Chapitre 35 : Adriana
« Tu es sûre que c’est ici ? me chuchote Charles, accroupi à mes côtés.
– Non, Charles, évidemment que je n’en sais rien, je réponds sans dissimuler mon agacement. C’est déjà le sixième endroit que nous visitons. Tu me poses à chaque fois la même question, et à chaque fois je te réponds la même chose, je murmure en m’asseyant dos au mur.
– Oui, mais…
– Tu es inquiet, je sais. Nous allons la retrouver, ne t’inquiète pas, je tente de le rassurer.
– Et si elle était déjà partie ? demande-t-il une énième fois. »
Je ne prends pas la peine de répondre. La nuit tombera bientôt, et il faudra de nouveau rentrer bredouilles. Six jours que nous sommes en Espagne, dans cette ville immense qu’est Barcelone, à chercher un lieu spécifique. Je pensais que les indications de Lucien étaient claires, et pourtant, nous tournons en rond. Pire encore, nous n’avons pas encore avancé d’un seul pas. Je glisse la main dans ma poche et farfouille à la recherche du bout de papier sur lequel a griffonné Lucien. D’un geste sec, je le tends à Charles.
« Relis-le, s’il te plaît.
– C’est une blague ? s’insurge-t-il. Je le connais presque par cœur. »
Je ne réponds pas et courbe la nuque pour reposer ma lourde tête contre le mur chauffé par le Soleil. Un léger soupir de fatigue s’échappe de mes narines tandis que mon bras tombe massivement sur les graviers. Ni vacarme ni vent ne viennent perturber le calme plat qui règne sur les lieux. Les rayons du Soleil sont encore intenses et frappent la peau de ma poitrine déjà sèche. La fraîche brise de ma ville me manque.
« Okay, soupire-t-il finalement dans un bruit de froissement de feuille. Ecoute bien, exige-t-il avant de se racler la gorge. Possible lieu d’échange : vieil immeuble vide et brûlé dans l’est de la vieille ville, en face d’un commerce ouvert trois fois par semaine, entouré de rues décorées de lanternes. Chris : grand maigre aux cheveux blonds très courts, yeux marrons et cicatrice sur l’épaule gauche.
– Alors, ça ressemble à la description ? j’interroge en me fiant aux yeux fatigués de Charles.
– C’est un vieil immeuble ! s’énerve-t-il. Tu sais combien il y en a dans le coin ?
– Du calme ! je murmure bruyamment. On ne doit pas se faire repérer !
– C’est le sixième jour qu’on se planque dans des vieux machins et qu’on attend toute la journée. J’ai chaud, je suis fatigué, et j’ai les fesses en compote ! hurle-t-il en se relevant. »
En temps normal, je n’aurais pas bougé et je l’aurais laissé terminer sa crise avant de le raisonner calmement. Un bruissement étranger m’oblige à tourner la tête dans sa direction. Je rampe vers Charles, agrippe sa cheville et l’attire brusquement vers le sol. Celui-ci tombe dans un fracas, mais ne proteste pas. Le murmure s’est stoppé un instant. Il est loin, mais se rapproche de nous. Je distingue des bruits de pas mélangés, deux personnes, à chacune son propre rythme, dont l’un particulièrement saccadé. De l’autre côté du bâtiment, un autre écho retentit ; il s’agit d’une seule silhouette cette fois, plus grande et plus forte que les deux autres.
J’empoigne Charles par la manche de son t-shirt, et le traîne péniblement à côté de moi. Sans avoir besoin de m’expliquer, il se relève et se tourne vers la direction que je lui indique. Je rapproche mon oreille de son épaule, et j’attends qu’il me décrive la scène.
« Il y a deux filles, je dirais le même âge que Léane, chuchote-t-il le plus bas possible. Une a un sacré coquard, et l’autre boîte, comme si sa jambe avait été tordue plusieurs fois. Elles marchent vers un gars… Je vois pas sa tête, mais il est assez grand. »
Il marque une courte pause. Les pas se sont arrêtés, et des voix s’élèvent, lointaines, comme un grésillement. Deux d’entre elles sont fluettes, fragiles, hésitantes, et terrorisées. L’autre, forte, puissante et modulée, s’impose entre les murs restants de l’immeuble comme un épais nuage dans un ciel dégagé. Elle tonne quelques ordres, et ses paroles résonnent dans la pièce, mais restent incompréhensibles. J’ai l’impression qu’il donne des instructions aux filles qui n’osent plus prononcer un seul mot.
A la suite d’un long monologue, une des adolescentes tente de prononcer quelques mots, mais elle est brutalement stoppée par un étranglement qui me retourne l’estomac. Le corps frêle s’effondre au sol dans un craquement éveillant plusieurs frissons le long de ma colonne vertébrale. Charles, qui n’a cessé de me tenir le poignet, serre les doigts, et probablement aussi les mâchoires pour se forcer à ne pas agir. L’homme hausse à peine la voix, mais il semble déchaîner les cieux complets sur la pauvre gamine à terre. Il fait quelques pas en avant, avant de faire demi-tour et de s’éloigner d’un pas militaire. L’autre adolescente semble hésiter un instant, puis fait volte-face quand un sifflement rebondit contre le béton. Elle s’éloigne rapidement d’une démarche dictée par la peur et la douleur.
Nous attendons un instant dans le silence le plus total. La troisième est toujours dans le bâtiment. Elle n’a pas bougé ni émis le moindre son depuis quelques minutes déjà. Venant de loin, un gémissement lourd résonne. Charles relâche la pression sur mon poignet et s’élance vers la jeune fille, toujours à terre, au beau milieu des débris. Je me lève aussi rapidement que possible, réveillant mes muscles endoloris par les longues journées sans bouger, et le rejoins.
« Ça va ? halète Charles comme s’il avait lui-même reçu des coups.
– Ouais, étouffe l’adolescente. Me touche pas, grogne-t-elle en chassant la main de Charles. »
Elle gémit de nouveau, et tente de se relever en pestant contre elle-même. Son pied glisse sur le sable et elle se retrouve le nez contre terre dans un craquement. Charles lui offre son aide sans lui laisser davantage le choix, et l’agrippe fermement en lui servant de béquille. Celle-ci halète douloureusement et ne peut retenir certains haut-le-cœur.
« Vous êtes qui ? demande-t-elle finalement avant d’avaler sa salive.
– Je m’appelle Adriana, j’articule d’un ton attendrissant. Je suis venue chercher une amie.
– Ok super, vous pouvez me laisser ? J’ai du boulot moi, crache-t-elle en essayant d’échapper à l’emprise de Charles.
– On a besoin de toi. L’homme qui te donne ton travail, c’est Chris ? je demande fébrilement en joignant les deux mains. »
Je l’entends claquer sa langue au palais. Son refus de répondre m’a confirmé qu’elle travaille bien pour Chris. Je n’ai plus qu’à espérer qu’elle coopérera docilement.
« On peut te sortir d’ici. Tu connais Léane ?
– Nan, nasille-t-elle en s’essuyant la bouche du revers de la main.
– C’est une ado sourde, elle a été entraînée avec Chris…
– Alors oui, je la connais, avoue-t-elle finalement en soupirant. Elle se fait appeler Iris. Elle n’a pas eu de chances, continue-t-elle en s’asseyant et gémissant. Hier, elle s’est fait tabasser par un gars, et elle est rentrée sacrément amochée, ajoute-t-elle avant de renifler bruyamment. De ce que j’ai compris, Chris l’a planquée dans un motel, mais je sais pas lequel. Il a prévu de partir dans pas longtemps, alors si vous pouvez nous sortir de là avant, ce serait génial, bégaye-t-elle, au bord des larmes. Au fait, appelez-moi Violette. »
* * *
Tandis que Violette s’assoit de nouveau et que Charles court dans tous les sens, je reste assise sur mon gros caillou à réfléchir intensément. D’après la carte que nous avons emportée, il y a une trentaine de motels qui couvrent la zone de cet immeuble et ses alentours. C’est le quatrième dans lequel nous nous rendons, mais nous n’avons pas une minute à perdre. Dès que Chris se rendra compte qu’une de ses employées lui a filé entre les doigts, il ira chercher Léane et partira bien trop vite pour qu’on le rattrape.
Pourtant, nous ne pouvons pas fouiller tous les motels, ça nous prendrait plusieurs jours ! Il faut penser méthodiquement. Avec le peu de données mobiles qu’il me reste, je recherche et écoute les pages de présentation des différents motels. Je dois en trouver un suffisamment discret pour y cacher une adolescente couverte de blessures. L’un d’eux attire mon attention : il est planté entre deux petites rues, entre le port et le vieil immeuble. Un petit motel pas très connu, au nom imprononçable et éloigné des boulangeries et restaurants. L’unique commentaire le décrit comme « exigu, sale et malodorant » avec un « patron faisant sûrement partie de la mafia. » Je sais qu’il ne faut pas se fier aux apparences, mais l’urgence de la situation ne me laisse pas le choix.
« On s’en va ! » je hurle à mes compagnons de galère en me levant promptement.
Derrière moi, Charles reprend sa course dans ma direction et Violette se lève péniblement. Au son de ses pas dans les graviers, n’importe qui devinerait qu’elle boite comme un cheval à trois pattes. C’est à se demander comment elle tient encore debout… Je prie pour que Léane ne soit pas dans le même état.
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