je salue
07/05/19
En ville, on ne voit plus les gens. Pour ainsi dire, j'ai mis du temps à les oublier. De là d'où je viens, l'inconnu existe. Ici aussi, mais ce n'est pas le même : ici, l'inconnu n'est qu'une grande masse angoissante de tout ce qui n'est pas soi. Là-bas, encore parfois, on peut prendre le temps d'identifier un inconnu, c'est-à-dire séparer l'humain du reste de l'incompris, lui accorder le statut d'individu, donc déjà le connaître un peu.
Je me rappelle les vieux chemins du bois : je m'y rendais toujours aux heures les plus prisées. Bien vite et bien souvent, je me voyais croiser des hommes que je reconnaissais. Il y avait à chaque fois l'étrange resserrement à la poitrine, l'appréhension de pouvoir à tout moment rencontrer quelqu'un. Il, ou elle, apparaissait bien loin tout en face, et à chaque pas, son visage se précisait, son allure prenait du caractère. Bientôt on entamait ces quelques secondes étranges où chacun hésite à saluer : il s'agit de trouver l'équilibre entre trop loin, où il faudrait élever la voix, et trop près, où on risquerait de se faire tourner la tête l'un-l'autre. Souvent j'étais le premier à saluer, d'un beau bonjour bien lancé, enjoué mais pas exalté, respectueux mais non indifférent. Avec un peu de chance, l'inconnu me répondait, souvent un peu troublé par ma bonne humeur (que je voulais pourtant la plus sobrement polie !). Il souriait trop cordialement, et son bonjour sortait avec peine et violence de l'entreprise d'amabilissement. Certains ne répondaient rien de plus qu'un mouvement de tête, une demi-moue accordée ou quoi que ce soit qui voulût dire : tu existes.
Mais peu importaient tous ces détails tant que j'avais pu obtenir la seule chose qui compte vraiment : le regard. À chaque paire d'yeux croisés, je sentais quelque chose croître en moi. Le contact visuel était la source d'une sorte d'élan vers l'autre, le premier pas d'une longue course, celle de la construction d'un individu. Je passais alors le reste de la promenade à fabriquer une vie à ces yeux, à reconstituer les ans à partir d'une seconde, à penser le roman factice tiré d'une première ligne véritable. Je revenais à la maison avec tout un joli petit collier d'yeux, de quoi tout voir et tout connaître d'inconnus invisibles.
Ça fait très longtemps que je ne suis plus parti à la cueillette à l'étranger ; pardonnez donc la manière gauche dont j'essaie d'exprimer ces souvenirs. Désormais, je me suis résolu à ne plus chercher l'humanité dans les hommes de la ville. Mon regard s'engaze et roule dans le vide : le reste cesse. Si par une folie je me surprenais à voir quelqu'un parmi le flou de la foule, s'il me venait l'audace de le saluer de la manière habituelle, à compter qu'il comprenne qu'effectivement, c'était à lui que je m'adressais, il aurait à peine levé le nez, pour de suite le renfouir, et dans son éclat de regard, je ne verrais qu'une chose : l'effroi.
Les anciens avaient peur de la forêt car elle était le théâtre de l'inhumain. C'est pourtant bien le dernier endroit où il reste de la place pour la spontanéité. Il n'y a rien de plus humain qu'une ville, en cela que nous avons aménagé nos murs de telle façon que les briques ne suffisent plus. Il en faut dans nos têtes et sur nos paupières pour mieux se protéger de l'océan des autres. Percer ces murs, c'est déjà faire preuve d'indécence, de violence. C'est être un cambrioleur de regards.
Et ça, moi, ça me laisse sur le cul.
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