Caeda
Je ne saurais dire à quel moment de la journée nous étions, ou si simplement c’était un jour spécial, mais je pouvais ressentir l’effervescence dans tout le palais depuis mes appartements. Quand bien même ces derniers se trouvaient dans l’aile la moins fréquentée, j’entendais distinctement chaque ordre qui émanait, jamais de la même personne cependant. Entre les gardes qui se passaient les ordres, les servantes qui s’affairaient auprès des Dames de la Cour et les servants qui réclamaient plus de monde en cuisine, un seul ordre retint mon attention. "Faîtes venir Caeda dans la salle du trône."
Cet affreux surnom que me donnaient les gens de la Cour depuis mon enfance m’horripilai, d’autant plus que j’en connaissai la signification. Ces gens avaient tendance à penser que je n’avais reçu aucun enseignement puisqu'aucun professeur n’avait osé m’approcher, mais j’avais tout de même de quoi me cultiver toute seule, et le nom « Caeda » signifiait « maléfique » en efeilliade.
Je n’eus pas plus de temps pour penser à leur grossièreté car un garde entra dans ma chambre et me saisit le bras sans aucune douceur. Si je n’avais pas entendu l’ordre il y a quelques minutes, je n'aurais pas su où il m’emmenait.
Pour le garde à mes côtés, c’était un supplice que de devoir m’accompagner jusqu’à destination et je savais pertinemment qu’il aurait préféré être pendu s’il avait eu le choix. Comment pouvais-je savoir tout ça ? Toutes ces années enfermées m'avaient permis d’analyser chaque personne dans ce palais sans qu’ils en aient conscience. Et le peu de fois où l’on m’avait fait sortir de ma prison se comptait sur les doigts de la main. Et à chaque fois, le lendemain, on retrouvait le corps du garde qui s’était suicidé pendant la nuit. Nombre d’entre eux croyaient que je les avais maudits. Cela eut pour conséquence mon isolement total, dû au dégoût et à la peur que j’inspirais à mon entourage. Lors de certains tours de surveillance devant ma porte, je pouvais entendre ces hommes murmurer leur souhait de mourir s’il devait m’emmener hors de mes appartements. « Plutôt se faire tuer que de devoir faire sortir Caeda de sa chambre ». Voilà pourquoi vous pouvez être sûr que demain, peut-être même ce soir, nous retrouverons ce garde mort.
Nous parcourions donc ces longs couloirs qui constituaient un enfer sans fin à mes yeux. De plus, tout ici se ressemblait, je ne pouvais pas décemment me diriger seule, sinon je me serais perdue il y a bien longtemps. Les escaliers principaux avaient été rénovés depuis la dernière fois que l’on m’avait fait descendre. Là où se trouvaient auparavant de vieilles pierres, je voyais désormais de magnifiques dalles.
Et voilà, nous y étions, la porte qui menait à la salle du trône se trouvait sous mes yeux, pourtant je redoutais ce qu’il se trouvait derrière. Le peu de fois où j’avais été convoquée c’était parce que quelque chose de mal s'était produit. Mais là ? Pourquoi me faire demander alors que toutes les personnes présentes semblaient plus ou moins normales. Je restais là, à regarder la porte, ne sachant quoi faire exactement. Le garde me poussa donc sans ménagement dans la salle. J’aurais pu tomber à cause de sa force, de mes talons ou de ma somptueuse robe mais ce ne fut pas le cas. Aussi étonnant que cela puisse paraître, n’ayant rien à faire de mes journées je m’entraînais à croiser le fer de temps en temps. Un peu d’escrime n’a jamais fait de mal à personne, et je ne suis jamais surveillée alors je pouvais faire ce qu’il me plaisait sans que l'on me l'interdise.
Une fois dans la salle, je pus remarquer qu'il y avait plus de monde que ce à quoi je m'étais attendue. À croire que les aristocrates s'étaient passés le mot. Cependant quelque chose en particulier attira mon attention de suite. Le trône. Le trône était vide, la Reine Qhetheia n’était pas là. Tous les yeux s’étaient posés sur moi, épiant sûrement ma réaction ou dans le cas présent ma non-réaction. Que devais-je en déduire ? Qu’elle était en déplacement pour la couronne et que la Cour voulait profiter de son absence pour m'infliger une humiliation ? Non, ils auraient bien trop peur des représailles si je venais à en parler à la Reine lorsqu'elle rentrerait. J’observais donc toutes ces personnes sans rien dire, sans pour autant m’approcher plus près du trône. J’attendais que l’on me dise quoi faire comme j’en avais eu l’habitude depuis tout ce temps. C'est à ce moment-là que je la vis entrer. La Reine était aidée par des gardes, elle se dirigeait vers son trône et une fois devant ce dernier elle se laissa choir, mais toujours avec une certaine grâce qui lui était propre. Elle me fit signe d’avancer sans même prononcer un mot. Plus j’avançais, plus j’étais décontenancée de voir son teint aussi blafard. Ses lèvres avaient perdu de leur couleur habituelle et ses cernes étaient si peu cachées malgré le fait que les servantes se soient acharnées dessus pour les faire un tant soit peu disparaître. Cette personne devant moi n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Je marchais donc, la tête haute sous le regard de cette personne qui était presque une inconnue pour moi, et je finis par m’arrêter devant les quelques marches qui me séparaient du trône. Je n’hésitais pas un seul instant et fis un semblant de révérence, pour témoigner mon respect et ma soumission à la Reine. Dès que j’eus fini, elle voulut parler mais fut interrompue par une quinte de toux. Ce symptôme me donnait l’impression que ses poumons et sa gorge étaient enflammés, mais elle finit par s’arrêter, pris une grande inspiration et rouvrit lentement la bouche :
- Relève-toi et approche.
Son ton faible et sa voix cassée me laissèrent pantoise. Sa voix douce et mélodieuse n’était plus que rauque et caverneuse. Je pouvais lire sur son visage que chaque mot lui coûtait.
- Que se passe-t-il votre Majesté ? Pourquoi m’avoir fait demander ? La questionnais-je sans gêne mais avec la politesse qui lui était due.
- Mon enfant, je suis mourante et le peuple va vouloir quelqu’un sur le trône à la seconde ou j’aurais rendu l’âme. Me répondit-elle, la voix sifflante.
- Pardonnez-moi mais je ne saisis toujours pas… Je suis confuse. Dis-je les yeux dans le vague, tout en me triturant les doigts.
- Tu ne peux plus rester au palais, personne ne doit te trouver. Pas avant qu’ils ne soient prêts à t’accepter.
Je compris enfin le sens de ses paroles lorsque celles-ci atteignirent mon cerveau. Je devais quitter le palais, peut-être même le pays parce que mon peuple n’accepterait jamais ma présence, ma différence.
- Où vais-je donc aller ? Et toute seule ?! Je suis déjà incapable de me repérer dans l’enceinte du palais alors en dehors je n’ose imaginer, ce serait un calvaire! M'écriais-je, la panique dans la voix.
- Et pourtant tu n’as pas le choix si tu veux rester en vie. Maintenant retourne dans tes appartements et commence à préparer tes affaires car lorsque j’aurais épuisé mon dernier souffle tu devras partir loin de la capitale. Garde ! Raccompagnez la. Ordonna-t-elle, sans un regard pour moi.
On ne me laissa même pas le temps de répondre car le même garde qui m’avait accompagné, me ramenait désormais à notre point de départ. Il me saisissa toujours sans aucune délicatesse, cela ne m’étonnerait guère d’avoir un bleu dans l'heure qui suivrait. Le retour me parut plus court que l’aller, peut-être parce que le garde souhaitait repartir aussi vite que possible. Je me retrouvais donc seule devant la porte de mes appartements. J'entrais sans plus tarder, et m’assis tranquillement devant ma coiffeuse en me regardant attentivement. Ce que je voyais dans ce miroir ne m’effrayait plus depuis bien longtemps. Je ne voyais rien d’autre qu’une jeune fille sans avenir, que sa mère avait laissé de côté sans se soucier des conséquences de ce choix. Ma mère. Si proche et pourtant elle ne m’avait jamais semblée si loin.
Un rayon de soleil vint interrompre le fil de mes pensées. Je me dirigeais vers mon balcon sans pour autant aller sur ce dernier : je préférais observer d‘un point de vue plus lointain. La ville de Mintery s’étalait devant moi sans fin. La capitale d’Efeilliad m’avait toujours impressionnée, et après des années cela n’avait pas changé. D’un côté je voyais la ville et de l’autre je pouvais voir le port et la mer jusqu’à l’horizon. C’était cette vue qui m’avait permis de ne pas devenir folle pendant tout ce temps. Je pouvais m’évader en un sens, je n’étais plus prisonnière de ces murs qui m’oppressaient, m’empêchaient d’être moi. Mais qu'étais-je ? Le saurais-je un jour? Ou est-ce que cette question restera à jamais sans réponse ? La Reine souhaitait que je parte, que je prenne la fuite mais comment allais-je survivre seule ? Je ne connaissais rien du monde extérieur et pourtant on m’envoyait là-bas sans scrupule ! Je me détournai de ce paysage et me dirigeai près de mon lit, je m’affalai dessus comme si c’était la dernière fois que je pouvais en avoir un aussi confortable. Je ne savais pas de quoi demain serait fait mais je l'affronterai, et toujours la tête haute.
On toqua une nouvelle fois à ma porte, me faisant sursauter d’étonnement. Deux fois en une journée ? Que me voulait-on cette fois-ci ? Je me levai et allai vers la porte avec une extrême lenteur, et ouvris enfin la porte dans un soupir. Devant moi se trouvait une jeune femme. Elle avait un visage harmonieux avec un nez fin, des yeux étincelants et une bouche pulpeuse. Mon regard descendit sur le reste de son corps. Une taille svelte, élancée et des cheveux en abondance et ondulés. En bref, une pure beauté du pays, semblable à une sirène.
- Que puis-je pour vous ? Demandai-je blasée.
- Bonjour mademoiselle, j’aurais aimé vous parler s'il-vous-plaît, puis-je entrer ? Me demanda-t-elle avec timidité.
- Je vous en prie, entrez. Grognai-je, déçue de ne pas pouvoir me reposer tranquillement.
- Merci! Répondit-elle, enjouée.
Cette nouvelle personne entra donc et inspecta mes appartements de fond en comble. Lorsque son regard se posa sur ma baie vitrée et sur ce qui se trouvait au-delà, ses yeux s’illuminèrent et je pus y lire de l’étonnement. Je l’arrachai à sa contemplation en raclant ma gorge. Elle me fit donc face et me dévisagea longuement. J'attendais qu'elle prenne la parole, ce qu'elle fit enfin.
- Lors de votre venue dans la salle du trône il y a de ça quelques minutes j’ai eu le temps de vous observer. Vous n’avez eu aucune réaction à l’annonce de la Reine concernant sa mort prochaine et pourtant elle a tenu à vous en informer personnellement. De plus, elle semble vouloir vous protéger. Je me suis donc demandé quelles pourraient être ses raisons.
- Et donc, à quelle conclusion êtes-vous arrivée ? La coupai-je.
- Justement aucune. Alors je me suis dit-
- Vous vous êtes dit que j’avais la réponse, c’est pourquoi vous êtes actuellement dans mes appartements. La coupai-je une nouvelle fois.
- Exactement.
Elle était soudain toute gênée. Avec le rouge qui lui montait aux joues on ne pouvait voir que sa beauté naturelle. Définitivement une majestueuse personne. Je soupirai avant de reprendre la parole.
- Ecoutez, je ne sais pas moi-même pourquoi la Reine me garde ici depuis tant d’années. Il aurait été plus simple de se débarrasser de moi il y a douze ans, cependant elle ne l’a pas fait. Vous l’avez dit, il y a évidemment une raison, mais laquelle ? Je n’en sais pas plus que vous, désolée.
- Dans ce cas, je ne vais pas vous importuner plus longtemps… Dit-elle en se dirigeant vers la sortie de mes appartements.
- Attendez ! Dites-moi au moins quel est votre nom ? Demandai-je, pour la retenir quelques instants de plus. Ce n'était pas tous les soirs qu'une jeune femme de mon âge venait me voir...
- Oh quelle idiote je suis! Je me nomme Loraevere Hlapen, je viens d’A-Kylean. Me répondit-elle, le sourire aux lèvres.
- Et bien ça a été un plaisir de pouvoir parler avec vous mademoiselle Hlapen. Peut-être un jour nous reverrons-nous! Du moins, cela pourrait être agréable...
- Ce serait avec joie que je vous reverrais dans les prochains jours, avant votre départ.
Elle me salua une dernière fois et me laissa seule, me demandant si elle reviendrait réellement me voir ou si elle avait juste voulu être polie.
Je marchai cette fois ci vers ma baignoire pour faire ma toilette avant de faire une sieste, n’ayant plus rien à faire. Je m’affairai donc à défaire ma robe sans personne, comme à mon habitude, et me regardai dans le miroir. Ce que je voyais ne m'effrayait définitivement plus. Ces cicatrices ne me faisaient plus le même effet qu’avant. Non, je n'étais plus terrorisée, mon passé était certes, gravé en moi, pourtant cela ne me faisait plus rien. Le peu de personnes qui avaient vu ces cicatrices les trouvaient répugnantes autant pour leur aspect visuel que pour ce qu’elles signifiaient. Je les effleurai du bout des doigts et frissonnai une fois que la peau de mes doigts rencontra la peau rugueuse causée par mon passé. Je me ressaisis et commençai à faire couler de l’eau tiède dans ma baignoire. Une fois cette dernière pleine, je m’y engouffrai jusqu’au menton. L’eau m’apaisait et me faisait toujours frémir de bonheur et pourtant cette fois cela n’eut aucun effet. Cela me frustra plus que je ne l’aurais admis. Je me dépêchai donc de faire ma toilette et sortit vite de l’eau. Je me dirigeai vers mon armoire, en sortit une de mes innombrables tenues de nuit et en enfilai une sans difficulté. Une fois cela fait, je m’installai sur un petit fauteuil, sur mon balcon et je pus commencer à lire un de mes livres préférés sur des mythes et des légendes: Les Paroles de Xalios. Je repris là où je m’étais arrêtée la nuit précédente. Le chapitre dédié aux Gardiens d’Efeilliad. Également un de mes sujets favoris, comment obtenaient-ils leur don ? Comment se passait ensuite leur apprentissage ? Pouvaient-ils transmettre ce don à leur descendance ? Toutes ces questions auxquelles aucun Gardien ne pouvait donner de réponse à des Humains comme moi. Et pourtant depuis mon accident ils se faisaient de plus en plus rare…Était-ce de ma faute? Si oui, qu'avais-je fait...?
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