Dysgène accepte
03/06/2019
Dysgène était très jeune encore le jour où, sans prévenir, sa dernière heure sonna. Il ne voulait pas mourir, aussi il leva les yeux comme font les saintes gens sur les vieux tableaux et demanda à Dieu un sursis. Un délai indéterminé lui fut imparti. Tout content de continuer à vivre, Dysgène reprit son existence comme si de rien n'était. Son cœur avait lâché dimanche.
Lundi, il se rendit en cours, mais tout avait changé : il avait pris conscience de la chance qu'il avait de s'ennuyer sur ce banc, et chaque détail de la classe prenait une valeur toute nouvelle. Si d'abord cet afflux fourmillant de précieuses images le réjouit, très vite il en déborda et fut pris d'un drôle de mal de crâne. Le soir, il ne parvint ni à trouver le repos, ni à se concentrer sur quoi que ce soit.
Mardi, il alla voir son frère Eugène. Depuis toujours, un profond amour les liait. Toutefois, Dysgène s'étonna de l'indifférence avec laquelle il vivait cette entrevue. Un peu paniqué, il ne parvint même pas à être triste, et s'en retourna chez lui pour ne rien sentir.
Mercredi, il manqua de s'étouffer quand, sur le coup de midi, il réalisa que son repas n'avait aucun goût. Son nez aussi s'insensibilisait – sa peau pire encore. Dans le silence de la nuit il devint sourd. Toutes ces récessions le soulagèrent plutôt, car les sensations commençaient à lui faire mal.
Jeudi, il s'en alla promener au parc, mais échoua à s'égayer : la flore était terne et grise, elle pendait tristement au sol ; les fleurs s'échevelaient par terre. Les gerbes habituelles de gamins geignards s'étaient éclipsées, les promeneurs cheminaient seuls et mornes, comme apprêtés pour un enterrement.
Vendredi, au lever des paupières, les couleurs s'étaient enfuies. La journée s'écoula lentement, toute en nuances de gris. Le monde s'anémiait, les corps maigrissaient, les murs flagellaient en crissant.
Dysgène n'avait pas peur ; il restait étrangement distant de tout cela, et observait indifféremment l'univers mourir à sa place.
Samedi, les chairs et les roches perdirent leur unité : les matières se mêlaient, coulantes et fluides. La peau de Dysgène était devenue pâteuse et purulente ; il s'arracha le cuir chevelu en se coiffant. Il voulut se voir dans le miroir, mais un œil pendait au creux de la joue, l'autre avait coulé jusqu'à l'arrière du nez. Dysgène errait sans but, sans penser, sans sentir, tandis que tout s'embouait.
Dimanche, il se traîna aux funérailles d'Eugène. Tout le monde mourait de toute façon. Dans un soupir d'ennui, Dysgène murmura :
Tu t'es bien foutu de ma gueule. Allons bon, j'en ai assez vu. Il est temps de me laisser partir.
Et il ferma les yeux.
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