CH4 Sean Penn - 1. L’horrible cauchemar
Je pense que nous avons tous de la lumière et de l'obscurité en nous - Sean Penn
Ralph cogna sa coupe de champagne contre la mienne.
- Fais pas la gueule, Stacy. Y’a du soleil. On est à la terrasse du Ivy. Et le dernier tremblement de terre date de Mathusalem, dit-il tout en faisant un clin d’œil derrière ses lunettes de soleil.
À ma gauche, Kim Kardashian montrait ses derniers achats à ses potesses. Parfois nos regards se croisaient et je voyais la mâchoire de miss big popotin se crisper. En temps normal, cette jalousie instinctive m’aurait amusé, mais là j’avais les nerfs. Contrairement à mon pote Ralph, qui lui jubilait.
- Tu comprends pas, maugréai-je. Ce putain de cauchemar m’a bousillé la nuit. J’ai à peine dormi neuf heures.
- Et alors ? Ça arrive… Et puis une insomnie, ce n’est pas grave. Tu fais une sieste l’après-midi.
Poussant un soupir, je croisai les bras.
- C’est bien ce que je dis, tu comprends pas !
Mon mutisme eut l’effet de l’acide sur la bonne humeur et le sourire pimpant de Ralph. Il crut qu’il avait perdu des points. Lui qui voulait coucher avec moi depuis plusieurs mois pensait que je n’étais pas loin de céder à son désir.
Or, il n’en était rien. Je considérais Ralph comme un bon pote et lui avait attribué secrètement la fonction de premier confident en chef (les nombreux hommes qui tournent autour de moi sont comme ma cour et peuvent être promus ou sanctionnés selon mon bon vouloir. Ainsi, un confident en chef peut être rétrogradé en confident en second puis en sous confident puis en con tout court (à ce niveau, ce n’est même plus la peine que le type me parle)).
Dès que je me sentais mal, c’était lui que j’appelais et à qui je livrais ce que j’avais sur le cœur. Pour cette raison, il n’était pas question que je couche avec lui. Dans ma hiérarchie secrète, un confident n’avait aucune chance de devenir un baiseur et réciproquement. Cependant, je l’avoue, il m’amusait de faire miroiter au premier cette éventualité.
- Et le pire dans l’histoire, c’est que c’est un cauchemar récurrent, repris-je sombrement.
- Ah bon ? dit Ralph, content de voir que je ne lui faisais pas la gueule.
Il but une gorgée de champagne puis inclina la tête à la manière d’un clebs.
- Mais ce cauchemar c’était quoi au juste ?
En moi, plusieurs muscles se dénouèrent. Enfin une question pertinente ! Je jetai un regard d’aigle à Kim puis bombai le torse éperonnant son ego de mes seins fabuleux.
- Tu sais que je suis plutôt le genre de fille cool, Ralph et qu’il en faut beaucoup pour me mettre hors de moi.
- Sauf pour un truc, dit mon ami, un doigt en l’air. Tu as horreur qu’on croit que tu es cinéphile.
- Bingo ! m’exclamai-je. Je déteste qu’on me dise ça. La majeure partie des gens qui vivent à Hollywood pensent que c’est la qualité suprême. Et quand ils t’entendent déballer une ou deux banalités sur le cinéma, ils s’imaginent te faire plaisir et te complimenter en te qualifiant de cinéphile. Je ne compte plus les mecs qui ont employés cette stratégie de tank de la première guerre mondiale pour me draguer. Oui, je sais que les sept mercenaires de John Sturges est un remake des sept samouraïs d’Akira Kurosawa. Oui, je peux défendre le point de vue selon lequel tout l’univers de David Lynch est développé dans Eraserhead. Et oui, le visionnage de dix secondes d’un film me suffit pour identifier qui est derrière la caméra, Scorsese, Mallick, Inarritu et j’en passe. Mais, je te le demande, qu’y a-t-il d’exceptionnel dans tout ça ? À part chez les siliconés des méninges (coup d’œil sur Kim), n’importe qui possède ce genre de connaissances. C’est le B.A.BA !
- Oui, oui, clairement, acquiesça Ralph qui zieutait tout de même autour de lui, gêné par mon coup de sang.
- Alors qu’on ne vienne pas me les briser avec ma prétendue cinéphilie ! Parce qu’à ce moment-là, compte tenu de ma culture, je suis aussi géologue, historienne ou encore économiste. Et quitte à ce qu’on me qualifie de quelque chose, je préfère que ce soit par un de ces trois termes plutôt que cinéphile ! Oui, il n’y a pas photo !
La bouche ouverte, Ralph ne sut quoi dire.
J’approchai mon visage du sien puis murmurai :
- Ce cauchemar est horrible… Je suis assise seule dans une pièce puis, tout à coup, je me retrouve aux côtés d’hommes et de femmes d’âge mûr. Ils portent tous des tenues originales qui ne sont pas adaptées à la température ambiante. Alors qu’il fait très chaud, certains ont des foulards autour du cou, d’autres des pulls à col roulé en cachemire ou des vestes en velours côtelé. Chacune de ces tenues est recherchée et exprime une personnalité forte, soucieuse de sortir du lot. Mon regard se fixe sur les chaussures vertes d’une des femmes dont les semelles semblent avoir été prélevées d’un pneu de quatre-quatre. Puis je remarque des micros sur la table autour de laquelle nous sommes installés. Tout en faisant de grands gestes, un des hommes parle à voix haute. C’est alors que je le coupe et dis : « Non, je ne suis pas d’accord avec toi, Daniel. Dans ce film, le réalisateur ne s’est pas laissé aller à la facilité. D’abord, sa direction d’acteurs est magistrale. Ils sont peu nombreux ceux qui ont réussi à s’en tirer avec une telle concentration de stars. Par exemple, la scène où la mère incarnée par Charlize Theron supplie Tom Cruise et Daniel Craig d’arrêter de se battre est absolument bluffante… ».
- Oh merde, fit Ralph, prenant conscience de ce que je lui racontais.
- Ouais, t’as pigé. Je rêve que je suis critique de cinéma. À la radio en plus, le truc mortel. Tout en débitant des conneries, j’espère viscéralement qu’un incident survienne. Que se déclenche un tremblement de terre ou qu’une araignée géante me saute dessus et m’arrache la tête. Mais non rien ne se passe. Je continue de défendre mon point de vue mécaniquement, prenant mon pied à l’emploi de termes techniques, plan séquence, travelling, climax…
- Oh merde…
- Horrible, je te dis. Un cauchemar à l’envers. Morne. Je ne tombe, ni n’étouffe. Mes interlocuteurs ne fondent pas comme des bougies. Le studio ne devient pas la gueule d’une créature de l’enfer. Rien. Je parle et on passe à une autre sortie sur laquelle j’ai une autre louange à émettre. Car dans ce cauchemar, je trouve tout bien. Y compris les navets.
- Putain…
En même temps que je m’épanchais, une grosse boule se formait dans ma gorge et je sentais Kim s’en réjouir en douce.
- S’il n’y avait eu que ça, chevrotai-je. Ce n’est pas un cauchemar récurrent qui va me casser le moral. Il m’en faut plus. Mais là, j’ai comme un mauvais pressentiment…
Sensible à ma détresse, Ralph posa sa main sur mon épaule nue.
- Ce cauchemar m’avertit, Ralph. Il est prémonitoire. Je vais droit vers un piège. J’ignore à quoi il ressemble mais si j’y tombe, ça va faire mal. Très mal.
- Oh, dis pas ça, Stacy ! s’émut Ralph en cherchant à serrer ma main dans la sienne.
Et tandis que mes yeux s’embuaient, je vis à travers le léger voile de larmes Sean Penn passer. D’un revers de la main, je l’effaçai puis me levai.
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