2. De la sueur et de la drague
En pénétrant dans la salle de sport, je compris pourquoi ma dernière séance datait d’avant Jésus Christ. Une forte odeur de sueur me vrilla les narines. Je réprimai une remontée de bile.
Putain, j’étais à la limite de rebrousser chemin. L’absence d’air conjuguée à la chaleur accentuait cette horreur olfactive. Comme si toutes les personnes présentes mijotaient dans leur jus à l’instar de viandes cuites au four. Ā cette différence près qu’elles étaient consentantes et se dépensaient sans compter pour suer, répandre leurs effluves corporelles dans l’espace confiné.
S’ajoutait à cela les bruits des appareils sur lesquels s’autotorturait chaque individu, les couinements des pédales, les vrombissements des tapis roulants, les claquements des sangles de traction, bouillie sonore qui éliminait d’une façon radicale tout embryon de pensée et abrutissait le cerveau. Une antichambre de la Régression, oui, l’endroit s’y apparentait. Comme si sa vocation était de réveiller le côté animal de l’homme, de servir de sas entre la Civilisation et la Nature, l’homme et la bête.
On pénétrait dans l’édifice en costard cravate, le smartphone à la main et on en ressortait affublé d’une peau d’ours en émettant des borborygmes affreux. Rien que d’y penser j’en avais la chair de poule.
Cependant, je gardai la tête haute. Dès que j’arrivais à leur hauteur, les mecs braquaient sur moi leurs regards alléchés. Tout juste s’ils ne sortaient pas la langue.
Selon leur sensibilité, leurs réactions différaient. Soit ils foiraient leur geste lâchant leur haltère ou s’emmêlaient les panards dans leur corde à sauter, soit ils accéléraient leurs mouvements soufflant comme des mammouths en vue de mettre en exergue leurs muscles et de démontrer leur force.
L’ai-je déjà dit ? Je suis canon (le répéter de toute façon ne mange pas de pain). Avec mon collant et mon soutif de sport, j’envoyais du lourd. Plastiquement parlant, aucune des nanas présentes ne m’arrivait à la cheville. Je les surpassais, et de loin, dans tous les domaines, mensurations, maquillage, prestance, sex appeal.
Pas étonnant donc que dans leurs regards se lisait une haine instinctive à mon égard. Si elles avaient pu toutes se jeter sur moi et me lyncher, elles s’en seraient données à cœur joie.
Sur un vélo elliptique, un beau gosse de pacotille me salua :
- Eh, Stacy, ça va ?
Je ne le calculai pas, posant ma serviette, mon phone et ma boisson énergétique sur un tabouret et m’installant sur un rameur. Une risette se forma sous ma pokerface.
Les jalouses qui n’avaient pas perdu une miette de la scène devaient être vertes. Combien parmi ces connes auraient couru vers le bellâtre pour taper la discusse et exécuter son petit numéro de séduction à deux balles ?
Quasiment toutes, j’en étais certaine. C’était là la différence entre ces minables et moi. Ce type à la carrure et aux traits parfaits, je m’en battais les steaks.
Dès la première seconde où je l’avais vu, il m’avait fait autant d’effet qu’un hamburger froid. Pour preuve, j’ignorais son blaze !
Malgré mon absence de réaction, le gars ne se dégonfla pas. Il vint s’asseoir à côté de moi sur une machine malheureusement libre.
- Stacy, depuis le temps ! Ça fait plaisir de te voir ! Figure-toi que j’étais justement en train de penser à toi pendant que je travaillais mon cardio. Je me disais : merde, mais qu’est-ce qu’elle devient ? Avec le super bon feeling qu’on avait eu la dernière fois, je trouvais dommage de ne plus te croiser.
De quelle dernière fois parlait-il ? De quel feeling ? Si j’avais échangé quelques mots avec lui, et je me demandais comment c’était dieu possible, ça n’avait pas dû aller plus loin que la météo du jour (quant à mon prénom, je suppose qu’un des employés de la salle de sport le lui avait donné contre du numéraire).
Décidément, il y a des mecs qui ne doutent de rien. Alors que je me tournais vers lui pour l’envoyer balader, les mots se désintégrèrent au sortir de mes lèvres. Le gars avait la tête de Johnny Depp ! Mais pas celle de l’acteur dans le réel, celle de pirate des Caraïbes ! Avec le tricorne, la barbe, les tresses !
Un frisson glacial me laboura l’échine. Sans demander mon reste, je me levai et fonçai vers les toilettes. Une fois à l’intérieur, je me postai devant un lavabo et m’aspergeai le visage à l’eau froide. Merde, mais qu’est-ce qui m’arrivait ?
Cinq minutes auparavant, la face du gars ressemblait à n’importe quelle face de trou du cul imberbe !
Par quel mauvais tour de passe-passe avait-elle pris les traits de Jack Sparrow ? Est-ce que j’hallucinais ? Ou bien étais-je en train de poursuivre mon sale rêve ?
Par mesure de précaution, je me remouillai la tête. Non, pas de doute, j’étais bien en état de veille. Alors ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez moi ?
Cela faisait plusieurs semaines que je n’avais pas consommé de drogue ou d’alcool. De plus, j’avais fait en sorte de respecter mon horloge interne en ne me couchant pas plus tard que vingt et une heure-quarante-cinq. Aussi, je n’avais normalement aucune raison d’avoir ce genre de vision cauchemardesque !
- Stacy, ça va ? fit l’autre en tambourinant à la porte. Réponds-moi, s’il te plait, je m’inquiète !
Merde, ce con n’avait pas lâché l’affaire. Aspirant une grande goulée d’air, je sortis en trombe de la pièce.
- Oui, ça va très bien et maintenant lâche-moi la grappe, tu veux !
Un rapide coup d’œil de son côté me permit de voir que le lover en short (manquaient plus que les claquettes) avait retrouvé sa tête d’origine. Ouf, c’était parti.
- Mais… balbutia-t-il tandis que je laissai entre lui et moi une distance continentale à la vitesse d’un avion de chasse.
Ramassant mes affaires, je me précipitai ensuite dans les vestiaires des femmes. Ā ma vue, une brune d’âge mur en train de chausser ses baskets me dévisagea. Sans doute avais-je l’air d’une folle échappée de l’asile.
Mon sourire qu’elle fit semblant de ne pas remarquer me confirma dans cette idée. Bah, qu’en avais-je à foutre ? Elle n’était pas à ma place. Dieu sait comment elle aurait réagi si elle avait subi le quart de ce que je vivais. Et ça aurait été moi qui me serais bien marré en laçant mes pompes. Aussi vrai que je suis une bombe anatomique.
La miss pimbêche partie, je me laissai tomber sur le banc face aux casiers à code. Bon, point positif, les têtes des autres types n’avaient pas changé au moment où j’étais ressortie des gogues. J’ignore si je l’aurais supporté. Être tout à coup entourée par Indianna Jones, Hulk, Terminator, James Bond ou pire Jack Sparrow en plusieurs exemplaires m’aurait certainement causé un choc terrible et brisé le moral.
L’événement de tout à l’heure semblait accidentel. Comme provoqué par un relâchement de ma part, une pause de ma conscience.
Oui, c’était fort possible, minée par ce qui m’arrivait, j’avais baissé la garde et des résidus de cauchemar en avaient profité pour s’agglomérer devant mes yeux et travestir la réalité.
L’eau froide m’avait remise sur le droit chemin et l’hallucination avait disparu. Ouste, Johnny Depp ! Vade retro Jack Sparrow ! J’avais repris du poil de la bête ! Seulement pour combien de temps ? Je me sentais comme sur un fil au-dessus du vide en équilibre précaire. Un faux mouvement et c’était la chute irrémédiable, mortelle !
D’autant que, malgré tous mes efforts pour me rassurer, j’avais toujours un désagréable pressentiment, semblable à un arrière-goût tenace de moisi. Une petite voix me disait : « Et si tu étais témoin d’un désastre camouflé ? Tu sais comme dans le film Invasion Los Angeles de John Carpenter sorti en 1988 où le héros se rend compte que ce sont de méchants extraterrestres déguisés en humains qui gouvernent la ville. Sauf que là des personnages connus de film comme Harry Potter, Batman, Austin Power ou la princesse Leïa les remplaceraient. Usant des mêmes techniques de camouflage, ils se reproduiraient à une vitesse prodigieuse dans le but de changer le monde en un indigeste blockbuster qui entremêlerait les scènes de différents genres…
Une super production en trois dimensions grouillante de courses-poursuites échevelées et de fusillades tapageuses. Cent Harry Potter jetant des sorts à Venice Beach au milieu d’un régiment de Batman en train de se battre contre une foule rigolarde de Joker. Et nous, les humains, entassés sur des gradins branlants en fer, tenant en main des glaces, des sodas, des bonbons et des popcorns et obligés d’assister à ce lamentable spectacle jusqu’à ce que la mort nous enlève.
Désemparée, je décidai d’appeler Ralph. Lui seul pouvait comprendre ma détresse. Ce n’est qu’au moment où je saisis mon Iphone 7 que je réalisai mon erreur. Et merde, quelle conne ! Son numéro ! Je l’avais bazardé ! Fallait-il que je sois grave chamboulée pour oublier mon geste de tout à l’heure ?
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