je m'entasse
02/04/2019
Je suis né au milieu de la pile, dans un petit trou ancestral bien tassé par les siècles. J'y ai grandi, baignant dans l'argile durcie, ces mêmes meubles gris qu'on conserve depuis mille ans. En toutes ces années, je ne suis jamais sorti de l'impasse qui mène à mon trou ; je suis resté dans ce morceau de quartier replié comme une termitière, avec les mêmes gens médiocres, le même catalogue d'objets ternes, en cours de flétrition. Je n'ai jamais cru qu'il y ait un autre endroit au monde.
Mais tout comme j'ai pu savoir que mon trou était un trou car il donnait sur un bourg, j'appris que mon bourg n'était qu'un trou car il donnait sur un monde. C'est un vieux croulant qui me l'a dit le premier. Presque mort, il ne savait plus rien, sinon l'emplacement de la brèche dans l'impasse, celle qui mène au reste du monde.
Et ce monde, c'était une pile.
Vue l'intérieur, difficile de considérer qu'il s'agisse d'un entassement de quoi que ce soit. Une pile de quoi, d'ailleurs ? De gens, répondait le vieux. Pourquoi ils s'empilent ? Parce qu'ils voient la Terre comme un socle plat et rond, totalement surpeuplé. Le seul moyen de ne pas se faire pousser dans le vide, c'est de se piétiner les uns les autres, en espérant arriver tout en haut pour que plus personne ne nous piétine, et pour pouvoir se concentrer à piétiner les autres pour rester tout en haut le plus longtemps possible. Pourquoi sommes-nous tant ? Parce que plus on est, plus le tas peut être haut, de telle sorte que le premier de la pile pourra peut-être atteindre le plafond du monde un jour, et s'en aller. S'en aller où ? Ça, il est mort avant d'y avoir jamais répondu.
Alors je suis parti à l'aventure en suivant les étapes décrites par le vieux croulant. J'ai traversé la brèche du bourg, pris les chemins ascendants où tous tentaient de monter. Plus on grimpait, plus les parois perdaient en profondeur, plus les chairs prenaient des couleurs. Tandis que l'atmosphère se bariolait, les murs et les marches s'effritaient, de telle sorte qu'on ne put bientôt que s'agripper aux hommes alentours pour monter encore. Je m'appuyais sur les corps vaincus, battus et déchirés, pour me propulser plus haut encore, quitte à balancer leurs cadavres sur les concurrents d'en-dessous.
À chaque sieste, le courant contrariant me charriait plus bas. Je me sentais comme un nageur piégé par la marée, incapable de rejoindre la plage. Je pouvais au mieux stagner. Je n'arriverais jamais tout en haut. Comme les autres je m'épuiserais, sombrerais, et me désagrégerais dans les sédiments humains des basses couches de la pile.
Je ne voulais pourtant pas retourner à mon impasse, ingurgiter chaque jour mon pain de poussière sur une chaise de poussière dans un bourg en poussière d'hommes. Je me mis à dévier de trajectoire : je renonçai à monter, je ne voulais plus que sortir du tas, m'évader où que ce soit quitte à tomber dans le vide. J'émergeai sur un pan latéral de la pile. Je liai deux gros monsieurs et en fis une luge. Je dévalai la pente à vive-allure, gardant les yeux bien ouverts pour regarder le néant en face. Soudain, j'aperçus quelque chose dans le lointain : d'autres piles y flottaient, d'autres peuples crevant les nuages à la recherche d'un plafond : enfin, un autre monde qu'on puisse rejoindre !
Je me mis en tête de mouler des briques de cendres pour construire un pont. Peu importe si c'est impossible, d'autres me suivraient bien ! En voyant que leur monde donnait sur un univers, ils finiraient forcément par le voir pour ce qu'il était. Pas plus qu'un trou.
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