j'ai peur
21/05/2019
Pour moi dans le vide il y a quelque chose. Il se cache partout où je ne sais pas qu'il y a autre chose que lui. Suffit que je ferme les paupières et il est là, à mon nez, à me souffler son haleine tiède. C'est peut-être quelqu'un. Je ne sais pas ; je ne l'ai jamais vu, puisqu'il n'apparaît que là où rien n'est visible. Sans doute il rampe toujours sur mon dos, poussant ses râles sourds et muets, invisible à tout autre qu'à moi. C'est le spectre dans les ruelles, le monstre sous le lit, l'abomination au fond du tunnel. Souvent je me demande quel est son visage, mais jamais je ne parviens à une image fixe : ses traits sont en mouvement, imprévisibles, tantôt moites, tantôt poudreux, parcheminés puis dégoulinants. Ce n'est ni vraiment humain ni vraiment autre, car toujours on repère une bouche, des yeux au milieu d'une nébuleuse d'organes éthérés. Sans doute le monstre n'a jamais été tel que je le pense : je dresse simplement le portrait de ma peur. Comment je sais qu'il existe ? Je le sens. Aux moments les plus propices, il m'agrippe les hanches et y insuffle d'effroyables frissons. Son regard pèse sur moi depuis chaque coin d'ombre.
Je n'en peux plus. Ce soir, je tue le monstre. Je suis déjà parvenu à le blesser, une fois.
C'était au lycée, sur un vulgaire pupitre où ronflait une copie. Je ne pouvais pas me concentrer. Un trou assez gros pour passer le doigt tachait la table. Celui-ci paraissait sans fond. On aurait dû voir le sol, pourtant. Pas d'autre explication : il était là, tout près, il obstruait l'orifice, depuis son monde mystérieux. Il avait l'œil collé au trou, je pouvais sentir son iris démoniaque plongé dans les miens. Une rage indicible m'écrasait, celle de la proie prise au piège, prête à tout pour se sauver. J'ai pris mes ciseaux, tout doucement, les faisant glisser par des angles inaccessibles au regard du monstre. Mon souffle s'est coupé, ma bouche s'est tordue, ma main a frappé. Un hurlement a suivi, et je retirai les ciseaux, larmes aux yeux. Du sang mouillait la paire. Je n'ai pas pu voir le monstre fuir ; je me suis évanoui. Sur le lit d'hôpital, le docteur m'a demandé comment ma cuisse s'était retrouvée trouée. Je m'étonnai : le monstre avait donc eu le temps de me mordre, et son poison m'avait pâmé.
Depuis ce jour, je prépare un assaut final.
Ce soir, je tue le monstre, pour de bon. Je vais le coincer dans une toute petite bulle d'ombre, et l'étranger à mains nues. Il ne trouvera aucun abri, aucun recours. Et s'il appelle ses frères, ses cousins, et toute l'armée de sa race à se venger, je n'aurai aucune crainte. Pour ne jamais plus voir que la lumière, j'irai baigner mes yeux dans le premier feu venu.
Ce soir, je nage dans le jour éternel.
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