Jean vit
24/01/19
Jean ? Tout le monde le connaît ! Quand il est né, on n'était pas prêts. Moi, j'étais en promenade en forêt lorsque ça c'est produit. Plus précisément, j'observais une biche, accroupi dans un pré. La bête était paisible, et paissait sereinement en prisant de grosses bouchées de bruyère. Tout à coup, ç'a été comme si un grand vide s'était ouvert en moi, comme si mon âme s'était dupliquée : j'étais comme spectateur d'un néant superposé à mes perceptions, d'un vide nouveau, sorti soudain d'un rien. Tandis que je m'observais sombrer dans un profond malaise, il m'a semblé que tout l'univers avait senti l'exacte même éclosion. La biche avait relevé la tête, les arbres taisaient leurs chuchotis, l'air retenait son souffle. La sensation n'a jamais disparu, comme on aurait pu croire. Elle a persisté jusqu'à ce que chacun s'en accommode. Au retour à la ville, panique générale : les médecins s'activaient, les prêtres s'inclinaient fébrilement et la rumeur courait à s'envoler les semelles. Les semaines coulaient, l'on voyait pulluler sermons et traités sur événement. Parfois, le monde entier se mettait à entendre comme un fredonnement humide, sans sens, qui nous laissaient tous pensifs.
Enfin, neuf mois sont passés avant qu'advienne quelque changement que ce soit. J'y étais, au bureau, en pleine réunion. Soudain, le blabla barbant claqua, et chacun se tordit de douleur sur son siège. Cela dura quelques heures avant les premiers cris. Jean, l'enfant-univers, était né. Le cosmos entier voyait tout ce que Jean voyait, ressentait toutes ses pulsations nerveuses, oyait chaque brin de décibel qui vînt titiller ses tympans. On s'est bien vite rendu compte que le petit existait véritablement, sur notre plan physique, et d'infinies processions pèlerines patientaient devant sa demeure. Grâce à une notoriété nouvellement acquise, cette famille modeste pouvait bientôt s'offrir un magnifique palace. Chacun se sentait lui appartenir, aussi les parents recevaient chaque jour quantité de cadeaux. Le monde apprenait le français au rythme de Jean, hommes, plantes, bêtes : tout ! Pour la première fois, les scientifiques ont pu étudier en pleine conscience la construction, brique par brique, d'un esprit. Jean apprenait vite, et sut très tôt enrober ses perceptions de sens et jouer avec leurs liens. Et comme chacun pensait ce que Jean pensait, savait ce qu'il savait et connaissait tout de lui, chacun, parallèlement à sa propre existence, était Jean, qui s'incarnait pour ainsi dire sous chaque particule élémentaire de l'univers. On l'aimait comme on s'aime soi, parce qu'on se connaît, parce qu'on compatit avec ce que l'on peut comprendre. Lui vivait comme un prince, choyé et satisfait en tous ses caprices pour faire écho de ses plaisirs partout, pour tous.
On en a peut-être un peu abusé, il est vrai, en en faisant une "machine à jouissances", comme ont prétendu les pamphlétaires. Je ne sais pas, je ne veux pas savoir. Désolé, désolé. C'est juste que, depuis son suicide, tout me semble si fade, si creux ; j'ai déjà connu la mort et... C'est vrai, oui, on s'habitue à tout. Ça passera.
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