Chapitre 2 : L'écho d'une absence
Le réveil n’eut même pas le temps de vibrer.
Les yeux de Lena s’ouvrirent d’un coup, comme tirés d’un rêve dont elle ne se souvenait pas, mais dont la sensation flottait encore dans l’air de la chambre. La lumière pâle de l’aube glissait entre les rideaux, peignant la pièce d’un gris bleuté. Elle resta un long moment immobile, les bras croisés sous sa tête, à contempler le plafond. Ses pensées vagabondaient déjà, et toutes sans exception la ramenaient à lui.
Son regard. Son parfum. La façon dont ses lèvres avaient esquissé ce simple « bonjour ».
Pourquoi ? Pourquoi ce souvenir avait-il pris autant de place en si peu de temps ? Elle ne le connaissait même pas. Pas son prénom, pas son adresse, pas une once de détail réel. Et pourtant, il habitait déjà tout.
Elle roula sur le côté avec un soupir, puis repoussa lentement la couette. La fraîcheur de la chambre lui mordit la peau, mais cela ne la réveilla pas vraiment. Elle avançait comme dans un rêve, comme si ses gestes n’étaient que des échos lointains de ce qu’elle avait fait mille fois.
La salle de bain était calme, l’air chargé d’humidité quand l’eau chaude se mit à couler. Lena entra sous la douche et ferma les yeux.
Et là, il était encore là.
Elle imagina cette même chaleur coulant sur son dos... mais ses mains à lui. Sa bouche. Son souffle.
Le frisson soudain lui fit ouvrir les yeux, un peu troublée par l’intensité de sa propre pensée.
Elle s’obligea à respirer profondément. Ce n’était pas normal, elle ne se reconnaissait pas. D’habitude, elle contrôlait tout. Elle ne s’attachait pas à une silhouette et trois mots échangés. Elle n’avait jamais été ce genre de fille.
Et pourtant, là, elle l'était. Complètement.
Elle attrapa une serviette, laissa l’eau perler sur ses jambes quelques secondes de plus, comme si cette chaleur pouvait combler un manque qu’elle n’osait pas encore nommer.
Dans le miroir embué, elle détailla son propre reflet. Les cernes légèrement bleutés sous ses yeux, la rousseur vibrante de sa chevelure mouillée, la ligne pâle de ses épaules.
Elle maquilla doucement ses paupières, se demanda s’il l’aurait reconnue aujourd’hui.
Si ce chemisier-là lui plairait. Ce pantalon-ci.
Elle se détestait un peu de penser à lui jusque dans ses vêtements.
Et elle souriait en même temps. Comme une idiote.
Dans la cuisine, le café coulait en un filet régulier, et le parfum familier n’avait pas le même goût que d’habitude. Elle beurra machinalement une tartine, mais ne la finit pas. Elle s’adossa au plan de travail, les yeux perdus vers la fenêtre.
Et s’il ne revenait jamais ?
Et si elle ne le revoyait plus ?
L’idée la heurta plus fort que prévu, comme une mini secousse dans la poitrine.
Ce n’était pas qu’un simple crush. C’était une présence. Une empreinte.
Quelque chose d’instinctif et de profondément animal qu’elle n’arrivait pas à expliquer.
Lena jeta un œil à l’heure.
Un peu plus tôt que d’habitude.
Elle hésita un instant, le cœur accéléré sans raison.
Et si elle descendait maintenant ?
Juste pour voir.
Juste pour espérer.
Elle sortit, ferma la porte à clé, puis traversa le couloir dans un silence attentif. Chaque pas résonnait comme une promesse. Arrivée devant l’ascenseur, elle inspira profondément, comme si elle s’apprêtait à plonger.
Elle appuya sur le bouton. Une seconde. Deux. Le petit « ding » tant attendu résonna enfin.
Les portes s’ouvrirent.
Vide.
Un pincement fugace, là, dans la poitrine. Une impression de chute, invisible mais réelle.
Elle monta seule, le dos droit, le cœur désordonné.
Et si elle ne le revoyait jamais ?
S’il n’était qu’un éclair, un mirage d’un jour ?
Durant tout le trajet jusqu’au bureau, elle se fit mille scénarios. Peut-être qu’il avait commencé plus tôt. Peut-être qu’il avait pris l’escalier.
Ou peut-être... qu’il n’habitait même pas ici.
Juste de passage.
Mais alors pourquoi ce regard ?
Pourquoi ce sourire ?
Pourquoi cette impression qu’il savait, lui aussi ?
La matinée fut une torture.
Chaque tâche lui demandait deux fois plus de concentration. Les mots n’avaient plus de saveur. Même le café, pourtant le bon, celui que Gaëlle ramenait toujours de ce petit torréfacteur en bas de la rue, lui semblait fade.
Comme un automate, elle rédigeait, relisait, effaçait.
Elle sursautait au moindre bruit.
Le moindre « ding » dans le couloir la faisait lever les yeux avec un espoir idiot.
Mais ce n’était jamais lui. Parfois un livreur, parfois un collègue. Jamais lui.
C’est en début d’après-midi que Gaëlle débarqua, à la fois solaire et rieuse, dans une robe d’été jaune pastel qui contrastait avec la grisaille ambiante. Ses yeux bleus pétillaient d’une curiosité à peine voilée.
— Okay. C’est officiel. Tu es obsédée, déclara-t-elle en s’appuyant nonchalamment sur le bureau de Lena. Tu as mis trois minutes à répondre à un mail avec deux phrases. Je commençais à penser que t’étais tombée dans une faille temporelle.
Lena leva un regard un peu honteux, mais aussi résigné.
— C’est… toujours lui.
— « L’ascenseur boy. »
Gaëlle fit un petit geste dramatique, comme si elle levait un rideau de théâtre invisible.
Tu vas lui écrire un poème ou quoi ? Ou bien tu préfères l’approche playlist romantique sur Spotify ?
Lena esquissa un sourire fatigué.
— Je sais même pas pourquoi ça me perturbe autant. C’était quoi ? Dix secondes ? Un regard ? Un bonjour ?
Gaëlle haussa les épaules, prenant un air faussement profond.
— Il suffit parfois d’une étincelle pour faire cramer toute une forêt émotionnelle.
— Poétique.
— Je suis comme ça, répondit-elle avec un clin d’œil. Mais sérieux, Lena. T’as pas souvent ce genre de réaction. C’est peut-être ça qui te trouble. T’es pas habituée à être... électrisée.
Lena soupira, croisant les bras.
— C’est comme s’il avait appuyé sur un interrupteur dans ma tête. Et maintenant tout me ramène à lui. C’est ridicule.
— Pas ridicule. Juste humain.
Gaëlle prit une gorgée de café.
— Moi, la dernière fois que j’ai ressenti ça, j’ai fini par envoyer une lettre manuscrite à un gars que j’avais vu deux fois dans un bar.
— Et ?
— Il était gay. Et marié. À un pâtissier. J’ai reçu une tarte aux framboises en guise de réponse. Excellente, cela dit.
Lena éclata de rire, sincèrement cette fois.
— Tu dis ça pour me réconforter ou pour me faire peur ?
— Les deux, ma belle.
Gaëlle lui tapota l’épaule.
— Mais n’oublie pas : si tu dois croiser ce gars à nouveau, tu le croiseras. Le destin, le karma, ou juste l’algorithme des ascenseurs...
— Ou la probabilité mathématique.
— Pff, t’es ennuyeuse. Moi je veux croire aux coïncidences magiques.
Le soir venu, Lena rentra chez elle un peu plus lasse que la veille, mais toujours avec cette petite flamme au creux du ventre.
Un espoir.
Une attente.
Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur, comme on glisse une pièce dans une machine à rêves. Les portes s’ouvrirent.
Vide.
Elle entra sans un mot, le souffle un peu court. Appuya sur l’étage. Ferma les yeux.
— Il faut que j’arrête, se murmura-t-elle.
Mais au fond d’elle, elle n’en avait pas envie.
Chez elle, l’appartement était plongé dans une lumière douce.
Elle retira ses bottines, balança sa veste sur le dossier du canapé, mit de l’eau à chauffer, puis s’installa avec un bol de soupe qu’elle picora sans appétit réel.
Le silence l’enveloppait, doux mais pesant.
Puis, presque machinalement, elle alla chercher sa guitare, posée contre le mur du salon.
Elle s’assit sur le canapé, la posa sur ses genoux, fit glisser ses doigts sur les cordes.
Quelques notes s’en échappèrent, comme un soupir, comme un murmure.
Des accords simples. Des arpèges qui se glissaient dans le vide de l’appartement.
Elle joua longtemps. Des mélodies sans paroles, venues tout droit de son ventre.
De cette tension sourde, de ce vide étrange qu’avait laissé un inconnu en lui souriant.
Elle ferma les yeux, la tête légèrement penchée, le souffle calme.
Dans la pénombre du salon, sa guitare devenait confident, prolongement de ses pensées, de ses battements de cœur.
Elle se coucha bien plus tard qu’à l’habitude.
La guitare reposait désormais contre le canapé, ses cordes encore vibrantes d’émotions tues.
Dans l’obscurité feutrée de la chambre, Lena se glissa sous les draps frais, la joue contre l’oreiller, les cheveux en cascade autour de son visage.
Elle ferma les yeux.
Et aussitôt, il était là. Pas dans ses rêves. Dans son corps.
Elle sentait encore la tension légère dans sa poitrine, ce courant sous la peau.
Elle se rappelait la chaleur de sa présence, si proche dans cet ascenseur exigu.
L’odeur boisée et chaude qu’il dégageait — comme une forêt après la pluie, mêlée à une note sucrée, presque musquée. Ce genre de parfum qui s’accroche à la mémoire plus qu’aux vêtements.
Elle rouvrit les yeux un instant. Fixa le plafond invisible.
Elle avait envie de lui.
Pas seulement de son sourire ou de ses yeux d’acier. Non. Quelque chose de plus profond, plus instinctif.
Elle voulait sentir son souffle contre sa nuque.
Découvrir la texture de sa voix au creux de l’oreille.
Poser ses doigts sur cette mâchoire dessinée, en suivre les lignes.
Comprendre l’intensité de son regard, en deviner les intentions cachées.
Et puis... elle voulait qu’il la voie. Vraiment.
Pas juste comme une fille croisée au hasard dans un ascenseur.
Elle voulait exister dans ses pensées, comme lui occupait les siennes, maintenant, pleinement.
Un sourire effleura ses lèvres.
Elle avait beau se dire que c’était absurde, qu’elle ne connaissait même pas son nom, elle ne pouvait plus éteindre ce désir-là.
Ce frisson du possible.
Demain, peut-être…
Demain, il serait là. Dans l’ascenseur.
Comme une réponse à cette attente muette.
Comme une continuité de ce fil invisible qui s’était noué entre eux, l’air de rien.
Elle murmura dans le noir, la voix voilée par la fatigue et l’envie :
— Reviens-moi...
Puis elle ferma les yeux, s’abandonnant enfin au sommeil, un sommeil où chaque rêve était une porte, et derrière chaque porte, il y avait lui.
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