Les Cendres du Ciel : ○ᚖ○

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○ᚖ○

Chaudement enveloppé, la fatale brise glaciale ne semblait pas dissuader ᚖ. Il avait passé ces derniers jours enfermé dans les locaux de l’observatoire, à lutter contre des lignes de données assommantes. Il devait prendre l’air.

Ses yeux — quelque peu égarés — fixaient la lueur sombre d’un brun moribond. Ce matin, comme tous ceux que ᚖ s’était mis à compter, Onos peinait à éclairer l’horizon. Il plongea ses mains dans des poches fourrées, éludant le souvenir de chiffres accablants, décrivant la même dégénérescence, toujours plus inquiétante.
Un coulissement feutré se fit entendre, talonné par des pas qu’un tapis de neige adoucissait.
Ƿ s’appuya sur la rambarde pétrifiée, jetant un regard discret sur la ville en contrebas.
Il laissa le silence reprendre sa place, avant de murmurer innocemment, avec ce petit air de rien qui lui était coutumier.

« J’aime l’aurore. »


ᚖ sourcilla, il ne saisissait pas ; à ses yeux, qu’Onos se lève ou se couche, rien ne changeait vraiment. Un peu résigné, il osa lui demander les raisons de cette estime. Ƿ, un sourire aux lèvres, n’en demandait pas plus, il poursuivit avec une pointe de passion dans la voix.

« L’atmosphère, elle est singulière, il n’y a pas un bruit, et les lumières me laissent croire que tout est si vivant, presque désirable.

–Je… ne suis pas certain de te suivre… »

Il pointa un doigt à l’horizon, désignant les collines qui bordaient la cité.


« Lorsqu’Onos se lève, tu peux voir leurs sommets miroiter comme jamais. »

ᚖ plissa les yeux, sans rien voir d’abord, puis, alors qu’il s’habituait peu à peu à scruter si loin, il vit la crête s'encouronner d’un feu vacillant à mesure que l’étoile morne s’élevait.
Toujours dans son élan, Ƿ se pencha au-dessus de la barrière, contemplant les flancs de la montagne, où l’ombre lointaine des pitons s’effaçait à vive allure, un rideau de jour discret se levant à sa suite.

De nouveau, ils restèrent silencieux un moment, laissant l’étoile mourante prendre sa place légitime dans un ciel éternellement enténébré.
Au loin, par-delà les horizons transis, les lumières des cités voisines déclinaient en intensité, s’accommodant du peu que l’étoile projetait.

Tous deux, mutuellement, se savaient anxieux ; inquiet des informations qu’ils avaient arrachés au firmament, angoissés à l’idée de devoir garder cela pour eux une journée de plus.
La gorge serrée, ᚖ susurra non sans chuintement :

« C’est l’une de nos dernières aurores. »


Ƿ se contenta d’hocher sans laisser mourir son sourire ; y voir une forme d’indifférence serait mal le connaître. De mémoire, ᚖ ne connaissait personne d’aussi volubile et satisfait de son petit monde. Il était même trés certainement le plus peiné et affligé, cachant ses émotions derrière un brin de jovialité. Mais il ne tromperait personne à l’Institut.

Onos n’était plus. Il ne restait que les cendres froidissantes d’un âtre qui avait déjà bien trop vécu.
Les yeux levés vers la voûte, il n’y avait là aucun point brillant, de jour comme de nuit ; si cela avait finalement le moindre sens.

Mimant un certain inconfort, Ƿ proposa de revenir à l’intérieur de l’Observatoire. L’atmosphère froidie des hauteurs avait cette faculté de pénétrer même les plus endurcis des montagnards ; figeant la moindre larme naissante.

Une fois à l’abri, ils purent se dévêtir ; profitant des vitres focales qui embraser les locaux d’une lumière inhabituelle.
Ici et là, des érudits s’hâtaient. Certains consultant l’heure avec appréhension ; d’autres, le pas pressé, traversaient le vestibule sans même prendre le temps d’une salutation.
C’est avec une voix couvrant un brouhaha studieux qu’on interpella ᚖ et Ƿ.
D’une corpulence proéminente, et d’une taille rassérénante, il n’y avait pas lieu de douter : c’était Θ qui s’approchait le pas lourd, et le souffle court. Il marqua une pause haletante, à sa manière, bien à lui, de mauvais athlète ; puis s’exprima avec précipitation :

« Je vous ai cherché partout ! Où étiez-vous ?! Qu’importe ! On ne vous a pas mis au courant ?! Ils vont lancer le premier prototype ! Dépêchez-vous ! »


Il ne leur avait pas laissé le temps de répondre qu’il était déjà reparti au pas de course, lançant un regard insistant derrière lui.
ᚖ souriait, Θ était quelqu’un de constant, toujours confiant et déterminé ; il n’avait pas été nommé recteur du département d’astrophysique pour rien, il était même en charge — avec d’autres — d’un bien grand projet.

La Foration du Firmament.

C’est ainsi qu’ils avaient nommés toute cette entreprise qui consistait à lancer une sonde — de fait appelée « foreuse » — vers le ciel noir.
En bon savant, ᚖ n’avait pas soutenu de tels dénominations, qui ne rappelaient que le passé insensé et superstitieux d’ici. Mais la majorité avait appréciée ce trait nostalgique ; et la population, bien philistine, avait montrée un vif intérêt pour le travail des érudits perdus dans leurs montagnes.

Ils le suivirent jusqu’à une interminable baie vitrée où déjà des centaines de pairs se massaient dans une tumulte studieuse.
Tous ces regards étaient rivés vers l’éclat d’un miroir oblong impassible, planté là, à quelques centaines de mètres, dans l’obscurité dévorante du matin.

« Ça va marcher ?… »


Ƿ avait chuchoté, soucieux ; cassant le silence qui s’était resserré autour des trois amis.
Cela tintait comme une litanie. Il ne posait pas vraiment la question. Ni ne questionnait quoi que ce soit en fin de compte. C’était un vœu trés cher. Un souhait pour conjurer le sort et dessiner dans le ciel le sourire radieux des enfants de la nuit froide.

Un signal sonore fit taire l’auguste assemblée.

« 10. »

Ils purent compter, en même temps que la foreuse au loin commençait à respirer d’un souffle chaud, expirant une fumée pesante.

« 7. »

Avaient-ils correctement conçus la machine ?

« 5. »

Pouvait-elle corriger sa trajectoire, juste au cas où ?…

« 3. »

Pouvait-elle même simplement s’élever dans l’air et aller se ficher dans le ciel ?

« 2. »

Et si ça échouait ? S’ils avaient travaillés des années pour rien ? Si l’espoir venait à se faire piétiner ?

« 1. »

Puis plus rien.

Le temps semblait avoir suspendu son vol.
La foreuse pour seul acteur, le pas de tir s’était changé en scène, et le regard des spectateurs se fit projecteurs.
Et alors l’engin déchira l’horizon d’un éclat rare, s’élança en pieux d’or, perçant les cieux d’obsidienne, écorchant un chemin d’argent vers le néant ; pour un voyage au-delà du visible.

« Ça a marché. »


D’abord stupéfaits, sidérés ; puis l’excitation et l’allégresse secouèrent la salle d’observation, ils avaient une chance !

Dans la liesse savante, Θ attrapa ᚖ dans ses bras, et le serra avec force. Son visage bouffi pleurait à chaude larme. Des larmes sincères. Des larmes pleines d’espoirs.
ᚖ s’efforça de lui rendre son sourire, baillonnant les doutes et inquiétudes qui le tiraillaient depuis trop longtemps. Le recteur se reprit, essuyant les sillons tracés par sa joie vive mais fugace, et s’éclaircissant la voix, il souffla quelques mots aphones :

« Dis-moi, avec la réussite de ce soir, je veux savoir où tu en es dans tes calculs. Si l’on peut commencer à se préparer pour la phase finale dés maintenant, je serai confiant. »


Il marqua une pause, solennelle, presque dramatique.

« Nous serons tous confiants ; moi, nos camarades, les gens, le monde entier. »

ᚖ hésita une seconde. Toujours entourés de savants euphoriques, il ne pouvait pas écarter l’idée qu’un grand poids reposait sur ses épaules, un poids qu’il n’était pas certain de pouvoir assumer, une mission qu’il serait difficile d’honorer.

« Je vais passer dans mon bureau avant de partir ; il me reste quelques éléments à revoir, et je pourrai te partager ça. »


Θ s’illumina de plus belle, une tape sur l’épaule, suivie d’un clin d’œil, et il rejoignit les autres savants, partageant de franches accolades.

Un regard pénétra ᚖ qui déplorait les lourdes cernes gravées derrière l'allégresse de Ƿ.
La nuit avait été longue, ponctuée de soupirs assommants et de remue-ménages éreintants.
Mais maintenant que l’excitation et la tension retombaient, la fatigue venait les assiéger.

« Va dormir, Ƿ. Tu l’as mérité.

-Et toi donc ? »


Il marqua un silence, ᚖ ne prenait jamais le temps de penser à lui. Si personne ne lui renvoyait ses inquiétudes, il finirait brisé par son acharnement. Il sourit alors :

« Le devoir quémande ma présence un instant de plus. Je vais prendre le temps de me reposer. Aprés. »

L’œil perplexe de son ami était sans équivoque.

« Je le prendrai. C’est promis. »

Un sourire pour appuyer son propos, et Ƿ finit par céder. Il ne manqua pas pour autant de l’avertir, d’un signe insouciant de la main, qu’il allait s’assurer que la promesse soit tenue.
Et ça, ᚖ le savait bien ; mais l’heure n’était pas aux mots innocents et il finit par se ruer seul vers son bureau, empruntant la morose cabine qui menait au télescope.
Cet immense miroir avait été monté sur un plateau un peu à l’écart du centre. Et cette solitude profitait à ᚖ, qui pouvait réfléchir dans la quiétude de ces locaux dépeuplés ; quand évidemment Ƿ ne s’ingéniait pas à batifoler.
Il chercha la clé dans sa poche avant de se rendre compte que la porte était entrouverte. Dans la fougue de l’instant, ils n’avaient certainement pas pris le temps de clencher ; mais aussi tôt pénétra-t-il son havre de recherche, qu’un visage faussement coupable jura dans le paysage. Une lunette grossissante sur le nez, des pattes gantées baignant dans une flaque de feuilles bleues d’encre ; voilà le contraste mauvais qui saillait devant ses étagères habituellement ordonnées.

« Que faites-vous ici. »


L’intrus se leva de la chaise en reposant quelques papiers bardés de notes et lui tendit la main.

« Ж, journaliste pour la revue de la Sûreté Civile, ravi de faire votre connaissance ! »


Main qui ne trouva pas réponse, ni aucune politesse que ce soit.

« Ah, je comprends, et je m’excuse ! Croyez-moi, cette mésaventure est quelque peu hallucinante. Vous avez une réputation croissante, en ville, nous entendons tous parler des travaux inédits de l’Observatoire ! Je me suis donc dit qu’il me fallait entendre ces nouvelles à leur source, mais disons que je suis arrivé au mauvais moment, vos pairs étaient déjà en train de s’animer pour voir votre joli feu d’artifice — Toutes mes félicitations d’ailleurs, j’espère que pour le prochain essai, vous ferez appelle à nous, ce serait un plaisir d’en prendre quelques clichés — … Hem, où en étais-je déjà ? Ah oui ! Personne ne m’a donc réceptionné, et sachez vraiment qu’attendre sans rien faire est ma bête noire. J’ai donc saisi l’opportunité de directement vous attendre à votre bureau. Et d’ici, il n’y a pas grand-chose d’autre à rajouter. »

ᚖ avait commencé à ramasser le désordre du journaliste. Il lui arracha une fiche des mains.

« Vous êtes venus ici, à cette heure tardive, pour pouvoir discuter avec moi ? Et si je n’étais pas revenu chercher quelques documents ? »

Ж haussa les épaules, et fit une moue perplexe.

« Quelqu’un serait bien passé. Ou je serais parti, dépité.

– En prenant grand soin de saccager mon bureau, et de vous servir allégrement dans mes travaux préliminaires ?

– Comme « Études de la Parallaxe de Carcos » ? Ou « Estimations des données de la sonde Foreuse-1 » ? »

Il sourit, un peu honteux.

« Je m’excuse encore, la tentation était trop forte. Mais je dois bien avouer que tout cela ressemble plus à du charabia qu’autre chose. Raison de plus pour vous écouter nous l’expliquer !

– Et je vous ai dit que c’étaient des travaux préparatoires. Il n’y a rien à en tirer pour l’instant. Donc je vous prie de sortir de mon bureau, et de quitter l’Observatoire… Je vous tiendrai au courant. Si vous me faites le plaisir d’attendre et de ne pas nous importuner. »

Un haussement d’épaules, puis Ж acquiesça et se dirigea vers la porte.

« Ça me va, au plaisir de pouvoir travailler avec vous ! Oh et avant que je parte, vos dessins sont vraiment sympathiques ! »

Un clin d’œil et il s’échappa.

ᚖ serra les feuilles entre ses mains. Des estimations, des hypothèses, des idées. Des chiffres. Ces maudits chiffres qui le démangeaient. Il voulait grimper en haut de la plus haute des montagnes, et hurler jusqu’à se briser la voix, et briser ses velléités ; celles de croire et d’espérer.

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