ils se parquent
27/11/18
Les citadins des villes ont – par je ne sais quelle mutation culturelle – une sorte de sixième sens qui leur confère une constante conscience de leur fourmillant environnement urbain. On les verra, dans les carrefours les plus fébrilement fréquentés, se glisser hors des clous d'un trottoir à l'autre, se faufilant sans crainte entre les trajectoires arbitraires de cent vrombissants bolides. Ils arpentent d'immenses tours grouillantes d'activité, les yeux fermés, les mains dans les poches et les oreilles emplies d'écouteurs, simplement guidés par une science innée du positionnement, dans un monde effervescent où chaque particule connaît la même harmonie. L'entièreté des modalités de leur existence semble dissoute dans l'ardent bouillon métropolitique ; aucun geste ne dissonne dans le parfait chaos villier.
En voilà un exemple remarquable, dont je fus témoin pas plus tard qu'il y a quelques jours d'hui. Je flânais dans la pupille d'un rond-point, seul espace vert de tout l'arrondissement, pois de nature où se pressent quotidiennement tous les villiens en manque d'air végétal. Les quelques foules de mères potelées, fendues de gousses d'enfants braillards ; les hordes de tourtereaux dégoulinants, qui enchevêtrent leurs membres si bien qu'on en compte trop, de sorte qu'on invite les passants à les démêler comme un puzzle ; le déluge d'étudiants vinassés, gloussifs, goguenards, fringants dans une jeunesse qu'ils étalent de partout ; quelques miochards perdus qui geignent en morvant : tous ceux-là et d'autres, petits et grands, s'attroupaient sur les soixante mètres d'aire de ce terre-plein central. Ils étaient si avides de paysage, qu'à peine arrivés, ils se mettaient à creuser la masse de chanceux arrivés plus tôt, jusqu'à toucher terre. Alors, ils se roulaient sur le gazon, l'humaient, l'arrachaient avec hargne, malaxaient la matière herbeuse dans leurs mains jointes et s'en oignaient le visage. Ayant ainsi reçu leur dose de nature, ils se laissaient dériver sous le flux des autres promeneurs, qui les charriaient de leurs ongles griffus jusqu'à la route.
Le plus surprenant pour tous était la présence d'un arbre, le plus vert du monde, et que chacun venait admirer. Le grand feuillu abritait un habitant, une espèce de singe si l'on veut, dont par ailleurs personne ne soupçonnait l'existence. Il suffit pour la révéler qu'un ouvrier se pointe avec un drôle d'instrument, une ceinture arborelle. L'agent décolla les citadins qui étreignaient le tronc, y actionna le dispositif. La ceinture fut prise de spasmes irrépressibles, tels que les branches haletantes relâchèrent la bête en plein la chaussée. De là où j'étais parqué, on ne voyait que quelques membres, verdis par le séjour sauvage, qui se convulsaient de douleur. Sans hésiter, l'ouvrier barra la voie aux létales autos, fit dix pas, empoigna la créature par la peau du cou, rejoignit l'autre rive, l'enfourna dans une cage dans le flanc d'un camion. Je frémis : l'animal, dans sa stupeur, avait lâché un juron.
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