07/18

« Un steak de bœuf, s'il vous plaît. À point.

- Tout de suite, monsieur. »

Le serveur s'éclipsa avec une grâce toute professionnelle. J'aime la viande, et l'ouverture de ce nouveau restaurant était pour moi l'occasion de soumettre mes papilles à d'inédites épreuves. En ma qualité de critique culinaire, je sortis un petit carnet affublé d'un élégant crayon, indiquai les coordonnées du restaurant et la date sur une page flambant neuve. La durée d'attente avait dépassé le pas assez et rampait sûrement vers le trop longtemps lorsque le serveur ressortit des cuisines, un grand plateau au bout des doigts. Dans une grosse assiette blanche reposait un steak d'une impudique taille. Faisant tourner ses doigts avec adresse contre la porcelaine, le garçon installa le plat dans une position parfaitement harmonieuse, à un centimètre de chaque couvert. J'humai le doux fumet qui s'échappait de la chair. L'odeur était appétissante, certes, mais un peu trop crue… le serveur n'avait pas fait trois pas que je le rappelai.

« Excusez moi… ce steak est saignant. J'avais bien spécifié le vouloir à point. Pourriez-vous m'en apporter un qui corresponde à ma demande ? »

Le jeune homme baissa les yeux sur mon assiette et gratouilla sa barbe de trois jours, pensif. Puis, sans nullement reprendre le steak, il s'enfuit vers les cuisines. Quelques secondes plus tard, un gros cuisinier s'échappa des fourneaux et s'arrêta à mon chevet. Le chef, sans aucun doute. Je ne l'avais pourtant pas mandé, et le pauvre semblait extrêmement mal-à-l'aise.

« Veuillez m'excuser mille fois, grommela-t-il en multipliant courbettes et pirouettes d'imploration. Je me suis trompé de plat, ça tombe souvent. »

Sans plus d'explication, il souleva sa blouse, derrière laquelle son ventre nu m'apparut. Je remarquai un étrange détail : un énorme morceau de chair manquait à sa bedaine. Le cuisinier s'empara de mon steak et le ficha dans la plaie, ou la viande prit place comme au jeu des formes à emboîter pour nourrissons. Puis le chef sortit de sa poche un steak encore plus gros que le précédent, le lança dans l'assiette et partit comme si de rien n'était.

J'allais enfin pouvoir commencer à manger ! Je me saisis de ma fourchette, respirai un grand coup ; ce fut un coup de trop : une grosse voix derrière moi me coupa :

« Euh, excusez-moi, vous avez quelque chose qui m'appartient. »

Ce bœuf se tenait sur deux pattes, et ses membres se terminaient par des mains et des pieds. Il rafla mon steak et le réintégra à son dos en grognant. Mieux valait ne pas lui chercher de noises. Le vin que j'avais préalablement commandé, au moins, pouvait être dégusté ! Impatienté par tous ces contre-temps, j'amenai la coupe à ma bouche sans me poser plus de questions. Grave erreur : un morceau du cuisinier y était malencontreusement tombé, rendant la solution plus infecte que le pire jus de chaussettes. Soudain pris de dégoût, je vomis tout mon petit déjeuner dans mon assiette, ainsi qu'une grande quantité de bile.

Je m'apprêtais à m'examiner (la santé étant le premier des biens, n'est-ce pas, qu'il est préférable de ne pas perdre), sans apercevoir l'anthropomorphe rampant qui se roulait sous ma chaise. Il s'agissait d'un être gélatineux, qui récoltait tous les matériaux mi-mous à sa portée, de sorte à augmenter sa masse corporelle. Ayant repéré une densité intéressante, il prit possession de mes vomissures d'une simple lampée, si bien qu'il n'en resta pas une miette. En guise de dédommagement, il déposa le premier objet qui lui tomba sous la main dans mon assiette. Ce fut le serveur, qui ne comprit pas vraiment sa situation. Fatigué par l'attente, j'entamai avec lassitude.