2. L’œil du tigre
Ce jour de renaissance, je me levai d’un bond et ouvris les stores électriques. Comme s’il n’avait jamais bougé d’un pouce, le soleil inonda ma chambre et salua mon retour sur scène. Je lui adressai un clin d’œil puis me jetai sur mon smartphone.
Ma déception fut grande à la lecture des messages laissés. Beaucoup de types et de copines m’invitant à des soirées mais rien de cette conne de Linda, la seule dont j’avais espéré un signe de vie.
- Sûr que cette conne est encore en train de déprimer, la maudis-je en regrettant de m’être liée à cette nullarde moche et alcoolique.
Énervée, je tapai « maître G » sur le moteur de recherche. Après tout, je n’avais pas besoin de cette ratée ! La moutarde me monta encore plus au nez lorsque les réponses s’affichèrent. Elles ne portaient que sur le point G !
- Pourriture de moteur de recherche ! Connard de médium ! Copine de merde ! pestai-je en composant le numéro de Linda.
Naturellement, je tombai sur sa messagerie qui avait été enregistrée après une prise massive de Lexomil. Folle de rage, je raccrochai. Je réessayai de l’avoir pendant les deux heures suivantes, en vain. Linda avait entamé une période d’isolement à laquelle personne ne parviendrait à l’arracher. Tout de même, après une énième tentative, je laissai éclater ma colère :
- Salut, pauvre pomme, c’est Stacy, lâchai-je dès que le bip sonore m’eut donné la main. Bon, j’imagine que tu as encore le moral en berne et que tu préfères chialer sous ta couette et boire à la bouteille plutôt que de me répondre. Soit, c’est ton droit. D’autant que je comprends. Une nana dans ton genre qu’est-ce que ça peut attendre de la vie à part des pluies de rotules dans les gencives ? T’es moche et t’es con. Et ton ticket de loterie donné à la naissance est perdant sur toute la ligne. Moi, à ta place, franchement, je vais te dire, je passerai à la vitesse supérieure. Je ne me contenterai plus de me détruire à petit feu. C’est contreproductif. Et naze ! À ta place, j’aurai un sursaut de fierté ! Je me foutrai une balle ! Ou je me pendrai au choix ! En plus, comme tout le monde comprendra pourquoi, ça t’épargnera d’écrire un message. À bon entendeur adieu et au plaisir de ne plus te revoir !
Contente de moi, je raccrochai. Vibrant légèrement, le soleil m’approuva. Un jour, je ferai le tri de toutes mes connaissances et à n’en pas douter, il y aura des dégâts. Je fréquentais trop de chiants, d’inutiles et de loosers et cela nuisait à mon développement personnel. Ah, si seulement mes semblables pouvaient avoir la perfection de l’appareil que j’avais en main !
Après mûre réflexion, je m’abstins d’appeler mes autres copines. D’une part parce que j’avais la conviction que toutes ignoraient l’existence de maître G. D’autre part parce que je m’étais suffisamment foutue des diseurs de bonne aventure devant elles, les traitant d’escrocs patentés. Je ne voulais pas me taper la honte pour rien. D’autant que certaines, les vipères, ne manqueraient pas de me rappeler mes propos avec sourire empoisonné. Non. Je devais opérer discrètement. Hors de mon cercle d’amis. Aller dans une soirée remplie d’inconnus. Ou plutôt une sous-soirée. Sans stars de la chanson ou du ciné, sans producteurs richissimes et gens de la Jet Set. Une fête loin d’Hollywood réunissant les minables qui ne perceraient jamais, les branques du style de Linda dépourvus de talent et de volonté. C’était le prix à payer pour m’en sortir. Là-bas, j’étais certaine de rencontrer des gens adeptes de maître G. Ils correspondaient parfaitement au profil de sa clientèle. Des faibles sans avenir qui avaient besoin de quelqu’un pour le colorer. Je n’avais qu’à prendre sur moi et considérer cette escapade comme une apnée. Un plongeon temporaire dans les bas-fonds de Los Angeles à la découverte de sa faune sauvage.
Allant sur mon profil Intagram, je parcourus mes messages privés. Dans mes souvenirs, un type peu gâté par la vie n’arrêtait pas de m’écrire pour m’inviter à ces sous-soirées (je n’y répondais jamais, ce qui ne l’empêchait de me bombarder de nouvelles invitations). Longtemps, lorsque mes amies et moi commencions à nous ennuyer, je leur montrais le spécimen pour nous payer une bonne tranche de rires.
Se nommant Rob, il avait un visage ingrat que n’arrangeait pas une monture en métal à verres horribles et grossissants. Régulièrement, il postait des photos de ses soirées dont les thèmes pathétiques donnaient le sentiment qu’il régressait en âge et du ciboulot.
Soirée « Magnum » où on le voyait avec une fausse moustache et une chemise Hawaïenne d’un goût douteux aux côtés d’un autre demeuré enveloppé d’un assemblage de cartons peints en rouge censé représenter une Ferrari. Soirée « Retour vers le futur » où il apparaissait déguisé en doc en train de faire la chenille avec une quinzaine de répliques pourries. J’en passe…
Il était exactement celui qu’il me fallait. Un gogo que je pourrais très facilement manipuler. Je comptais sur lui pour me servir de chauffeur. En effet, j’espérais que sa présence court-circuite les intrusions d’éléments cinématographiques dans le réel. Seule j’étais vulnérable. En étant accompagnée, j’avais l’intuition que rien ne m’arriverait. Ce mal n’avait atteint que moi et ne se manifestait apparemment qu’à certaines conditions. L’extérieur me semblait par exemple propice à son épanouissement. Pour preuve, rien d’anormal n’avait eu lieu pendant ma claustration. Le fait aussi que je déteste viscéralement le septième art jouait en ma défaveur. Comme si un esprit maléfique voulait me faire payer cette répugnance. Comme si, en pleine patrie du cinéma, j’étais l’ennemi à abattre. Ou pire, à convertir ! Un haut-le-cœur me vrilla les amygdales. Moi ? Aimer les films un jour ? Certainement pas !
Boostée par cette réaction d’orgueil, je checkai mes messages. Bingo ! Le crétin m’invitait dans trois jours à une soirée « Arme Fatale » dans le quartier affligeant de Westwood. Je lui répondis que ça me bottait mais que, malheureusement, je n’avais pas le permis de conduire.
Sa réponse m’arriva une seconde après mon envoi. À croire qu’il l’avait tapée en même temps que moi. Pas de prob, s’exaltait-il, je viendrais te chercher et je te ramènerai. Quelle est ton adresse sublime créature aux yeux d’azur et à la chevelure d’or ? Le tout agrémenté de smileys colorés et débiles jusqu’à l’overdose. Pas gâté physiquement, pas gâté intellectuellement ce gars devait être un grand collectionneur de râteaux.
Je décidai de le laisser mariner pendant vingt-quatre heures afin qu’il envisage une nouvelle acquisition. Bien sûr, pour m’épargner le lourdaud, j’aurais pu lui demander directement s’il connaissait maître G. Dans l’hypothèse que non, le gars se serait plié en quatre pour trouver l’info. Seulement, j’étais remontée et je n’avais aucune envie de rester cloîtrée dans mon appartement. J’avais besoin d’action, de sortir et d’affronter le monde. Je voulais aussi montrer que je n’avais pas peur. Si la chose qui m’avait inoculé cette saloperie m’observait, je voulais qu’elle prenne conscience de ma valeur et de ma détermination. Je voulais qu’elle s’inquiète à son tour en me voyant si vite hors de chez moi. Qu’elle tremble à l’idée que je tienne férocement à lui rendre la monnaie de sa pièce. Enfin, dernière raison, j’avais besoin de Rob pour toutes les occasions où je mettrai le nez dehors. Notamment pour consulter maître G une fois sa localisation connue.
Pendant les trois jours qui suivirent, je me forçais à mater quelques blockbusters. Predator, Matrix, Jurassik Park… Parallèlement, je rédigeais des fiches d’analyse et les répétais à haute voix. On ne savait jamais. La présence de Rob n’empêcherait peut-être pas la distorsion de la réalité. Mon mal était peut-être contagieux. Même si cette éventualité ne me plaisait guère, j’avais intérêt à m’y préparer.
Je visionnais donc à la chaîne tous les films d’action qu’on considérait comme culte. De même, je rassemblais toutes les informations sur internet que je pouvais choper dessus : l’identité des acteurs et des réalisateurs, leur carrière, les conditions de tournage, l’accueil du public et des professionnels, les critiques des youtubeurs.
Tout était bon pour nourrir mon analyse, la doter des mêmes caractéristiques qu’une grenade offensive. Si, malgré mes précautions, l’ennemi attaquait, je voulais le dégommer aussitôt. Le rafaler de mes remarques pertinentes. L’écraser de références. Pas de quartier !
Seul problème, je disposais de peu de temps pour m’entraîner et j’étais obligée de faire des impasses sur de nombreux longs-métrages. Que se passerait-il si l’un de ceux-là se matérialisait ? Je ne préférais pas y penser.
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