Chapitre 34 : Léane

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La chaleur est étouffante et je suffoque. Allongée sur un modeste lit composé d'un matelas déchiré et d'un drap sale, je fixe le plafond dans l'espoir d'y trouver un peu de réconfort. Mon corps mouillé par la sueur s'emmêle dans le tissu qui me recouvre et impossible de rester dans une même position plus de quelques minutes d'affilées.

Nous sommes en Espagne depuis plus d'une semaine qui me paraît être plus d'un an. Dès notre arrivée, Chris nous a installés dans un appartement ravagé par la moisissure, envahi par les insectes mais d'une discrétion non négligeable. Dans ce quartier plutôt pauvre, notre studio se fond si bien dans la masse que nous passons inaperçus.

Dès le lendemain, nous avons dû nous adapter à un nouveau rythme plus soutenu, et apprendre à nous déplacer dans une ville inconnue. Il m'est arrivé de faire une journée de trajet pour une seule livraison.

Malgré ce nouveau quotidien épuisant, nos gains sont de plus en plus maigres. A la base, Chris touchait une petite partie de nos recettes. Puis, arrivés en Espagne, sa part du revenu est devenue si importante que Rose a cherché en premier lieu à protester. Elle est allée le voir chez lui, à quelques rues de chez nous, et est revenue avec un filet de sang sur le visage, et l’œil enflé.

C'est par la terreur que Chris nous maintient dociles. Nous en avons bien conscience. Tout comme nous savons que se dégager de ces sables mouvants va devenir de plus en plus compliqué si nous végétons ainsi et n'agissons pas. Mais notre marge de manœuvre est mince…

Rose, Violette et moi avons arrêté de parler. Nous nous croisons dans l'unique salle de l'appartement comme des fantômes qui traîneraient de lourdes chaînes derrière eux. Nous sommes redevenues ces inconnues que nous étions au premier jour. Je soupçonne toujours Rose d'être à l'origine de la perte de mon argent. Je revois son sourire mesquin. Il m'apparaît dans mes cauchemars, entre deux instants de rêves dans lesquels je suis ligotée et jetée dans un avion direction un obscur pays étranger.

Cependant je ne peux rien faire. Le peu que je gagne depuis notre départ de France, je le garde avec moi, dans un sac que j'ai trouvé dans une poubelle le premier jour. Malgré tout, je n'imagine pas un seul instant, avec ce que je gagne par jour, pouvoir obtenir suffisamment pour une opération. Il me faudrait des années…

Nous avons bien compris que les promesses de Chris n'étaient que des mensonges bien dissimulés sous une épaisse couche de sourires répugnants. Nous n'avons plus beaucoup d’options, la plupart des chemins possibles étant maintenant condamnée. Il ne nous reste plus que cet espoir de révolte si spécifique à des jeunes filles encore croyantes et dont la volonté n'est pas encore brisée. Évidemment, il y a un fossé énorme entre la pensée et la réalisation. Plus nous attendons, plus notre révolte va devenir complexe, voir irréalisable.


Cette nuit, comme chaque fois, je ne parviens pas à trouver le sommeil, et je rêve éveillée à des plans d'évasions romanesques. Qu'il fait chaud… Mes paupières s’alourdissent malgré ça. Elles papillonnent. La fatigue remporte enfin le combat sur la peur. Puis vient un moment où je n'ouvre plus les yeux, et je crois bien que je m'endors.

Du moins, je me réveille lorsque le portable sans carte SIM que m'a prêté Chris vibre sous mon ventre. Combien de temps ai-je dormi ? J'enfile une tenue que l'on m'a confiée à notre arrivée. Très basique, elle a pour but de nous rendre invisible dans la foule. Sans prendre le temps de me regarder dans le miroir ou juste de manger un peu, j'attrape ma casquette qui cache mon visage et sors de l'appartement de ce pas saccadé et rythmé que j'ai appris à adopter pour accélérer ma marche.

Dehors, je marque une pause : Le soleil n'est pas même levé, le ciel bleu nuit se dégrade en un rose pastel très agréable qui trace une ligne à l'horizon. Si je lève la tête, je peux voir quelques étoiles qui persistent à se dévoiler jusqu'à la dernière seconde. Le vent qui souffle dans mes cheveux me chatouille la nuque, mais apporte un certain soulagement sous cette chaleur pour le moment encore supportable.

Ni une, ni deux, je rabats ma casquette devant mes yeux par réflexe et me rends jusqu'à notre point de rendez-vous habituel.

* * *

Aujourd'hui j'ai été assignée au vélo. Je n'ai qu'une seule, mais très importante, livraison à effectuer. Je pédale de toute mes forces. Efficacité est le mot d'ordre de Chris et de cet espagnol pour qui il semble travailler. Un homme qui a loué nos services mais qui ne s'est jamais officiellement présenté.

Arrivée au lieu d'échange, je descends de mon vélo que je pose brutalement contre un mur. Je vérifie l'adresse, puis m'engage dans une ruelle. Des allées obscures, insalubres et isolées comme celle-ci, j'en ai vu des vingtaines depuis que j'ai commencé à travailler pour Chris. Aussi je m'avance tranquillement jusqu'au cul de sac qui est sans nul doute le lieu de transaction.

Je ne l'entends pas, mais mon client arrive derrière moi. Je le devine à l'ombre menaçante qui se dessine. Lorsque je me retourne, j'aborde ce sourire poli mais simple que j'adopte comme on me l'a conseillé pour être respectée. Je ne vois pas la gifle arriver, mais je sens la douleur cuisante qui me traverse le visage de l’œil droit à mon menton et je m'écroule par terre.

Une pluie de coups s'abat sur moi, une déferlante de violence qui m'arrache des cris de douleur. Entre deux coups de pieds, par un pur réflexe instinctif, et par un heureux hasard, j'attrape la jambe de mon agresseur. Ce dernier trébuche et j'ai l'occasion de me relever en tenant mon ventre, mes entrailles me brûlant comme chauffées à vif.

La carrure de l'homme qui m'a attaqué m'arrache un gémissement. Ses épaules carrées, ses muscles saillants, et son visage taillé dans du marbre ne me laissent qu'une seule option : la fuite.

Je remonte mon sac à dos sur mes épaules et me précipite dans l'allée dans l'espoir d'atteindre l'artère principale, et une potentielle aide d'un passant généreux et courageux. Je n'ai pas le temps de faire trois pas que le colosse m'attrape par le sac, me freinant brutalement dans ma course. Dans le mouvement, il me tire en arrière et me voilà de nouveau au sol.

Je recule sur les fesses en implorant du regard le titan, mais ses yeux me lancent des éclairs et je comprends qu'il n'a pas apprécié mon coup fourbe qui l'a fait s'écrouler.

« Donne-moi ton sac, articule-t-il de façon saccadée, probablement plus par colère que pour que je comprenne.

– Je vous en prie, sangloté-je en m'écartant. »

Pour toute réponse, j'ai le droit à un coup de pied au ventre qui me fait rouler sur deux mètres. La souffrance m'ôte des pleurs que je ne parviens pas à contenir. Ma première réaction serait de donner mon sac et de partir sans demander plus, mais je risque gros en retournant voir Chris sans argent. Je me relève, les jambes tremblantes. Je dois m'enfuir ! Mais désormais l'agresseur est entre moi et la rue qui débouche à l'avenue centrale.

Il ne me reste plus qu'une solution. Je sors de ma poche intérieure un minuscule couteau brillant.

« Ne l'utilise qu'en dernier recours, c'est compris ? a insisté Chris la jour où il me l'a confié. »

Je me jette sur l'individu et brandis mon couteau, mais avec adresse et précision, il évite mon attaque et enchaîne avec un coup de coude au ventre qui me fait lâcher mon arme. Je m'écroule à genoux et crache des filets de sang. Je sens l'effort de l'homme pour m'enlever mon sac, mais je croise les bras sur ma poitrine ce qui rend sa tâche compliquée. Pour parfaire son travail, il m'assène un dernier coup si violent à la tête que raisonner logiquement me devient impossible et il m'arrache mon sac sans aucun souci. Ma tête me tourne et il m'est impossible de me relever. Tout tourne. Tout tourne... Je m'allonge pour essayer de retrouver l'équilibre car tout tangue. Je ferme les yeux, et finalement je sombre dans un monde flou et sombre.


A mon réveil, la chaleur est à son apogée, et le retour à la réalité est dur… Des haut-le-cœur me font vomir une bile acide qui me brûle la gorge. Bon sang, combien de temps s'est-il écoulé ? La raison me revient, et je me redresse difficilement, les muscles tétanisés par la douleur. Je boite jusqu'à mon vélo et m'appuie contre le lampadaire d'à côté. Je laisse quelques larmes perler à mes yeux en réfléchissant à quoi faire. Au fond, la raison ne m'est peut-être pas revenue car je décide de retourner voir Chris.


« IDIOTE ! beugle Chris en signant brutalement.

– Je n'ai rien pu faire, rétorqué-je en grimaçant.

– Tant pis pour toi, Léane, tu ne me laisse pas le choix.

– Comment ça ? murmuré-je.

– Je ne peux pas laisser passer ça… Je dois punir ça.

– Mais je n'y suis pour rien ! m’écrié-je.

– Tu ne comprends pas, je n'ai pas le choix. Je ne peux pas montrer un seul signe de faiblesse ! Écoute, continue-t-il plus doucement, je vais t'envoyer dans un motel pas très loin. Je dirai à nos employeurs que je t'ai envoyée dans un autre pays pour l'exemple. Ils ne chercheront pas plus loin et lorsque nous devrons quitter l'Espagne je viendrai te chercher.

– Comment ça « lorsque nous devrons quitter l'Espagne » ?

– Oui, oui, je vais faire ça, ajoute-t-il plus pour lui. Prépare tes affaires, tu pars cette nuit. »

Sans un mot de plus, Chris me raccompagne jusqu'à notre studio. Tandis que je regroupe mes maigres possessions, je réalise que je suis désormais dans ses engrenages maléfiques jusqu'au cou. Non, je suis totalement immergée, et je me noie.

Trois heures plus tard, après un examen médical peu officiel, me voilà dans un piteux motel d'une petite route de campagne. Mes bras et mon ventre sont parcourus de larges tâches violacées et la douleur est si intense que je ne trouve pas le sommeil. J'ai deux côtes cassées, des doigts brisés, et de nombreuses et importantes contusions. Lorsque je me rends aux toilettes, mon urine est également rouge. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous rendre jusqu'à un hôpital. Aussi, devrai-je faire preuve de discrétion, de patience, et attendre le rétablissement naturellement.

La lune brille à travers la vitre qui n'a pas de volets. Mes rêves sont hantés par des images de mon agresseur, et la souffrance me paraît à chaque instant plus intense.

Je souhaiterais ne plus jamais me réveiller.

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