je sens
15/01/19
Ça y est. Ça revient. Je fais face au professeur, et malgré tous mes efforts pour suivre son flux de paroles, je m'en décroche à la moindre faiblesse de la volonté. J'entends toujours les mots, oui, mais ne les écoute plus. Encore, quand ma conscience en respectait la courbe, elle voyait éclore comme toute une partition picturale ; chaque phrase agrémentait la même fresque mentale de nouveaux éléments de sens. Mais quand la parole s'affadit, fane et se gâte, toute la pensée s'affaisse, s'écroule sur elle-même et redevient néant. Le vide est aussitôt inondé de terreur : plus aucun contrôle. Sans rien faire, sans rien dire, je fixe le professeur en pleine poussée déclamatoire. Ce n'est plus que du bruit, un bouillon de voyelles et consonnes en arbitraire brouillamini. Comme si quelqu'un s'amusait à bidouiller les pistons et fuseaux et cordages de mes sens, le discours se distend, se compresse et, en proie à un accordéoniste anonyme, se rétend encore. Les aigus tombent peu à peu, prennent de la vitesse et se fracturent au plancher des graves. Leurs éclats glissent, propulsent les morceaux de voix encore indemnes dans une frénétique danse. En haut, en bas, plus vite que ça ! Arrière, avant, moins fort, tout doux, et toujours le professeur désaccordé articule et poumonne sa sirène.
Je plonge encore les yeux dans les siens. Tout doucement, avec timidité d'abord, sa lèvre inférieure se met à trembler. Lui ne s'en rend pas compte et continue le cours. Les vibrations prennent de plus en plus d'ampleur, la membrane rose se balance du bouc au front, bientôt à telle vitesse que l'image s'impose aux deux endroits. Il ouvre la bouche, mais la mâchoire ne s'arrête pas de descendre,, elle fuse et s'allonge à travers la table, transperce le sol et continue sans doute. Ainsi chaque geste s'étend infiniment dans la direction de son impulsion, et lorsqu'il lève la tête, je vois son menton couvrir le nez, le haut du crâne, finir le tour de la tête en hâte et spiraler encore.
Je me retourne : tous les élèves saturent l'espace de leurs corps démentiels. Les teintes aussi se tordent ; un peintre fou sature la colorimétrie de cette cacophonie oculaire : le blanc se fait noir, le rouge vert, puis le négatif éclate en mille pixels pailletés, qui se chevauchent, tourbillonnent et tempêtent à mes autours. Le toucher m'abandonne aussi ; les nerfs brûlent et meurent ; je lévite transpercé de toutes parts. Sans cesse ça se tord ; j'ai trop sailli : je n'ai plus de corps, plus d'yeux. Je ne sens plus, je souille, je saisis cet univers en implosion. Je le suis, entier, partout. Si fort que tout s'écroule. Et puis plus rien.
Sonnerie.
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