger. Toi, tu as juste à conduire une bagnole. Sérieusement ! »
A ce moment-là, une tasse se brise violemment sur le carrelage. Le plus calme ne parvient plus à retenir sa colère, alors il sort le grand jeu. Je n’entends pas tous les mots, mais il y a principalement des insultes envers l’homme qui tente toujours de le raisonner. Soudainement, un prénom est évoqué, un prénom que j’aurais préféré ne pas entendre. Je me concentre de nouveau pour distinguer toute la phrase.
« Et Léane ? Elle est un peu rebelle, tu n’as pas peur qu’elle te dénonce ? demande celui qui fait les reproches, visiblement sincèrement inquiet.
- Cette gamine ? ricane le menteur. Elle fait tout ce que je lui dis, et je fais en sorte que sa colère et sa jalousie restent bien présentes, ne t’inquiète pas pour elle. Elle est courageuse et prête à tout, elle n’aura pas peur du danger.
- Du danger ? Parce que tu prévois des missions encore plus dangereuses que celles-là ? Tu vas voir, ça se finira très mal pour toi ! s’énerve l’autre, avant de tourner les talons et de claquer la porte. »
L’homme reste seul dans la pièce. Il me semble l’entendre soupirer et se baisser pour ramasser les morceaux de la tasse cassée. Puis, il ne bouge plus. Il continue de soupirer longuement, comme une plainte silencieuse, ou un stress maladif. Je dois à tout prix déguerpir d’ici. Comme si GPS avait ressenti ma détresse, il part à toute vitesse en prenant soin de passer entre les buissons.
Je dois trouver Léane, et au plus vite. J’essaie de l’appeler, mais je crois que mon téléphone a trop refroidi, il ne comprend pas mes ordres vocaux. Je ne connais pas son emploi du temps, et je ne peux pas parcourir tous les locaux du Programme. Je ne peux pas non plus aller voir un des responsables, ou un infirmier, déjà parce que je n’ai pas de preuves, mais en plus, personne ne me croirait. Ces deux hommes sont certainement des infirmiers, car personne ne peut se promener librement dans les locaux de cette manière.
Je crois que, cette fois-ci, je tourne en rond. Je suis toujours à l’extérieur, et l’air s’est refroidi, mais je suis tellement agitée que j’ai presque chaud. A deux reprises, j’ai failli perdre une dent contre le tronc d’un arbre. GPS est à côté de moi, tel un chien ordinaire suivant son maître.
Finalement, je n’ai pas eu besoin de chercher Léane, car c’est elle qui est venue à ma rencontre. Je devais avoir l’air paniqué, parce qu’elle est venue me voir, sa main sur l’épaule, et a prononcé mon nom. Je sais combien elle n’aime pas parler, elle préfère utiliser son petit carnet. Malheureusement, cette option ne fonctionne pas pour moi. C’est très difficile de communiquer entre nous deux, et encore plus aujourd’hui. J’ai tellement de choses à dire que je mélange les mots, les phrases, je fais des grands gestes et je ne sais même pas si Léane se trouve face à moi.
Je l’entends gémir, elle est déboussolée, et elle ne comprend rien. Dans la panique, je reste plantée là, ne sachant que faire. J’aimerais la serrer dans mes bras et lui dire que je m’inquiète pour elle, et d’un autre côté, j’aimerais lui crier dans quelle situation dangereuse elle s’est fourrée. Malgré tout, je ne peux pas la prévenir. Je pousse un long soupir. Je vais encore avoir besoin d’une aide extérieure.
Alors que j’ai abandonné l’idée de la gronder, Léane me prend la main, comme pour me dire « je comprends. » Mais tu n’y es pas, Léane, tu es loin d’imaginer tout ce que peut te faire faire ce Lucien. Soudain, une idée me vient. J’ai retenu quelques lettres du morse, et elles me suffisent à écrire le mot dont j’ai besoin. Comme si c’était naturel, je retourne sa main et tapote sa paume avec mon index. Lettre après lettre, j’épelle le mot « Danger », en espérant de tout cœur que le message soit reçu.
Puis, je me rends compte, pourquoi Léane connaîtrait-elle une seule lettre de morse ?
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