je gonfle
20/03/19
À cette époque, je me connaissais déjà assez pour savoir que ce n'était pas une bonne idée. À chaque fois que je pénétrais une histoire, je sentais cette pression dans la cage thoracique, qui toujours me poussait à grossir, grossir... jusqu'à repeindre toute l'histoire à mon image.
Je venais tout juste d'abandonner une entreprise qui m'avait longtemps tenu à l'écart de la faune mondaine de la capitale : j'avais embarqué sur l'Irradieux, le colossal bateau-ville du capitaine J... – coqueluche des plaisanciers du monde entier – et cela, en tant qu'amuseur de bord. Le bâtiment avait en son centre ce grand amphithéâtre, où les foules s'amassaient chaque soir pour un tordant spectacle. Au début, quantité d'animateurs s'alternaient. Mais, une fois que je leur eus fait étalage de mon adresse, le public ne voulant plus que de moi, on me laissa devenir l'unique divertisseur du navire. Chaque soir je leur présentais le même tour, aux effets toujours vérifiés : un poing dans la bouche, né pincé par un autre, je soufflais de toutes mes forces. Avec ce bruit cocasse et plastique de ballon qu'on gonfle, ma tête enflait respir après respir. La plèbe en délire s'époumonait de rire à la vue surréaliste de ce chef énorme, arrondi, rougeaud, prêt à péter à tout moment. Mais encore on s'ébahissait et décrochait plus fort les mâchoires : comment fait-il pour porter un tel melon ? Et ça grossit, grossit jusqu'à crever le plafond ; la boule difforme sourit en grand. Puis soudain, c'est l'explosion, la tête éclate en lambeaux que se disputent les fans, le jus inonde jusqu'au plus petit carré de salle. Les plaisanciers avalent goulûment la pâte rouge et molle, se roulent dans mon essence jusqu'au point du jour. Au bout de quelques mois, sur toutes ces peaux et parois bien ensemencées avait poussé ma face, et je me reconnaissais si bien en cette histoire, en tous recoins, que je m'estimai satisfait. Quand je débarquai enfin à la capitale, le capitaine, que j'avais comme tout le reste bien rembourré de moi-même, saborda l'Irradieux, qui dort aujourd'hui au fond de la Seine.
En une si longue absence, j'avais laissé les salons libres de mon influence, et je croyais naïvement que mon repli avait permis à ces environnements d'enrichir leur écosystème. Mais quel ne fut mon étonnement, lorsqu'en pénétrant au penthouse de ma vieille amie la comtesse de L..., je ne reconnus rien de son onéreuse tapisserie style Louis X et quelque. Tout était taché de peinture fraîche, blanc sale, et pour le moins barbarement appliquée. Au centre du jardinet d'intérieur, tout aussi rosé de blanc, un gusse aux allures de farfadet dansait. Il laissait voler son interminable et filandreuse langue, d'où giclaient des litres de bave d'albâtre. Les dames applaudissaient en se pourléchant coquettement les doigts et la figure. Je le haïs aussitôt : c'était moi qui méritais les acclamations, pas ce clampin d'opérette ! On ne tire pas la langue, c'est malpoli. Je l'haranguai, deux poings dans la bouche, exaltant ma grosse tête. Blanc et rouge firent du rose, et ni lui ni moi ne nous reconnûmes.
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